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Après la crise, quel monde demain ?

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 4 décembre 2010

 

La question du jour « après la crise, quel monde demain ? » pose une double interrogation « quand et comment le monde demain ? ».

Deux grands experts sont parmi nous aujourd’hui pour y apporter des éléments de réponse.

Jacques MARSEILLE est historien, économiste, à l’Université de PARIS 1 Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, fidèle de l’émission « C’est dans l’air » d’Yves Calvi.

Elie COHEN est directeur de recherche au CNRS, il a enseigné à Sciences Po, L’ENA, l’Ecole Normale Supérieure, Harvard. Il est membre du Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre. Il est également fidèle de l’émission « C’est dans l’air ».

 

Cette rencontre se déroulera en 4 temps :
Pourquoi et comment la crise ?
Quelles sont les leçons de la crise ?
Quelle économie pour demain ?
Temps du débat avec les auditeurs

 

Débat

Pourquoi et comment la crise ?

Elie COHEN
Je voudrais d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’une, mais de sept crises qui se sont déployées au cours des 2 dernières années : la crise financière de l’été 2007, la crise économique ou « grande récession », la crise des finances publiques, l’envolée des prix du pétrole, la crise alimentaire, la crise climatique, la crise de désalignement des monnaies.

La première surprise a eu lieu en août 2007. Un jour, on a assisté à un tarissement soudain des mouvements d’offres et de demandes sur le marché. Les produits titrisés (comme des SICAV de trésorerie en principe assez sécures) n’ont plus trouvé d’acheteurs. Ces titres avaient été constitués de crédits immobiliers pris par des personnes non solvables. Une panne financière s’installait. Tout le monde s’interrogeait sur les acteurs en lien avec ces produits. La contagion financière débutait.

La deuxième surprise venait du fait que tout le monde se trouvait frappé en temps réel. Comment se faisait-il qu’une défaillance américaine touchât simultanément le monde entier ?

En réalité, ce produit financier était commercialisé partout en tant que produit très fiable. C’est ce qui explique sa très large diffusion.

Durant le deuxième temps de la crise, on a commencé à surveiller les entreprises les plus fragiles susceptibles de s’écrouler. En mars 2008, au grand soulagement du monde entier, le gouvernement américain a fait part de sa détermination à éviter l’écroulement systémique.

De mars à septembre 2008, on a constaté qu’un nombre important d’entreprises et de secteurs économiques qui dépendaient du crédit étaient fragilisés. La difficulté financière devenait une difficulté économique.

En septembre 2008, le gouvernement américain, visant une meilleure discipline, laissait la banque d’investissement Lehman Brothers faire faillite. Cette faillite a provoqué une catastrophe : la paralysie totale du marché mondial. Les états et banques centrales sont intervenus pour aider les secteurs en difficulté. On a pu éviter la crise systémique, et donc l’effondrement du système. Mais il a fallu presque 3 semaines pour que le congrès américain accepte d’aider les différents secteurs économiques en difficulté ! Le monde retenait son souffle…

Au 3° trimestre 2008, nous sommes sortis de la récession, repassés en phase de remontée. Avec beaucoup de problèmes certes, mais nous sommes sortis de cette contraction économique profonde. Nous nous trouvons aujourd’hui dans des territoires négatifs mais la fin de l’année marque tout de même une remontée.

En raison de l’aide colossale que les pays ont dû fournir aux différents secteurs économiques, ils connaissent des déficits énormes, et par voie de conséquence, doivent faire face à une immense dette publique.

Paradoxalement, alors que l’on s’attendait à ce que le $ s’effondre, il ne s’est pas mal comporté. Aujourd’hui il baisse, et en toute logique, l’€ grimpe.

L’immobilier américain a commencé à baisser en 2006. Il n’était pas aisé de rapprocher ces mouvements des événements qui allaient suivre. La Banque Centrale, aussi curieux que cela puisse paraître, ne sait pas identifier les bulles spéculatives. On se pose toujours la question de savoir s’il n’existait pas des déséquilibres macro-économiques plus anciens qui pourraient expliquer ce type d’événements.

 

Jacques MARSEILLE
Je voudrais en préambule vous lire quelques extraits tout à fait intéressants de la correspondance échangée entre le comte de SARTIGUES, ministre de France à Washington, invité par les directeurs des nouvelles compagnies de chemins de fer à participer à un voyage d’inauguration dans les Etats du centre en l’honneur du président Buchanan, et son ministre des Affaires étrangères.

Le 21 juin 1857, SARTIGUES s’inquiète de la spéculation en cours dans le pays : «  La ville (Chicago) tout entière est livrée à une fièvre d’agiotage qui dépasse comme folie et qui atteint comme résultat tout ce qu’à New York et Saint-Louis, l’on a vu dépasser et atteindre. Tel terrain, acheté 4 000 dollars il y a trois années, a été revendu 100 000 il y a six mois et représente à ce moment une valeur de 150 000 dollars. » Le 4 octobre, il fait parvenir sa première analyse de la crise qui a éclaté brutalement au mois d’août : «  La baisse de 20% qui vient de se produire sur les actions des chemins de fer américains a été suivie d’une crise monétaire qui affecte sérieusement l’existence des institutions de crédit. Le nombre total de banques fondées s’élève à 1416, avec ou sans charte. Ces banques, dans la plupart des Etats-Unis, viennent de suspendre leurs paiements en espèces. L’interruption des paiements a causé la dépréciation des billets en circulation émis par les banques et les compagnies industrielles et, en même temps, une nouvelle baisse de toutes les valeurs industrielles. Faute de trouver à négocier ces valeurs au comptant ou même à les faire recevoir en garantie d’emprunts, les banques, les compagnies, les marchands, les propriétaires, avec des portefeuilles remplis d’actions et d’obligations, se sont trouvés incapables de faire face à leurs engagements et les faillites ou les suspensions de paiement se succèdent avec une rapidité inquiétante… »

Le 26 octobre, après la faillite de plusieurs établissements bancaires, il poursuit : «  Dans les Etats manufacturiers du Nord, les fabriques ont congédié les deux tiers de leurs ouvriers ou fermé, et on ne prévoit pas le jour où elles pourront reprendre leur activité. » Ajoutant : « Les immeubles ne peuvent plus être vendus ni même hypothéqués ».

 

C’est pour vous dire que la crise que nous vivons actuellement est d’une totale banalité ! En 1857, des correspondances font allusion aux mêmes types d’événements.

 

En mai 1860, alors que les effets de la crise se sont estompés et que le mouvement des affaires  repart timidement à la hausse – les effets de commerce escomptés par la Banque de France atteignent 1,636 milliard de francs avant de rebondir à 2,122 milliards.

En 1861, l’Académie des Sciences Morales et Politiques  propose le  sujet suivant à son concours : « Rechercher les causes et signaler les effets des crises commerciales survenues en Europe et dans l’Amérique du Nord durant le cours du dix-neuvième siècle. Ces crises ont été fréquentes à toutes les époques, mais, à mesure que les relations commerciales ont acquis de nouveaux développements, leur action perturbatrice s’est étendue de proche en proche sur un plus grand nombre de points. Les recherches devront porter principalement sur celles des crises qui ont entraîné les commotions les plus générales. »

C’est le mémoire inscrit sous le numéro 2 qui remporte le concours. Présenté par le docteur Clément Juglar, né en 1819, et s’appuyant sur ce qu’on appelle en médecine la prédisposition, il tend à démontrer que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. S’appuyant sur une description méthodique des crises qui se sont succédées aux Etats-Unis, en Angleterre et en France en 1804, 1810, 1813, 1818, 1826, 1830, 1836, 1839, 1847 et 1857, repérant leurs signes précurseurs, essentiellement dans le domaine du crédit, soulignant les phénomènes constants qui caractérisent les périodes de prospérité, il écrit : « Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d’une grande prospérité ; nous signalerons les entreprises et les spéculations de tous genres ; la hausse des prix de tous les produits, des terres, des maisons ; la demande des ouvriers, la hausse des salaires, la baisse de l’intérêt, la crédulité du public, qui, à la vue d’un premier succès, ne met plus rien en doute ; le goût du jeu en présence d’une hausse continue s’empare des imaginations avec le désir de devenir riche en peu de temps, comme dans une loterie. Un luxe croissant entraîne des dépenses excessives, basées non sur les revenus, mais sur l’estimation du capital d’après les cours cotés. »

Des lignes qui n’ont pas pris une seule ride !

 

Le Français Clément Juglar fut ainsi le premier «  conjoncturiste » à souligner l’idée que les crises étaient périodiques et qu’il existait un temps économique, avec ses bonnes et ses mauvaises saisons comme il existait un temps climatologique. Il fut aussi le premier à observer que dès qu’il existe une banque, au sens moderne du mot, on voit se confirmer l’existence des crises et s’amplifier leurs dégâts. Il montra aussi que les Bourses étaient les endroits où se développaient les exagérations et que c’était aussi les lieux où l’on prenait tout d’un coup conscience des emballements et où des arrêts brusques conduisaient à des effondrements, «  krach » étant un mot d’origine allemande qui exprime le craquement qui suit les détonations.

Bref, écrivait en médecin Clément Juglar, «  les crises comme les maladies, paraissent une des conditions de l’existence des sociétés où le commerce et l’industrie dominent. On peut les prévoir, les adoucir, s’en préserver jusqu’à un certain point, faciliter la reprise des affaires ; mais les supprimer, c’est ce jusqu’ici, malgré les combinaisons les plus diverses, il n’a été donné à personne. » Mieux, constatant qu’elles surgissaient en moyenne tous les sept ans (1973-1979-1987,1993, 2001, 2007), il ajoutait : «  Proposer un remède quand nous reconnaissons le peu d’efficacité de ceux des autres n’est pas possible, d’autant que leur évolution naturelle rétablit l’équilibre et prépare un sol ferme sur lequel on peut s’appuyer sans crainte pour parcourir une nouvelle période ».

En résumé, il a observé que toute crise survient au sommet de la prospérité, et se trouve suivie d’une embellie. Une leçon d’histoire et d’humilité qui devrait inspirer ceux qui nous gouvernent et inciter à l’optimisme plus qu’à l’anxiété !

 

Concernant la crise actuelle, on a cru pendant 30 ans que grâce aux prévisions, aux modèles, aux économistes, on était sorti d’affaire. C’était faux !

Il existe plusieurs explications aux crises. Toutefois, deux me paraissent particulièrement pertinentes. Ce sont la cupidité des hommes et l’amnésie qui les pousse à reproduire à chaque fois les mêmes mécanismes. Vous allez me dire « puisque l’on connaît ces explications, pourquoi recommence-t-on ? » Et bien je vous réponds très simplement « parce que nous sommes à la fois amnésiques et cupides ! »

 

Quelles sont les leçons de la crise ?

Elie COHEN
On entend plein de déclarations « plus jamais ça, il faut refondre le capitalisme,… »

Un an après, tout a changé, les 5 grandes banques américaines ont disparu ou ont renoncé à leur statut exceptionnel, les états ont sauvé les banques, et en même temps, tout est pareil, il n’y a pas eu de grande réforme, les banques ont repris leurs actions pour reconstituer leurs capacités bilancielles. Le casino a rouvert très rapidement, ce qui participe à la prospérité !

Ce qui a tout de même changé, c’est que les populations se sont mobilisées en faveur d’une nouvelle régulation financière.

En Grande Bretagne, on s’interroge sur le moyen de réduire les risques que prennent les banques, sur la meilleure façon de rendre les incitations financières plus saines. 3 propositions émergent :
– casser le système en fractionnant les banques et en les spécialisant,
– tuer dans l’œuf les opérations financières risquées en fixant une taxe Tobin qui contribuerait à en réduire le nombre,
– obliger les banques à disposer de grosses réserves en capitaux.

Aux Etats-Unis, on pense en majorité que la banque centrale doit à peu près tout gérer, des organes de régulation doivent surveiller les banques individuelles et collectives. Des questions de fond sont posées comme :
– La taille de la finance doit être réduite. Comment s’y prendre ?
– Il faut veiller à mettre la finance au service de l’économie.

La France ne joue malheureusement pas de rôle dans ces propositions.

 

Avant la crise, le monde était organisé autour de la polarité Etats-Unis / Chine. Les premiers étant caractérisés par leur consommation frénétique, un endettement en permanente augmentation, un déficit de la balance, une épargne nulle. La seconde par un comportement hyper productif, hyper économe, hyper efficace. L’épargne chinoise allait s’investir au E.U. en passant pas des actions financières innovantes, les produits dérivés permettant de gérer les risques.

Cette polarité a produit des déséquilibres économiques et financiers. Les instances de régulation ont permis d’éviter le protectionnisme mais n’ont pas empêché ni corrigé les déséquilibres, n’ont pas posé de conditions de fonctionnement. Se poser toutes ces questions, c’est déjà d’une certaine manière, y répondre.

 

Jacques MARSEILLE
Le capitalisme est un système très empirique qui ne peut fonctionner que par anticipation. Quelle peut être la seule sanction possible à l’égard de ceux qui prennent des risques ? C’est la faillite. Pour autant, il y aura toujours des banques pour dire « ne vous inquiétez pas, on sera toujours là pour vous soutenir… »

Je suis « pour » la faillite. C’est le seul moyen de contenir la folie des hommes. La crise aura au moins fait prendre conscience de l’exagération de certains d’entre eux. L’opinion réclame une certaine forme d’éthique.

Les Etats ont prêté un peu de capital aux banques, renforcé leurs fonds propres, brièvement car l’économie est repartie. Somme toute, le circuit est reparti.

Je crois surtout à l’efficacité du politique. L’important, c’est que les gens croient les discours rassurants de l’Etat affirmant que tout le monde récupèrera ses biens, même si ce n’est pas vrai.

 

Elie COHEN
J’ai de vrais désaccords avec Jacques MARSEILLE sur le plan de la relance. Il existe des actions. La banque centrale a eu recours à des moyens pour réinjecter des liquidités dans des organismes en difficulté. Ces actions ont formidablement fonctionné. De même que la recapitalisation des banques a été très positive.

Le rôle de l’Etat a été capital dans sa dimension de soutien à l’économie en France. On a laissé filer la dette publique. On a accepté d’augmenter les programmes d’endettement mais l’aide de l’Etat a été salvatrice. Le système financier français n’aurait jamais pu tenir le choc sans cette aide. Cette dette, ce sont nos rhumes et nos grippes que nous finançons à crédit bien sûr, mais il faut bien savoir que lorsque l’on a une obligation d’équilibre des comptes, on se met dans une situation inextricable !

 

J’aimerais maintenant dire un mot sur le protectionnisme. J’ai pensé qu’on allait voir se déployer des actes dans ce sens, même à l’intérieur de l’Europe. Mais nous avons heureusement échappé à ce phénomène. Le commerce mondial a connu un choc très violent mais ça a tenu ! Les exportations sont la seule chose qui sauve l’économie française en ce moment.

 

Jacques MARSEILLE
La crise actuelle est-elle la plus grave de l’Histoire après celle de 29 ?

Non, parce qu’il y a eu des interventions qui ont permis d’éviter la catastrophe. Mais on ne sait pas ce qui se serait passé si celles-ci n’avaient pas eu lieu…

Je souhaite juste répondre à Elie COHEN sur l’effet de la politique de relance. Laisser filer la dépense… Mais ça fait longtemps qu’on la laisse filer, et comme support apporté à une politique de relance, on fait mieux ! C’est la bulle de notre prochaine crise, un signe d’incapacité notoire ! Le « grand emprunt » dans ce contexte est risible…

La vraie question, c’est de savoir qui souffre réellement de la crise en France. Ce sont les chômeurs. Nous en comptons 500 000 de plus. Le pouvoir d’achat des Français n’a pas baissé, du moins celui des salariés et des fonctionnaires.

Je rappelle que le monde n’a jamais été aussi riche !

La question essentielle que pose ce chômage est un problème structurel. Quelle que soit la période, la France a un nombre de chômeurs plus important qu’ailleurs. La crise a donc mis à jour cette vraie et inquiétante question structurelle française.

 

Elie COHEN
La grande différence qui existe entre Jacques et moi, c’est qu’il est un homme de foi alors que je suis profondément agnostique.

L’Etat est addict à la dépense, soit. Mais si l’on avait fermé le robinet de la dépense, on aurait eu un résultat désastreux que d’autres ont connu. Qu’est-ce qui se passe quand l’Etat ferme le robinet ?
– Aggravation du chômage,
– Absence d’investissements,
– Atonie générale,
– Manque de consommation.

Paradoxalement, on peut être en présence simultanément d’un excès et d’une insuffisance de liquidités, entre les liquidités de flux et les liquidités de marché. De nombreuses institutions financières se sont trouvées étranglées par un excès de liquidités !

Quel est le bilan économique de la crise ? L’augmentation du nombre de chômeurs.

Autre point : l’augmentation moyenne de la croissance en France par an est de 2,5%. En 2008, elle a été de + 0,3%, en 2009, de – 2%. Sur 3 années, on a perdu près de 7 points de croissance. Soit 140 milliards d’€uros, 70 milliards de non recette pour l’Etat. C’est bien entendu difficile de s’en remettre, mais ces emprunts sont absolument nécessaires !

C’est dans ce contexte que l’Etat propose l’idée du « grand emprunt ». C’est un emprunt que l’on peut saluer, pour une fois que l’Etat veut mettre l’accent sur l’amélioration culturelle de la France !

 

Jacques MARSEILLE
Au sujet de la dépense publique, l’Etat ne va pas fermer le robinet, soit. Mais jusqu’à quand le marché va fournir à l’Etat ? Il existe en France un vrai clivage entre ceux qui pensent qu’il faut continuer de prêter à l’Etat, et d’autres qui sont très inquiets au sujet de la croissance de la dette publique.

Concernant la relation croissance / emploi. Il faut beaucoup de croissance pour créer des emplois. Je doute aujourd’hui de ce lien mécanique. La vraie question touche à mon sens à la formation à de nouveaux métiers. Il faut absolument permettre aux gens qui perdent leur métier d’en retrouver facilement. Où se trouvent les emplois aujourd’hui, quels seront les emplois demain ? Ce sont ces sujets qu’il faut traiter et non pas s’évertuer à augmenter notre taux de croissance à tout prix.

 

Quelle économie pour demain ?

Jacques MARSEILLE
Nous vivons une période de mutation considérable. J’estime que nous avons la chance de la connaître. Les fondements de l’économie précédente ne fonctionnent plus. En 29, ce qui était absurde, c’était ce qui se passait au niveau de l’offre. On avait assisté à une révolution technologique immense en 15 ans (automobile, aviation, radios, chimie de synthèse,…) Il en résultait une offre d’une ampleur colossale qui ne cessait de s’accroître, à des prix toujours plus compétitifs. J’ai en tête le lancement de la Ford T en 1908, première voiture populaire.

Pourtant, la structure de la demande était rigide. Les gens ne voulaient pas évoluer. Les structures anciennes pesaient lourd. Keynes avait alors plaidé pour l’élargissement de la demande. Il fallait que les pauvres consomment aussi.

Aujourd’hui, nous atteignons la fin de la société de consommation et assistons parallèlement à l’arrivée de la Chine. Notre modèle de consommation élargi à la population chinoise est absolument impossible à imaginer. Le crédit revolving, l’hypermarché, la société de consommation, c’est bel et bien terminé !

 

La croissance veut-elle dire « vie meilleure » ? La fameuse formule « Travailler plus pour gagner plus » fait-elle rêver tout le monde ?

Le monde de la civilisation automobile n’est plus envisageable. Nous devons penser à des contextes nouveaux. La prise de conscience actuelle vise une consommation réduite.

D’autre part, une question cruciale se pose sur la manière dont nous allons vieillir. Ce n’est certainement pas en comptant sur la retraite ! C’est ce qui explique notamment le taux d’épargne des français qui s’élève à 16%.

Cette prise de conscience est perceptible à l’échelle mondiale. Notre politique de croissance doit passer à la moulinette de l’autre monde, celui de demain. Et je suis heureux de vivre cette formidable période !

 

Elie COHEN
Sur le fond, je suis parfaitement en accord avec ce que viens de dire Jacques. Si les Chinois avaient le même mode de consommation que les Américains, il nous faudrait 5 planètes !

Pour ce qui concerne les 10 prochaines années, il faut bien se rendre compte que les déséquilibres globaux ne peuvent pas s’améliorer rapidement. Nous n’avons d’ailleurs pas à ce jour de dispositifs internationaux qui permettent de réguler ces déséquilibres.

Nous devons par ailleurs rebâtir notre modèle de croissance, en développant les fondements de l’économie de la connaissance et de l’économie durable (la croissance verte a le vent en poupe). La France souhaite fournir un effort particulier dans ce sens pour les années à venir.

Je vais vous citer 3 sources d’optimisme et d’inquiétude simultanées :
– La croissance conquise grâce à une meilleure utilisation des ressources : par la mobilisation des technologies existantes et de meilleurs comportements (isolation, consommation plus sobre, identification des fuites, chasse au gaspillage,…) Ces conduites peuvent nous faire gagner jusqu’à 40% de notre consommation actuelle. C’est à la fois primordial et insuffisant.
– La modification de nos comportements liés aux transports. Cette évolution passe par l’émission de taxes sur les carburants. Mais jouer sur l’augmentation des prix est toujours difficile pour des hommes politiques…
– L’investissement nécessaire sur des voies maritimes et fluviales. Tout le monde en est conscient, mais cette décision induit un appauvrissement des moyens.

Pour produire des biens, il faut être capable d’imaginer des technologies complexes qui passent par l’économie de la connaissance.

Ne croyons pas au miracle. Notre pouvoir d’achat n’est pas éternel. La voie d’amélioration possible passe par un usage intelligent des ressources dont nous disposons, qui est d’ordre intellectuel.

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Extraits des questions-réponses :

Pourquoi ne parle-t-on pas des actifs de l’état ? Et à quel moment estime-t-on qu’un pays comme la France connaît une situation de faillite ?

Jacques MARSEILLE
Vous avez raison, l’état a aussi des actifs, mais la Cour des Comptes dit bien que le passif est largement supérieur à l’actif !

Par contre, les Français sont riches, parmi les plus riches des peuples du monde ! On évalue à environ 150 000€ le patrimoine moyen par Français. Le montant moyen des successions après décès par ménage s’élève à 300 000€.

Mais attention de ne pas confondre l’actif des Français avec le passif de leur Etat !

 

Elie COHEN
Bien sûr, l’Etat et les Français ne doivent en aucune manière être mêlés. C’est une assertion qui semble évidente ! Pourtant, la dette de l’Etat, c’est les impôts des Français. Donc, les Français savent qu’ils doivent épargner pour régler un jour la dette de l’Etat.

L’Etat a une dette aujourd’hui, mais il a également des engagements, contractés par exemple pour la retraite de ses fonctionnaires. La solution : l’augmentation fréquente des impôts.

Ce qui peut paraître curieux, c’est que la dette française est considérée comme la meilleure du monde. Prenez par exemple l’Espagne, le montant de sa dette était inférieure à celle de la France. Malgré cela, elle inspire moins la confiance des marchés internationaux. Le risque français est un bon risque !

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, jusqu’à présent, nous n’avons pas atteint des taux maximum d’endettement. La capacité d’épargne intérieure est très importante. L’assurance vie des Français, considérable, constitue une solide garantie. Le Français croit économiser pour lui. En réalité, il nourrit l’endettement de plus en plus important de l’Etat français.

 

La seule réforme possible résiderait-elle dans l’inflation ?

Elie COHEN
L’Etat français n’a pas la possibilité de provoquer l’inflation. L’inflation des années 60, 70, 80 a culminé en 1982 avec un taux de 14%. Cette inflation a été tuée.

On peut assister à un autre type d’inflation : l’inflation d’actifs. Dans ce cas, l’excès de liquidités entraîne la spéculation puis la constitution de bulles qui finissent par éclater (comme la crise des subprimes). C’est ce qui va continuer à se produire.

Il y a aussi inflation sur le coût des matières premières. Ce qui risque de générer des tensions car les marchés sont hyper concurrentiels. Ce sont les pays les moins performants qui vont perdre dans cette lutte. Les banques centrales qui ont mis beaucoup de liquidités au service de ces produits vont les retirer, ce qui va accroître la tendance inflationniste.

 

Jacques MARSEILLE
Effectivement, l’inflation ne se décrète pas. Par contre, il peut se produire que la zone €uro éclate. Dans ce cas, l’écart entre les taux des différents pays peut s’avérer insupportable. Mais ça reste une hypothèse.

Je voulais dire quelques mots sur la courbe du pouvoir d’achat des Français depuis 1820. Sur deux siècles, ce pouvoir d’achat est en hausse de 1,6% par an.

En 1820, un Français gagnait 1 400,00€ par an en €uros constants.

Aujourd’hui, il gagne un peu moins de 22 000,00€ par an en travaillant moins.

C’est en période d’inflation que le pouvoir d’achat a augmenté le plus. Affirmer qu’il faut combattre l’inflation pour augmenter le pouvoir d’achat est une ineptie !

L’Etat a toujours remboursé ses dettes par l’inflation. En 1913, on avait déjà 83% de dettes par rapport au P.I.B.

La dette peut être remboursée de 3 manières :
– L’inflation.
– La réduction des dépenses.
– L’augmentation des impôts. Cette solution atteignant rapidement ses limites.

L’inflation, ce n’est pas que de l’économie. C’est aussi la guerre des âges. Posons-nous la question d’identifier ceux qui n’ont pas intérêt à l’inflation. Ce sont les personnes les plus âgées qui vivent des revenus de leurs biens, et non les jeunes générations. Or, dans la zone €uro, ce sont les plus âgés qui dirigent puisqu’ils sont les plus nombreux. Ce sont eux qui votent. Par conséquent, nous n’avons pas d’inflation à craindre.

 

Par rapport à d’autres nations, la France n’a-t-elle pas une mentalité trop vieille pour affronter l’avenir ?

Jacques MARSEILLE
Non, je ne le crois pas.

Le problème, c’est que notre pays est profondément schizophrène. Il suffit pour s’en apercevoir de constater le nombre de naissances et la quantité d’antidépresseurs consommés. La France engendre à elle seule la moitié de l’excédent de natalité européenne, soit 295 000 enfants/an ! La part de l’immigration n’en fournissant que 10%. Par sa démographie, la France est la première puissance européenne. Ce qui alimente considérablement son économie.

Autre élément, nous possédons un patrimoine, une culture, un tourisme extraordinaire, accueillant 82 millions d’étrangers par an sur notre sol.

Nous disposons également d’un important capitalisme familial en France, qui nous fait favoriser les stratégies à long terme.

Et pourtant, la France est triste. C’est incroyable !

 

Les gouvernements semblent désarmés pour relancer l’économie. Les outils budgétaires ont leurs limites. L’innovation est une excellente solution mais c’est du moyen terme.

La relance aujourd’hui doit se faire à très court terme. Vous avez des idées dans ce sens ?

Elie COHEN
En 2009, la zone €uro va connaître une décroissance de – 4%. La France de + 2%. La moins mauvaise performance de la France s’explique par la variété de ses spécialisations (industrie, tourisme, agriculture, activités de construction,…)

Si la France est assez médiocre sur le plan industriel, elle a de ce fait été moins sévèrement touchée que l’Allemagne. Notre Etat s’est montré particulièrement actif pour soutenir l’activité française. Et la consommation est demeurée assez active car les Français ont des économies.

Ceci étant dit, si nous avons été peu touchés dans la décroissance, nous ne serons guère les premiers à bénéficier de la reprise.

Partout en Europe, l’investissement a du mal à reprendre. Pour autant, toutes les enquêtes démontrent qu’une tendance à la reprise se dessine – normale après une chute. En maintenant les dispositifs, le cours va reprendre. 3 interrogations subsistent pourtant :
– Quel sera l’impact de la montée du chômage par rapport à la consommation ?

– L’effet de richesse – A quel moment les Français vont-ils avoir enfin l’impression de ne plus « perdre » ? Ce qui aura une incidence sur l’épargne. Pour information, je vous signale que 55% des Français pensent qu’ils peuvent devenir S.D.F. un jour ! Ce qui explique l’augmentation de l’épargne de protection.
– Les Chinois développent une économie domestique auto-suffisante. Nous risquons de devenir le déversoir de la production chinoise sans pouvoir leur vendre la nôtre.

 

Jacques MARSEILLE
C’est vrai, je suis plus optimiste qu’Elie COHEN, mais objectivement, nous terminons l’ère « bling-bling » pour favoriser les valeurs communautaires. Cette mutation permet de s’intéresser à l’être plus qu’à l’avoir.

 

Au sujet des déficits publics, qu’en est-il de la taxe professionnelle et de la réduction du nombre des fonctionnaires ? Il semble que l’on continue depuis des années à en embaucher ?

Elie COHEN
La taxe professionnelle va être multipliée par 3 pour les entreprises informatiques et divisée par 2 pour les restaurateurs. On marche sur la tête ! Alors que nous devons absolument favoriser les secteurs économiques sources de développement.

Les collectivités territoriales ont augmenté leurs effectifs en vertu des nouvelles compétences qui leur ont été dévolues. En revanche, l’Etat n’a pas diminué ses effectifs au regard des compétences transmises.

 

Jacques MARSEILLE
On n’explique pas suffisamment aux Français les réformes. Il y a une absence de pédagogie, un manque de lisibilité, de capacité à simplifier les choses. C’est un vrai problème dans notre pays ! On a tous souhaité faire « la grande réforme » mais personne n’y parvient.

 

Alors que nous disposons d’un très grand espace maritime, nos marins pêcheurs sont obligés de casser leurs bateaux. Qu’en pensez-vous ?

Jacques MARSEILLE
Il n’y a pas de rapport entre les deux. C’est vrai pour toutes sortes de productions françaises comme le blé, le lait… C’est un problème d’économie assistée. Avec les subventions, on ne sait plus quels sont les justes prix, les justes rémunérations…

 

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
www.semaphore.fr