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La défiance gagne-t-elle notre société ?

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 21 janvier 2011

 

Michela MARZANO est Italienne, elle a fait ses études secondaires à Rome. Après son intégration à l’École Normale Supérieure de Pise, elle s’est orientée vers des études de philosophie en suivant parallèlement un cursus de philosophie analytique et de bioéthique à l’Université de Rome « La Sapienza ».

Elle est arrivée en France en 1999, où elle a intégré le CNRS en 2000. Docteur en philosophie et professeur, Michela MARZANO est chargée de recherche au CNRS dans l’unité du CERSES (Centre de Recherche Sens, Éthique, Société), et enseignante à l’Université Paris Descartes.

Elle travaille dans le domaine de la philosophie morale, politique et s’intéresse en particulier à la place qu’occupe aujourd’hui l’être humain, en tant qu’être charnel. L’analyse de la fragilité de la condition humaine représente pour elle le point de départ de ses recherches et de ses réflexions philosophiques.

 

Michela MARZANO

Sans confiance entre les individus, entre les uns et les autres, c’est toute notre société qui s’écroule. Apparaissent la peur, la déraison, la faillite, la guerre, la paranoïa. Et pourtant : la judiciarisation des rapports contractuels, le désir de contrôle, le refus d’offrir à l’autre une part de vulnérabilité, sans laquelle la confiance n’existe pas, engendrent une société de la méfiance, ou de la défiance. C’est le thème du dernier ouvrage de Michela Marzano et celui de son intervention de ce jour.

La défiance gagne-t-elle notre société ?

C’est un constat. Les Français détiennent la palme du peuple le plus pessimiste du monde. Pour plusieurs raisons. Ils ne croient plus dans leur école, dans leur système de retraite, dans leur système économique. La grande rébellion contre les retraites n’était pas un hasard mais le symptôme d’une forte inquiétude.

Dans « L’extension du domaine de la manipulation » (Pluriel 2008), je posais la question de savoir si l’épanouissement personnel par le travail était le nouveau mot d’ordre de notre époque. Compte tenue qu’à l’heure de  » l’entreprise à visage humain « , du coaching et des chartes d’éthique, jamais l’angoisse n’a été aussi forte dans le monde de l’économie. Jamais les suicides n’ont été aussi nombreux au sein de l’entreprise… Dans le nouvel ouvrage qui vient de paraître, je voulais sortir de la déconstruction pour reconstruire et j’ai donc eu l’idée de travailler sur la confiance, ce qui constituait à la fois un beau thème et un véritable défi au moment de la crise !

 

La confiance ne peut pas se décréter. Elle peut s’envisager comme confiance compétitive (l’individu se renforce lorsqu’il croit en lui), mais croire toujours plus en soi permet également d’instaurer un climat de confiance avec les autres. Dans ces conditions, comment penser la confiance ?

Je traiterai le thème en 3 temps :
– Je débuterai par l’analyse des constats. Que désigne précisément la défiance ? Sommes-nous une société caractérisée par une peur grandissante ?
– poursuivrai par une réflexion autour de ce que la confiance n’est pas. Elle n’est pas une forme de contrat. La confiance ne coïncide pas non plus avec la foi. Alors de quelle nature est cette confiance qui n’est ni contrat ni foi ?
– et terminerai en traitant du développement et des hypothèses sur la nature de la confiance. Celle-ci induit la nécessité de faire un saut dans l’inconnu. Je risque toujours quelque chose lorsque je choisis de faire confiance. Ce saut doit pouvoir s’appuyer sur une certaine forme de fidélité de la part de ceux en qui nous choisissons de faire confiance.

 

1/ Les constats

Il existe deux mots clef pour décrire la situation de notre société française aujourd’hui : la peur et la méfiance.

Qu’est ce que la peur ?

C’est le sentiment de se trouver face à un danger, réel ou imaginaire. Il s’agit d’une menace. La peur offre pourtant deux versants : le côté positif qui m’incite à mobiliser mes ressources intérieures pour aller de l’avant, dépasser le danger, qui me donne des ailes ; le côté négatif de la peur a pour conséquence une impression d’enlisement, il en découle une sorte de paralysie, je me sens comme clouée au sol.

Nous avons tendance à généraliser et instrumentaliser la peur. Machiavel disait que celui qui arrive à contrôler la peur des autres devenait maître de leur âme. Aujourd’hui, on a le sentiment que certains agitent le chiffon rouge. C’est beaucoup plus facile de manipuler les foules lorsqu’elles ont peur. C’est le cas notamment du Front National qui instrumentalise la peur en cultivant la peur de l’autre en tant qu’être différent. Ce qui n’est pas sans rappeler le thème de l’inquiétante étrangeté de Freud. Ce que nous ne connaissons pas nous effraye. « Je » est un autre, alors « je » me fait peur. Dans l’instrumentalisation, il y a quelque chose qui se fige dans la peur. A ce titre, nous ne pouvons plus réagir.

La défiance est une autre modalité que la méfiance. Pour moi confiance, méfiance et défiance se succèdent. Je m’explique : la confiance est nécessaire au lien social, au vivre ensemble. Elle ne doit pas être aveugle, sinon, elle risque d’être naïveté. Pour cela, elle doit être vigilante. La méfiance est précisément cette vigilance nécessaire pour que la confiance soit justifiée. La confiance aveugle se trouve entre les mains des tyrans. La défiance intervient quand ma confiance a été trahie. Il est alors difficile de s’ouvrir à une nouvelle forme de confiance. C’est ce qui caractérise notre société vis-à-vis de la communication politique, économique, financière… Les déceptions, les promesses non tenues, les mensonges en sont la cause. Le risque de la défiance, c’est d’être happé par la théorie du complot qui a pour conséquence une tendance à la paranoïa générale : on doute de tout et de tout le monde et on ne sort plus de ce cercle pervers. Cette posture est très différente du doute méthodique tel que Descartes le proposait, qui permet en réalité de construire la connaissance. C’est parce que je doute que je m’aperçois que je suis en train de penser et donc que je construis mon existence. Descartes nous démontre la nécessité du doute pour ne pas être dupe, prisonnier du discours des autres.

Aujourd’hui le risque est grand de se retrouver au cœur de la théorie du complot. Rappelez-vous de la remise en question des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et de la version officielle avancée par le Gouvernement Bush, ou de la pandémie grippale H1 N1 au sujet de laquelle on a dit que l’annonce provenait de certains laboratoires. Dans ce type de situation, l’événement ne doit évidemment pas semer le doute sur l’aide que la médecine peut nous apporter au sens large !

 

Pour quelle raison la défiance s’est-elle tant développée ?

Pour des raisons d’ordre structurel avant tout. Nous assistons à un changement de paradigmes. Nous sommes passés de la société de l’honneur et de la loyauté à une société qui dénigre ces valeurs pour mettre l’intérêt en avant.

La confiance était une sorte de crédit moral. Inspirer et faire confiance permettaient de faire régner la stabilité. La parole nous engageait, avait la valeur d’un acte. Ceux qui ne la respectaient pas n’avaient pas d’honneur. L’une des meilleures illustrations de cet engagement se trouve dans l’histoire du consul Regulus qui avait été fait prisonnier par les Carthaginois durant les guerres puniques. Ces derniers l’avaient envoyé à Rome pour y négocier la paix. Le consul avait promis de revenir à Carthage se constituer prisonnier s’il échouait dans sa mission. Contre toute attente, il avait conseillé au Sénat de poursuivre la guerre mais était revenu se constituer prisonnier comme promis et était mort à Carthage dans d’atroces supplices. Tenir sa parole dans la Rome antique signifiait que l’on était digne d’appartenir à la société, c’était un moyen d’éviter l’exclusion.

La rupture de ces paradigmes est intervenue au XVIII° siècle.

Dans la société de l’honneur, les choses étaient strictement codifiées. L’autorité était paternaliste, relevait de l’ordre divin. Les choses étaient figées d’une certaine manière. Aujourd’hui chacun a la possibilité de choisir sa propre loi. Nous avons bâti une société autonome mais nous avons tout de même perdu quelque chose en perdant la société de l’honneur. A partir du XVIII° siècle, le concept d’honneur se déconstruit, devient une chimère. L’intérêt prévaut, l’intérêt individuel particulièrement. C’est le début de l’économie. L’idée que l’intérêt commun est maximisé par la somme des intérêts particuliers émerge. Cette idée fait disparaître peu à peu l’importance de la notion d’honneur.

Ces 50 dernières années, ce mouvement s’est accentué. Une hyper évaluation ou surévaluation de la notion de confiance en soi est apparue. A côté de la peur et de la défiance, un credo dit qu’il faut avoir confiance en soi. C’est devenu une sorte de compétence, une force, que d’attirer le regard des autres en leur faisant comprendre que l’on n’a pas besoin d’eux.

Le winner est celui qui a suffisamment confiance en lui pour montrer qu’il peut compter uniquement sur lui-même. Il est parfaitement indépendant des autres, son seul point de référence est lui-même. Le looser est celui qui attend des autres, qui ne parvient pas à être seul.

Cet été de fait nous a amené progressivement à une impasse. Nous réalisons que nous ne pouvons pas vivre en société sans compter sur les autres. L’autonomie est souhaitable, elle diffère de l’indépendance.

Pour reconstruire une société durable, nous devons conjuguer autonomie et confiance. On s’est aperçu que se concentrer sur son propre intérêt ne permet pas de maximiser le bien commun. Ce choix rationnel de préserver son propre intérêt n’est pas gagnant. En revanche, le choix irrationnel de faire confiance et de compter sur les autres est gagnant !

La confiance comporte une part de risque mais elle ouvre la porte de tous les possibles. A ce titre, si je ne faisais pas confiance en mon réveil, dans le métro et le train, je ne serais pas ici avec vous. La confiance est absolument nécessaire à toutes sortes de niveaux. L’acte de foi est donc intégré à la confiance.

 

2/ Comment sortir de la peur ? Comment reconstruire la confiance ?

Ce qui contribue à faire disparaître la confiance, c’est le plus souvent trois fois rien, une erreur, une maladresse, un mensonge. En revanche, la confiance est très longue à renaître.

Pour bien comprendre ce que recouvre la confiance, nous allons voir ce que la confiance n’est pas.

La confiance n’est pas réductible à un contrat. Il existe une grande différence entre confiance et contrat : plus on a tendance à passer des contrats, moins on a confiance. C’est parce que nous n’avons pas suffisamment confiance que nous multiplions les contrats. Ne serait-ce que pour faire valoir nos droits. Ce qui explique la judiciarisation de notre société. Les domaines de la médecine et des relations amoureuses en font particulièrement l’objet :
– La médecine en témoigne par la loi Kouchner de 2002 qui met le consentement du patient en avant. Celui-ci prend en charge sa propre santé. Il participe donc à la prise de décision concernant sa santé, ce qui participe à la décharge du médecin. De toute évidence, la relation de confiance qui existait auparavant en pâtit. Pour pouvoir compter sur un médecin, on a autant besoin de compter sur ses compétences médicales que sur ses compétences humaines. Quand je m’adresse à lui, je sais qu’il va me protéger. Le cadre contractuel ne suffit pas à ma relation avec mon médecin.
– Les relations amoureuses attestent de cette perte de la confiance en témoignant d’une montée en puissance des contrats. Avant même qu’une relation ne s’abîme, nous prenons la peine de la contractualiser le plus possible. Le film « Intolérable cruauté » illustre bien cette préoccupation. 70% des contentieux au Tribunal de grande instance sont des contentieux familiaux. La question est fondamentale. Comment construire quelque chose ensemble lorsque la confiance n’existe pas ?

La confiance dépasse le cadre du contrat. Quand j’achète un appartement, il est normal que je cadre l’affaire. Mais quand il y a un rapport humain en question, nous devons accepter l’idée de faire un grand saut. A chaque fois que nous parlons de relation de confiance, nous évoquons l’idée que les deux parties n’ont pas toutes les preuves du bien-fondé du choix.

 

Il existe une différence entre confiance et foi.

Lorsque l’on parle de foi pour un croyant, on se réfère à Dieu, à un être fiable à 100%. Ce modèle de la foi ne peut évidemment pas être transposé à l’homme qui est un être de désir, mortel, non fiable à 100%. Si quelqu’un était véritablement fiable de cette manière, il y aurait quelque chose de mort en lui puisqu’il n’éprouverait plus de désir. Par exemple, je ne peux pas promettre à quelqu’un de l’aimer pour toujours. Si je le faisais, je tricherais à son égard et vis-à-vis de moi-même. Promettre de ne pas trahir, c’est promettre de tenir ce qui est de l’ordre des sentiments et des désirs. Ce serait une façon de me trahir moi-même de me dire que je ne serai pas toujours un être de désir.

C’est ce même risque de manipulation et d’instrumentalisation qui apparaît dans les sectes.

Le roman d’Albert Cohen « Belle du Seigneur » met en scène les délires inhérents à la confiance absolue qui règne entre deux êtres. Celle-ci les conduira à l’asphyxie et à la mort.

 

3/ Pour pouvoir faire confiance, il faut avoir le courage de sauter, et donc d’affronter l’inconnu !

Les modèles qui étaient autrefois un peu rigides doivent être considérés de manière un peu plus souple. La fiabilité est la base austère de la confiance. Il n’existe pas de correspondance directe et entière entre la fiabilité et la confiance. Je peux compter sur quelqu’un dans un domaine (sur mon médecin pour me guérir par exemple, ou sur mon garagiste pour réparer les freins de ma voiture) sans lui faire pour autant confiance. Le concept de confiance est plus large. Je peux aussi ne pas compter sur quelqu’un concernant un point précis tout en lui faisant confiance (prenons l’exemple de la mère d’un enfant qui se drogue : elle lui fait confiance dans le sens où elle croit en lui fondamentalement tout en sachant qu’il peut replonger à tout moment. De même, je peux avoir confiance en mon mari sans compter sur une fidélité à toute épreuve).

Je crois que si l’on devait essayer de définir la confiance, on dirait qu’elle est un don dans le sens d’une relation asymétrique qui se met en place. Je vous renvoie à la théorie de la dynamique du don de Derrida. Dans l’échange, je donne et je reçois. Au cœur d’une relation donnant / donnant, l’équilibre est là, il y a symétrie. Structure circulaire et symétrie. Derrida dit que l’on casse le don dans l’échange puisqu’il y a conscientisation des deux parties, de celui qui donne et de celui qui reçoit. Dans le don, je donne sans être certaine du retour. Il s’agit du même processus dans la confiance. Je sais que ma propre confiance peut ne pas être honorée. Celui en qui je mets ma confiance peut me trahir. C’est le patriote qui trahit sa patrie, le mari qui trahit sa femme, et inversement, parce qu’il y a eu confiance. Si nous acceptons d’être fragile, le pari n’est pas perdu. Je me réfère au pari de Pascal relatif à l’existence de Dieu, qui peut se résumer de la manière suivante :

Si Dieu existe : Si Dieu n’existe pas :
Vous pariez sur l’existence de Dieu

Vous allez au paradis et vous gagnez tout

Vous retournez au néant et vous ne perdez rien (ou presque rien)

Vous pariez sur l’inexistence de Dieu

Vous allez en enfer ou vous retournez au néant

Vous retournez au néant

 

Nous avons donc tout à gagner à croire en l’existence de Dieu ! Pour en revenir à notre sujet, j’ai tout à gagner à croire en la confiance. Ce que je gagne avec l’autre en qui j’ai confiance, c’est la confiance certes, mais c’est également la richesse de m’être découverte. La confiance en l’autre est très liée à la confiance en soi, essentielle pour s’ouvrir aux autres.

Winnicott parle de la capacité que l’enfant doit peu à peu acquérir de se tenir tout seul. Ses parents doivent être présents quand il est tout petit puis l’accompagner progressivement dans l’apprentissage de la survie pour faire face à leur absence. Il s’agit de l’acquisition de l’autonomie. C’est sur ce noyau de confiance en soi que l’on s’appuie pour faire confiance aux autres. Le problème, c’est que nous ne connaissons pas l’histoire de chacun et sa façon d’avoir construit cette confiance en soi.

Dans la société contemporaine, qui n’est plus paternaliste, où l’autonomie est reine, nous devons apprendre à distinguer autonomie de l’indépendance. C’est avec les autres que l’on peut apprendre à construire. La confiance est un lien de dépendance nécessaire. Je dépends de l’autre qui est à la hauteur ou qui trahit ma confiance mais ça n’a rien à voir avec mon autonomie. C’est au démarrage qu’on apprend à l’enfant la confiance. A l’échelle de la société, c’est la même chose, nous devons réapprendre la confiance pour réamorcer le grandir ensemble.

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Extraits des questions-réponses :

La confiance serait-elle la graine du cultivateur social ?

C’est une graine, c’est certain, à toutes sortes de niveaux de l’existence. C’est elle qui rend possibles tous les rapports. Dans les rapports sociaux, s’il n’y a pas de confiance, il n’y a pas de possibilité de créer de liens primaires, pierre angulaire de toute société. Ce fondement est absolument nécessaire, même s’il reste la dimension du saut à franchir.

 

La confiance réciproque, qu’en est-il ? Existe-t-il une hiérarchie dans la confiance ? Peut-on parler d’un lien entre « dominants » et « dominés » dans ce cadre ? Dans une entreprise, est-ce au patron de commencer à témoigner de sa confiance en l’autre ?

Je n’aime pas trop parler de « dominants » et de « dominés » car je ne pense pas que la hiérarchie l’implique obligatoirement. En France, on construit souvent les relations selon ce registre, comme si c’était difficile d’envisager les choses d’égal à égal. La hiérarchie existe, bien sûr, il y a asymétrie dans de nombreux rapports mais il ne s’agit pas d’une question de domination.

Pour travailler ensemble, il faut que la confiance circule. A partir du moment où elle naît, la confiance ne demande qu’à se développer. Dans la relation parents / enfant, la relation est ambigüe car l’enfant se trouve dans une relation de dépendance absolue à laquelle les parents doivent obligatoirement répondre par la confiance. Il faut que le chef, ou du moins la personne responsable, fasse confiance pour que les employés, ou membres du groupe, avancent.

Par exemple, en tant que professeur, les étudiants attendent avant tout de moi que je sois fiable. Si je n’étais pas capable de répondre à leurs questions et leurs attentes, il y aurait rupture. Si je modifiais mes critères d’examen sans le leur dire, je les trahirais. Dans l’entreprise, c’est pareil. Quand on embauche quelqu’un, on choisit de lui faire confiance. Pendant longtemps, on a insisté sur le fait qu’il fallait que les chefs d’entreprise se montrent impeccables pour qu’on leur fasse confiance. Or quand on est chef, ce qui compte, c’est de savoir donner une direction, un sens, grâce notamment à ses compétences, mais il ne peut jamais tout maîtriser. Reconnaître qu’il y a des points qu’on ne connaît pas, c’est reconnaître son humanité et ouvrir ainsi la porte à la confiance. C’est parce que l’on dit honnêtement les choses, que l’on ne cache pas ses imperfections, que l’on est crédible. C’est une bonne attitude qui permet de construire ensemble.

En politique, on a trop souvent tendance à promettre des choses qu’on sait qu’on ne pourra pas tenir. Ce qui entame profondément la confiance.

 

Ne pensez-vous pas que la symétrie dans la confiance pourrait être un point de vue plus féminin ? Les femmes ne se font-elles pas plus facilement confiance ?

J’ai tendance à me méfier de la façon de faire plutôt féminine ou plutôt masculine. La structure de la confiance est universelle. Beaucoup de choses dépendant de l’éducation, il est difficile de séparer ce qui relève de l’inné et de l’acquis.

Il apparaît davantage de failles au niveau de la confiance en soi chez les femmes que chez les hommes, parce qu’on demande plus aux petites filles (de faire ceci, de faire cela, d’être bien élevée, de ne pas commettre d’erreur,…) Les mères demandent davantage à leurs filles qu’à leurs fils. De ce fait, les filles sont plus sévères que les garçons envers elles-mêmes. La confiance en soi en découle bien sûr.

 

La confiance est depuis quelques décennies sacrifiée sur l’autel de l’intérêt. La relation asymétrique était basée sur un rapport sympathique (du grec « prendre avec soi »). Le résultat attendu entre les parties pouvait ne pas être exactement celui prévu au départ. Aujourd’hui, nous voulons disposer de ce qui était exactement prévu au départ, d’où la multiplication des contrats écrits. La contractualisation est-elle une cause ou une conséquence du climat ambiant ?

Il y a un changement au niveau de la structure de l’entreprise. Avant, il y avait le donneur d’ordres et les exécutants. On s’est aperçu que ce système avait des inconvénients. Aujourd’hui, chacun est censé être autonome, exprimer ses idées, être dans une relation plus horizontale. Pourtant, la hiérarchie demeure. Les rôles que l’on occupe ne sont plus très clairs. Il y a quelque chose de biaisé dans le travail aujourd’hui. En outre, il existait une notion de loyauté qui liait patrons et salariés. Depuis les années 80, la question de l’employabilité a succédé à celle de la fiabilité. Ces mécanismes ont participé à l’effritement de la confiance et de la confiance en soi. Ce qui a généré une grande compétitivité au sein de l’entreprise. Le maillon faible doit disparaître. D’où des contrats de plus en plus nombreux. La contractualisation est pour moi à la fois une conséquence des rapports socio-économiques et une cause, en raison des rapports sociaux.

 

Les Français n’ont plus confiance en rien. Je pense que ce manque de confiance est à l’origine de la complication des textes de règlementation. Il faut prévoir de plus en plus de situations. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes effectivement en France confrontés à un état de défiance généralisé. De manière plus accentuée qu’en Grande-Bretagne sans que je sache pourquoi, tout en pensant que cet état d’esprit va gagner l’Angleterre. En Espagne, il y a eu la crise immobilière. Les Espagnols sont pessimistes, pour des raisons philosophiques et psychologiques. En Italie, les gens continuent de façon mystérieuse à faire confiance à Berlusconi. Beaucoup d’Italiens n’ont pas accès à la réalité. En France, les gens ont accès à la réalité et ne sont pas dupes. En Italie, on assiste à un contrôle massif des médias par Berlusconi. Il se passe des choses incroyables. L’an dernier par exemple, une manifestation importante avait été organisée à Rome sur le thème de la liberté de la presse. Le directeur de l’information de la grande chaîne publique a déclaré qu’il ne comprenait pas cette manifestation !

Beaucoup de gens en Italie ne lisent pas la presse. La plupart ne regardent que la télévision. Ils croient à ce que dit Berlusconi parce qu’ils n’ont pas accès à la réalité. En France, les gens ont accès à la réalité mais sont dans la défiance. Il s’agit d’un autre et vrai problème !

 

Faire confiance, vous nous l’avez expliqué, c’est prendre un risque. Le principe de précaution ne s’oppose-t-il pas à cette idée ?

Le principe de précaution nous dit que si l’on ne sait pas les conséquences de quelque chose, il est préférable de s’abstenir. Par exemple, dans l’application de certaines découvertes. Mais ce principe ne doit en aucune façon concerner l’avancée des recherches. Face à des réalités, à des drames, on peut se poser la question de savoir s’il s’agit du principe de précaution ou d’une bêtise. J’en prends pour preuve le nombre disproportionné de vaccins commandés lors de la pandémie grippale annoncée l’an dernier.

 

Je voudrais vous interroger sur le thème de la fragilité. Comment remettre de la confiance dans nos sociétés ? Et où va se nicher la fragilité ? La morale transgresse l’éthique de plus en plus au cours des années, dans la relation médecin / patient notamment. Ce dernier est faible. Il attend que le médecin respecte l’éthique, donc sa faiblesse. Le médecin de son côté attend du patient qu’il tienne compte du fait qu’il n’est pas immortel. D’un côté le médecin cherche à gagner de l’argent et de l’autre le patient cherche à être immortel, d’où un décalage entre morale et éthique.

Je ne comprends pas bien la différence que vous faites entre morale et éthique. Moi qui suis professeur de philosophie morale, je considère qu’il faut en toutes circonstances prendre en compte la fragilité de l’être humain. Nous avons tous une démarche éthique lorsque nous faisons notre possible pour protéger l’extrême fragilité de la condition humaine. Dire que « les médecins » cherchent à gagner de l’argent me paraît absurde. Ce n’est en aucune façon une règle générale.

 

En France, il me semble que l’Etat, et donc les élites, ont une forte responsabilité concernant l’esprit de défiance dans lequel se trouvent les Français. La confiance n’existe absolument pas à l’égard des personnes qui veulent s’investir et agir dans le monde économique. Les nombreuses réglementations en témoignent.

Je voudrais que l’on revienne sur le thème qui vous avez soulevé tout à l’heure qui met en regard confiance et autonomie.

Par rapport à votre remarque sur l’Etat français, je partage votre point de vue sur sa forte responsabilité par rapport au climat de défiance ambiant. Par contre, je ne vous suis pas en ce qui concerne les réglementations. Aux Etats-Unis et en Angleterre, on a pensé qu’on pouvait se passer de l’Etat. La crise en a résulté… Le rôle de l’Etat est important.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, l’autonomie et la confiance ne sont pas en opposition. Elles le seraient si l’autonomie était synonyme d’indépendance. L’autonomie a du sens à l’intérieur d’un cadre bien identifié. Je peux être quelqu’un d’autonome et accepter l’idée que je dépends des personnes qui m’entourent.

 

Aujourd’hui, notre société ne fonctionne plus avec la valeur confiance, ne serait-ce pas par manque de tolérance ?

Je pense qu’il s’agit de deux choses différentes. Le manque de tolérance s’exprime particulièrement à l’égard des personnes qui pensent différemment de moi, ou qui adoptent des comportements que je trouve irrespectueux. Je ne crois pas qu’on ne fait plus confiance à cause d’1/4 d’heure de retard. Par contre, je crois qu’on ne fait plus confiance à la banque qui abuse de celle de ses clients. C’est parce que l’on a été trahi qu’on ne fait plus confiance.

 

Vous liez beaucoup confiance et trahison. Vos propos ne sont-ils pas un peu pessimistes ?

Non, je suis réaliste. J’essaye d’expliquer les liens qui existent car les personnes qui éventuellement nous trahiront pourraient utiliser ces liens. Un petit enfant trahi, ça peut être irréparable. Un adulte, c’est réparable. Qui ne fait pas confiance ne s’abandonne pas, ne peut pas aimer. Quand on aime, on est forcément fragile. C’est pour cette raison que je suis réaliste.

 

La confiance est-elle rationnelle ? Ne relève-t-elle pas avant tout d’une dimension affective ?

Elle est issue des deux. La composante de rationalité apparaît dans la faculté et la démarche de comprendre. Il y a d’autre part la dimension du saut dont je parlais tout à l’heure, qui est un peu mystérieuse, relève peut-être un peu de l’affectif, mais ce qui me paraît important, c’est qu’elle peut être pensée.

 

Vous n’avez pas cité un certain nombre de termes comme l’honnêteté, l’humilité et l’harmonie. Ne pensez-vous pas qu’ils sont indissociables de la confiance ?

D’autre part, en tant que chef d’entreprise, on ne peut pas tout prévoir et promettre. Pour autant, on nous demande d’avancer, d’agir. D’accord mais pour cela, nous devons disposer de la confiance des gens !

Je n’ai effectivement pas prononcé les mots que vous citez mais ils étaient implicites pour certains d’entre eux dont l’honnêteté. Concernant l’humilité, on a longtemps pensé que les chefs d’entreprise devaient être des surhommes. Carlos Ghosn parlait de la nécessité d’être visionnaire pour un chef d’entreprise. Je pense pour ma part que chacun a ses failles et ses défauts. L’humilité a ici toute sa place. Pourtant tous les livres sur le management ne parlent que de puissance et de force ! C’est en profond décalage avec la réalité. Les chefs d’entreprise ont été manipulés par ces idées et ces mots. J’aimerais contribuer à démystifier cette image de l’homme parfait qui s’avère terriblement culpabilisante.

Quant à l’harmonie, je ne sais pas de quoi il s’agit. Je ne crois absolument pas au parallèle entre harmonie / équilibre.

 

Vous avez parlé d’une conception différente de la confiance entre la France et l’Italie. Cette distinction est-elle motivée ?

Le taux de natalité en France est de 2 enfants par femme, en Italie, il est de 1,3 enfant. Faites-vous un lien entre la capacité à faire confiance et le taux de natalité d’une population ?

L’Italie a été fractionnée et dominée pendant longtemps. A peine unifiée, elle a connu la deuxième guerre mondiale et le fascisme. C’est un pays blessé, qui offre de nombreuses failles, qui a besoin de beaucoup d’attention et de soin. Berlusconi est arrivé comme un sauveur en proposant de gérer l’Italie comme une entreprise.

Le taux de natalité de l’Italie remonte aujourd’hui. L’actualité de ses naissances est juste un peu décalée en raison de la date tardive de sa révolution sexuelle. Par ailleurs, il n’existe pour ainsi dire pas d’aide à l’éducation des enfants et de nombreuses femmes ont été obligées de faire un choix entre vie familiale et vie professionnelle.

En France, le taux de natalité augmente. C’est un signe d’espoir certes mais il faut tout de même s’interroger sur l’origine de ces enfants. De quel milieu social viennent-ils ? La famille idéale française a 2 enfants. Peu importe que les parents soient mariés ou pas. Cette particularité au sein de la communauté européenne implique que des femmes célibataires peuvent facilement faire le choix d’élever un enfant.

Je termine cet échange sous forme de question : mettre un enfant au monde, c’est un signe d’espoir, certes, mais on peut également envisager l’enfant comme un petit être à soi, revanche contre une certaine forme de désillusion…

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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