j'adhère au cera

Elsa Godart :  » Je selfie donc je suis : les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel. »

Elsa GODART

 « Je selfie donc je suis : les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel. » 

93° rencontre du CERA du 24 septembre 2019

 

Introduction de Jean Michel Mousset : 

Elsa Godart a écrit une trentaine de livres. Parmi les plus connus, j’ai retenu « Je veux donc je peux » qui sera réédité en poche, en mars prochain, c’est dire son succès, et bien évidemment le livre qui fait l’objet de notre soirée d’aujourd’hui « Je selfie donc je suis : les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel. » Je vous demande d’accueillir Elsa Godart.

Elsa Godart : 

Je suis ravie d’être là pour vous faire part d’une partie de mes recherches. Je vais vous parler du selfie et vous dire pourquoi le selfie est une entrée en matière pour penser et décoder notre contemporain. Je vais vous faire part d’un certain regard, peut-être d’une manière d’appréhender l’époque contemporaine. Vous verrez que j’aimerais l’appeler hyper moderne et parfois même cyber moderne. Avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaite préciser deux choses.

La première. En réalité je pense que je ne produis pas de textes pour le plaisir. En l’occurrence cela correspond à trois mouvements de ma pensée dont vous allez avoir aujourd’hui le dernier acte. J’ai fait une thèse de philosophie traitant de « L’émergence du sujet et de la conscience », une thèse de psychanalyse sur « Le sujet et l’inconscient » et une thèse d’habilitation dont le troisième tome aborde « Le sujet du virtuel » dont je vous ferai, ce soir, la présentation. Ces trois sujets seront publiés en 2020.

Deuxième chose. Comment suis-je arrivée à parler de la question du selfie ? Cela n’apparait pas évident pour une philosophe de s’intéresser au selfie, surtout en 2015. Il s’est avéré qu’un soir je me suis retrouvée dans une soirée avec un ami philosophe qui s’amusait à un jeu pas très drôle. Il demandait à chacun quel pourrait être son moment de folie dans la vie. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir qu’il m’a lancé : « Rien qu’à voir ta page Facebook, ton moment de folie, ce sont les selfies ». Que voulait-il dire par là ? La problématique que je visais était celle du narcissisme et j’ai répondu en 250 pages.

Je vais vous démontrer que dans le selfie, le narcissisme est très secondaire. A la suite du livre sur le selfie, j’ai écrit « Les psychopathologies de la vie hyper moderne » décrivant tous les symptômes qui pourraient émaner d’une époque contemporaine, le selfie en est potentiellement un.

Le selfie est un terme qui est né presque par hasard sur un forum australien, en 2002. Il contracte « self » qui veut dire soi mais aussi étant seul, rappelant le rapport à la solitude face à l’écran d’un smartphone, d’un ordinateur, et le suffixe affectueux « ie » qui rappelle que le selfie, c’est se prendre soi-même en photo et la poster à destination de la virtualité. Donc quand vous voyez des gens se prendre eux-mêmes en selfie avec un vieil appareil, et bien ce n’est pas un selfie. Le selfie n’existe que parce qu’il y a la virtualité avec une publication par sms, par les réseaux sociaux. Le polaroïd des années 80 avait un petit miroir dans lequel nous pouvions nous voir, mais nous n’étions pas dans le registre du selfie.

Le selfie de la Tour Eiffel, selfie « touristique », est un grand classique du genre et prend place dans un registre particulier. Pourquoi ne prend-on pas seulement la Tour Eiffel ? S’associer à la Tour Eiffel dit bien sûr quelque chose.

En haut à droite de cette même photo, nous voyons une bande de potes parce qu’un selfie sert aussi à acter un moment heureux, saisir un instant.

Le selfie avec Hillary Clinton a eu beaucoup de résonnance. Hillary Clinton salue la foule alors que tout le monde lui tourne le dos et se prend en selfie avec elle. C’est assez génial car elle salue des dos, la situation est totalement ubuesque !

Quand nous faisons l’écho avec la Tour Eiffel, ce qui se joue est la question de la célébrité. Lorsque je prends une photo avec la Tour Eiffel, je m’associe à un monument historique, comme dans le cas d’Hillary Clinton vue comme un monument politique. Ce moment de communication largement commenté avec Hillary Clinton traduit quelque chose de notre société contemporaine en rapport avec la célébrité, qui permet de s’associer à un monument en pierre comme à un monument de la notoriété. A propos de célébrités, la Reine d’Angleterre se retrouve dans de nombreux selfies.

Sur cette même planche apparaît le selfie devenu célèbre de Barack Obama, docteur ès com, qui le jour des funérailles de Nelson Mandela, se fend la poire avec un ministre du Danemark et se prend en selfie. Qu’est ce qui lui arrive ? Qu’est ce qui fait qu’il a totalement déraillé dans un moment aussi sérieux ?


Emmanuel Macron devrait prendre des cours de selfie car il n’est pas très bien cadré. Il s’agit de son arrivée à l’Elysée, avec toute son équipe. Il n’en a plus fait d’autre après. Mais c’est un moment important et le selfie est aussi un moyen de communication.

Le selfie fait dans l’espace est intéressant car nous essayons de capter quelque chose d’exceptionnel, une émotion, un contexte.

Pour moi, il y a un selfie emblématique vraiment majeur, c’est celui fait aux Oscar en 2014 :

Pourquoi est-il si important ? il a été fait spontanément par un groupe de vedettes parmi les plus importantes du cinéma. « Et si on faisait un selfie ! » A savoir, ce qu’il y a de plus cool au monde, passons pour des gens communs. Ce selfie va faire le tour de la planète et Samsung qui avait mis en place cette opération de com a eu un rapport énorme pour zéro investissement. C’est probablement le selfie qui a le plus rapporté. Le selfie est aussi une question d’argent.

 

A propos d’argent, en voici un bon exemple :


Kim Kardashian n’existe que grâce à la télé réalité et à ses selfies. Malheureusement elle est prise comme modèle par un certain nombre de jeunes filles qui essayent de se transformer, ceci n’est pas sans conséquences, souvent dramatiques.

De manières moins ludiques, plus sérieuses, moins marchandes, voici d’autres selfies qui ont eu de l’importance, à la hauteur d’un acte politique :

 

Par exemple cet artiste, Ai Weiwei dont la photo a été faite au moment de son arrestation à Shanghai. Malgré une censure très forte, Ai Weiwei l’a diffusée par un selfie qui a été relayé dans le monde entier. Le selfie est donc aussi l’expression de la défense de notre liberté.

 

Ici, vous avez un jeune adolescent Syrien qui décide de faire une photo en plein état de guerre pour prôner la paix.

Fait-il cela dans une optique d’auto-promotion, pour exister parce que cette photo va être relayée et avoir une existence médiatique, ou fait-il cela réellement pour une cause ? Comment démêler la véritable intention ? Dans tous les cas, le selfie est un outil de communication très fort.

 

Je vous laisse juger de l’absurdité de l’époque contemporaine.

Cette photo, prise par un singe dans la jungle, est exposée dans un musée où elle est mise en vente. A qui iront les droits ? Sans commentaires !


Ici, nous touchons l’ubuesque. Une prise d’otages dans un avion algérien. Le preneur d’otages insiste pour prendre une photo avec un otage. Il le force à sourire et ça se voit.

Nous sommes dans un contexte où l’image a pris un pouvoir impressionnant et nous allons voir qu’un des enjeux va être une société de l’image dans un contexte de puissance « écranique », c’est-à-dire où les écrans sont partout, ce qui entraîne d’importantes conséquences.

Première des choses, ne pas limiter le selfie à une représentation de soi narcissique. Ce serait enfermer le problème. Le selfie a une ampleur très large, relève du registre érotique, met en scène une représentation de la joie à la tristesse, aborde la défense d’enjeux politiques mais aussi d’intérêts politiques et économiques, parle de convictions, de manipulation.

Je vais vous proposer plusieurs formes de révolutions car pour qu’un selfie puisse exister, il a fallu que la technique le rende possible avec le développement des smartphones et de ce que j’appelle les objets écrans. Cette rupture majeure qui permet ce nouveau comportement, faire des photos et les poster de manière régulière, parait commune mais revenez 30 ans en arrière, cela aurait paru fou. Aujourd’hui, un jeune fait en moyenne 170 selfies par jour mais ne les poste pas tous. Ce n’est pas juste anodin. Nous sommes vraiment dans un nouveau comportement.

Qu’est ce qui peut justifier ce nouveau comportement ?

Premièrement l’arrivée de la virtualité et l’usage que nous pouvons en faire. Il n’y a plus d’intermédiaire, je suis le diffuseur, le producteur, le journaliste. La technique rend les choses accessibles.

Deuxièmement, quand nous avions un kodak à 90 francs, nous allions sous la tour Eiffel et nous demandions à n’importe qui de nous prendre en photo et si quelqu’un nous le volait, ce n’était pas très grave. Aujourd’hui des portables valent presque 2 000 € et nous n’avons pas très envie de le donner à n’importe qui pour qu’il nous prenne en photo.

D’autre part, parce que c’est très facile et multipliable à merci, un champ s’ouvre pour la créativité. La frontière entre le virtuel et la réalité est quelque chose qui va avoir tendance à s’accentuer. La société du flou, le floutage entre le réel et le virtuel va rendre leurs limites de plus en plus difficile à saisir. Les réseaux sociaux ont un pouvoir commercial, un pouvoir de communication, un pouvoir d’influence. Je viens de finir un livre « L’éthique de la sincérité. Comment survivre à la société du mensonge ? » où je décris un logiciel gratuit, « Façade », qui transforme les visages dans les photos et les vidéos mais aussi la voix. Il n’est plus possible de faire la différence entre le vrai et le faux, nous n’avons plus les moyens de juger si c’est vrai ou faux. Quand nous faisons dire n’importe quoi à Barak Obama, nous le connaissons suffisamment pour savoir quand il raconte des sottises, mais quand il s’agit de votre voisin, de votre collègue ou de votre supérieur hiérarchique ou quand il s’agit d’une élection, quand nous voulons détruire une réputation, il n’est plus possible de détecter si la personne dit vrai ou pas. Comment vérifier ? Et même si elle voulait défendre sa bonne foi, sur quoi pourrait-elle s’appuyer, en dehors de sa parole ? Le mal aurait été fait. Ce qui compte est le rapport à la vérité, c’est la trace que nous allons en garder. Quand il s’agit d’écrit, nous pouvons faire un travail de vérification, mais quand il s’agit d’une vidéo, que pouvons-nous vérifier ? C’est fichu, le mal est fait ! Donc à moins de créer un logiciel qui pourrait détecter les vidéos trafiquées, nous n’avons pas les moyens de voir. Facebook a refusé d’être l’arbitre de la vérité tandis que YouTube l’a accepté. Les réseaux sociaux ont le pouvoir.

La société de la transparence ou plutôt l’illusion de la transparence nous permet de tout montrer sans pour autant que cela soit juste. Géolocaliser, vérifier où sont les gens implique de les pister, telle personne était connectée à telle heure ou se trouvait à tel endroit. Cette situation crée une société de transparence illusoire, c’est plutôt une société de surveillance. Le secret n’a plus sa place dans ce contexte-là, nous pourrions parler d’un contexte de démasquage. On retire les masques.

Aller plus vite est un enjeu majeur. Gagner du temps avec des robots qui vont avoir de plus en plus de place dans notre vie quotidienne. Ce sont les ruptures auxquelles nous avons affaire et qui expliquent l’avènement du selfie dans cette forme de nouveau comportement.

Comment arrivons-nous à cette problématique de l’image ?

Le musée du selfie à Manille est le royaume de l’illusion, de l’inesthétique, de l’anti art. Il n’y a que des tableaux grossièrement représentés en trompe l’œil. Tout est fait pour vous donner l’illusion que vous pouvez terminer le tableau en rentrant dans l’œuvre, alors que le pinceau est en fait dessiné.

Abordons le deuxième point que nous pourrions appeler une révolution humaine. En quoi l’avènement du selfie, en quoi la virtualité ont pu avoir un impact majeur dans notre société contemporaine ? Pour essayer de comprendre comment nous avons pu mettre en place ce comportement étrange, il a bien fallu que j’analyse le côté technique rendant les choses possibles mais aussi le contexte. Comment ce geste a pu émerger, qu’est-ce qu’il signifie ? Je suis donc partie dans une exploration du contemporain pour comprendre les choses. C’est à ce moment-là qu’est apparu ce j’appelle un décodeur, deux grands changements de paradigme majeurs que je vais vous détailler.

Connaissez-vous l’expression « post-modernité » ? Les années 70, Jean-François Lyotard, vous connaissez ? Michel Maffesoli est un des derniers tenants du post-modernisme, courant venu des Etats-Unis ? Gilles Lipovetsky, auteur de « L’ère du vide » que je vous recommande, a décidé de renoncer au terme de post-modernité car, selon lui, parler de post-modernité sous-entend que la modernité a été achevée et que nous sommes après la modernité. Or selon lui, nous ne sommes pas dans une après modernité, mais au contraire dans une modernité en pleine expansion, dans sa pleine révélation. Il préfère parler d’une hypermodernité, c’est-à-dire d’une modernité en excès, en démesure. En effet, qu’est ce qui n’est pas hyper aujourd’hui, hypermarché, hypercontent. Tout est en surenchère. Dans le plus comme dans le moins d’ailleurs.

L’hypermodernité se construit sur des bases que nous trouvons déjà dans la post-modernité mais avec une puissance superlative. Nous pouvons trouver de l’hyper capitalisme, de l’hyper individualisme, mais aussi une course effrénée au bonheur, à la réussite, au présentéisme, nous vivons l’instant présent à proprement parlé. Nous voulons aussi réussir notre vie, exister pleinement. Au centre se trouve, en toute logique, l’hyper individu.

Dans les critères de la post et de l’hypermodernité, nous pourrions ajouter la raison en retrait et les identités éclatées, diffractées, fragmentées. Autant d’identités que d’appartenances, moi au travail, moi et mes amis, autant d’identités compartimentées. Mais n’oublions pas que nous sommes dans une société paradoxale. Nous évoluons dans un contexte hyper communicant et en même temps nous faisons des cures de mutisme, nous nous retirons une semaine pour ne pas parler. Nous jonglons aussi entre la mal bouffe et le jeûne. Pourquoi la société contemporaine est-elle tellement difficile à saisir, il y a tout et son contraire, mais de manière superlative.

Quels sont ces deux changements de paradigme ?

Il me semble qu’avec l’avènement de la virtualité, nous avons eu accès à une nouvelle représentation du temps et de l’espace. Jusqu’à présent, nous avions une représentation du temps en trois dimensions : en abscisse le temps, en ordonnée l’espace. Le temps est ce qui se déploie dans l’espace et ce qui pointe est l’existence. Ceci est une représentation classique du temps.

Si maintenant nous avons affaire non plus au présentéisme mais à ce que j’appelle l’instantanéisme, c’est-à-dire l’instant du clic. Le propre de la société hyper moderne est justement d’être une société de l’urgence, de l’impatience, de la précipitation, du tout tout de suite que nous pourrions résumer sous la forme de l’ici et du maintenant. Cette nouvelle représentation du temps n’est plus le présentéisme postmoderniste, elle est l’instantanéisme. Si je devais la dessiner, ce ne serait plus en abscisse et ordonnée. Ici et maintenant ferait deux parallèles puisque le seul espace entre l’ici et le maintenant est le « et ». C’est peu ! Quelle place pour l’existence ? Cela crée une culture de l’urgence, de l’impatience. C’est l’angoisse de l’instant, ce n’est pas une angoisse qui se projette dans une durée, dans un projet, mais une angoisse existentielle.

Concernant le rapport à l’espace, la virtualité a aboli les distances, je peux créer une réunion de 10 000 personnes sans bouger de mon siège. Si nous modifions le rapport au temps et à l’espace, nous modifions le rapport à l’existence et tout peut être repensé à partir de là. C’est un premier changement de paradigme, société de l’immédiateté, de l’urgence, de l’impatience, du tout tout de suite.

Deuxième changement de paradigme.

Pour quelle raison la pensée est-elle philosophique en Occident ? Socrate a créé un évènement majeur, une rupture épistémologique. Avant Socrate, il y avait des penseurs, les présocratiques, avec une pensée très dense, les premiers métaphysiciens, les premiers mathématiciens, Thalès, Pythagore, Héraclite… mais pourquoi ne parle-t-on pas encore de philosophie au sens littéral ? C’est qu’avec Socrate advient l’avènement du « logos ». Les présocratiques mélangent, confondent une vision du monde dans laquelle il y a un regard à la fois rationnel, mais aussi un regard mythologique. Ils sont dans la fabula, dans le récit, ils ne sont pas encore dans la démonstration rationnelle. Avec Socrate advient l’homme doué de raison, qui fait usage de sa rationalité par le biais de la démonstration rationnelle, c’est l’avènement du logos. Le logos est le discours ou la parole rationnelle. Jusqu’à aujourd’hui, notre culture repose sur le logos et nous trouvons dans toutes les disciplines le terme « logie », psychologie, zoologie…

Il me semble que cette vision du monde, la question du logos, est remise en cause. Je parle de l’avènement d’une nouvelle façon d’appréhender le monde qui désormais se fait par l’intermédiaire d’un écran. Par exemple, dès votre arrivée dans un musée, vous prenez votre appareil pour voir au travers de votre écran. Notre premier regard sur le monde se pose au travers de notre écran.

Evidemment se pose la question de la vision du monde. Notre rapport à la virtualité, à l’image, nous amènerait à représenter le monde d’une nouvelle sorte, c’est ce que j’ai appelé l’avènement de l’eidôlon. Dans l’allégorie de la caverne chez Platon, l’eidôlon peut être traduit par les images simulacres, les ombres sur la paroi de la caverne. Moi, j’ai appelé eidôlon plutôt des images éphémères.

Qu’est-ce que le règne de l’eidôlon ? C’est le règne d’images qui se succèdent sans pour autant faire récit les unes à la suite des autres, comme dans Snapchat, une société du zapping. La téléréalité est une succession d’images sans récit, sans scénario a priori, qui tient sur les affects. Si vous opposez le logos à l’eidôlon, à cette succession d’images sans récit, vous mettez en place la puissance d’une société des affects, je n’ose pas dire pulsionnelle car nous maîtrisons mieux les affects que les pulsions, une société des affects au profit d’une société de la réflexion. Le temps n’est plus aux méditations cartésiennes car il faut du temps, de la maturation. La réflexion est de la maturation, ce n’est pas la quantité de livres lus qui compte, c’est ce que nous en faisons, c’est de l’élaboration, c’est du travail sur lequel nous revenons sans cesse, ce n’est pas du prêt à penser. Combien de temps de lecture passez-vous ? Trois minutes ? Cinq minutes, c’est rare ! Qui s’est tapé les trois « Critiques » de Kant ?

C’est ça le royaume de l’eidôlon, des images éphémères, sans faire forcément récit, sans faire forcément sens et qui tiennent par quoi ? Par les affects. Alors dans tout cela, qu’est-ce qu’un selfie ? Vous auriez tort de penser que c’est une vieille histoire bien connue, bien avant Ovide et Narcisse. Le narcissisme s’inscrit partout, nous n’aurions rien accompli sans narcissisme. Le selfie est beaucoup plus que ça. Le selfie est ce que j’appelle un pic speech, ou encore des « images conversationnelles », c’est- à-dire que c’est un néo langage. Tout se dit, mais sur le domaine des affects, des émotions. Qu’est-ce que nous passons au travers d’une image ? Une émotion. Et elle change très vite car nous sommes dans un contexte de l’immédiateté, de l’urgence. Dans ce contexte-là, écrire et lire prennent du temps.

Je vais soumettre à votre réflexion la situation suivante. Prenons un petit enfant d’un an qui fait ses premiers pas. Sa maman vit seule, que fait-elle en premier ? Elle le filme sur son smartphone. Quelle est la deuxième chose qu’elle fait ? Elle le regarde. Et là que va faire cet enfant qui est en fait l’objet concerné ? Il va venir se voir sur la vidéo. Après, elle le poste. Réseaux sociaux ou perso, il y a le choix. Cet enfant n’a pas conscience, ni de la temporalité, ni du stade du miroir, ni de sa propre subjectivité. Nous allons avoir affaire à un enfant qui, avant de se construire comme sujet, se voit agir sans qu’il ait conscience du temps, il se voit faire des pas, il ne se connaît pas comme sujet, il se voit agir dans un smartphone, tout en étant chosifié, déifié. Avant même qu’il ait l’élaboration du langage, la conscience de soi, la conscience du temps… sa conscience psychique, au lieu du langage, se construit à partir d’images, d’images éphémères. Lacan disait « L’inconscient est structuré comme un langage ». Mais qu’en serait-il de l’inconscient si le langage n’était pas structuré ?

 

S’il s’agissait de définir le selfie, je dirais qu’il est un néo langage, une manière de traduire le monde à partir d’images éphémères, il est du règne de l’eidôlon, des images conversationnelles. Souvenez-vous de la pub de Mac Do qui disait « Venez comme vous êtes ! » associée à des smileys.

« Venez comme vous êtes ! » Mais qu’est-ce que le visage ? Nous pouvons dire que le visage est l’expression de ce qu’il y a d’unique chez un sujet. C’est l’expression de sa subjectivité, de son ressenti, de ce qu’il ne dit pas et qu’il montre. Un visage transmet, il est un livre ouvert. Et là, à la place de « comme vous êtes », de l’unicité du sujet, vous avez du général qui n’est autre qu’un smiley. Le nombre limité de smileys réduit notre choix émotionnel. Néanmoins nous adorons jouer avec, moi la première.

Voyons le stade du miroir, brièvement.

Lacan dit qu’entre six et dix-huit mois, un enfant va peu à peu se séparer du corps de sa mère pour accéder à sa propre subjectivité, en plusieurs étapes. Il va faire des mimiques jubilatoires devant un miroir. Au départ, il croit que c’est un autre, puis il comprend que cet autre n’est qu’une image, un

reflet, et enfin il va comprendre que cet autre est lui-même. Ce que Lacan dit c’est que, avant d’être sujet, l’enfant préexiste dans le désir de ses parents puisqu’il est parlé, nommé, avant même d’exister comme sujet. Petit à petit, sa distanciation va lui permettre d’accéder à sa propre subjectivité. On peut dire que le moi en tant que sujet propre va apparaître à travers la question de l’image, du reflet. Alors qu’en serait-il de ce moi à advenir quand cette image se construit dans une autre image que la sienne, qui est l’image selfique ?

De quoi parlons-nous, quel cheminement suivons-nous quand nous passons du stade du miroir de la conscience de soi à cette représentation de soi ?

Je suis arrivée à l’équation suivante. Il est évident que du selfie, depuis l’étape où nous nous prenons nous-mêmes en photo va naître une autre forme d’identité, une autre part de soi, apparentée à l’idéal du moi et que nous appelons l’avatar. Nous en avons tous un. Si nous avons une existence dans le domaine de la virtualité, c’est notre identité numérique. Cet avatar peut être notre profil sur un réseau social. Peu importe que notre identité soit exagérée, c’est une part de nous. Il faut compter sur une subjectivité augmentée qui accompagne le corps augmenté avec l’équation suivante : le moi réel conscient et inconscient auquel s’ajoute notre identité virtuelle que j’ai appelé le sujet virtuel donne le soi digital que nous touchons et recomposons à loisir. Nous touchons à notre image en permanence. J’ai appelé cela l’avènement du sujet cyber moderne.

J’ai parlé de post et d’hyper modernité et je rajoute un terme, les « métamorphoses du moi », sous-titre de mon livre. Dans une métamorphose, il y a trois mouvements. En prenant l’exemple de la chenille, il a d’abord la chenille, puis la mue, puis le papillon. Donc un mouvement de naissance et un mouvement de formation, puis de déformation et de transformation. Ce qu’il y a de fort dans la métamorphose, c’est que même si la chenille et le papillon n’ont pas du tout la même forme, ils ont le même ADN, c’est la forme qui change mais pas le fond.

Cette transformation convient pour définir l’avatar, mais il me semble qu’aujourd’hui nous sommes dans un cas supplémentaire. Nous ne sommes plus dans une métamorphose, mais plutôt dans une hybridation. C’est-à-dire que l’objet qui était jusqu’à présent à l’extérieur de moi va faire corps avec moi jusqu’à peut-être me modifier, me transformer. Notez que je ne veux pas employer de terme comme réparer ou augmenter. En tout cas le mélange sera fait et nous ne pourrons plus parler de métamorphose, je pense que nous pourrons parler d’hybridation. Petit exemple, nos rapports de consommateurs et ce qu’Amazon a transformé. Nous avons pris des habitudes sans les avoir choisies. Ne sommes-nous pas déjà transformés ? Autres exemples, les lentilles qui permettent de zoomer ou ces lunettes Google Glass dont une femme a équipé son enfant autiste pour qu’il puisse lire les émotions des gens et avoir une sociabilité améliorée. Utilisées par des personnes non autistiques, ces lunettes développent des facultés empathiques.

Je reviens en arrière, qu’en est-il de cette problématique du moi ? Effectivement c’est un des grands enjeux puisque nous sommes dans l’hyper individualisme, le moi. Nous nous auto promouvons. Regardez Kim Kardashian qui n’existe que par l’auto promotion de soi, le self branding. Le moi est devenu une marque à promouvoir, c’est le centre de toute chose. Quel est l’enjeu dans l’existence ? C’est de jouir, exister pleinement, arriver à être reconnu, éprouver le sentiment de toute puissance. En conséquence, force est d’admettre que les autres sont considérés comme un moyen. S’agit-il d’une problématique narcissique ? Le narcissisme tel que développé par Freud est constitutif du sujet. Un bon narcissique est quelqu’un qui a confiance en lui, qui prend des risques, qui n’a pas peur de se confronter à l’existence, aux échecs. Vous avez sûrement une bonne dose de narcissisme car sans lui, vous n’auriez rien accompli de grand ou d’important dans votre existence.

Les gens qui se sur représentent sur les réseaux sociaux ont évidemment une problématique narcissique, une faille narcissique. Ils ne sont jamais satisfaits et même une quantité incroyable de like ne leur suffit pas à éprouver un sentiment d’eux-mêmes valorisé. Ce n’est qu’un masque social comme celui des femmes qui, en se maquillant, veulent se montrer sous leur meilleur jour. C’est un masque virtuel.

Pour pouvoir sortir la problématique selfique du narcissisme, j’ai trouvé un nom. Je parle soit d’égotisme, c’est-à dire d’un souci d’égo, de soi, de se montrer et qui n’a rien avoir avec la constitution psychique, soit de narcissisme social. Pourquoi avons-nous autant besoin de nous montrer ? C’est ça le cœur du problème ? Quel est l’enjeu ? Pourquoi poster autant de photos ?

C’est par besoin d’amour, pour se sentir reconnu dans le regard de l’autre, pour avoir le sentiment d’exister. L’enjeu est la visibilité, je veux être vu parce que ça me confirme dans mon existence, l’idée est de ne pas mourir, c’est une manière de lutter contre l’angoisse de mort. Dans les réseaux sociaux nous ne mourrons jamais. Mais qui touche l’héritage ? Vos enfants auraient-ils accès à tous vos mails, à toute votre vie ? Doit-il y avoir des héritiers ? Ce n’est pas simple.

Deuxième question. Partant de ce postulat d’une telle angoisse de mort, pourquoi, dans notre société contemporaine, avons-nous tant besoin d’être confirmés dans notre existence ? Cela veut-il dire que, dans la réalité, nous avons le sentiment de ne pas exister ? Ne se passe-t-il plus rien dans l’inter subjectivité, moi dans le regard de l’autre ?

Un autre enjeu peut-être. Dans le monde réel, l’intensité n’est peut-être pas assez grande pour avoir le sentiment d’exister. Nous basculons donc dans des comportements ordaliques. Quand nous flirtons avec la mort pour nous assurer que nous sommes vivants. C’est le cas par exemple avec le binge drinking, une alcoolisation violente qui vise à perdre conscience, c’est-à-dire se placer aux limites, sentir les vibrations les plus grandes ou le workaholisme, se défoncer au travail, dire

« j’m’éclate ! » Il ne faut pas négliger le sens de la métaphore.

La révolution érotique. Le selfie a aussi du ludique, du léger, du jeu, du « On s’amuse à défaut de s’éclater ». Je vous cite Schiller que j’aime énormément : « L’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue ». C’est intéressant car il fait du jeu quelque chose de constitutif du sujet. D’ailleurs le jeu est fondamental pour l’enfant. Je vous invite à jouer car si vous prenez les choses trop au sérieux, ça ne fonctionne pas ! En termes de management c’est en fait vital, tout autant qu’en terme d’existence. La vie n’est-elle pas assez tragique ? Ne faut-il se jouer de la vie elle-même ? Donc le selfie au premier degré, c’est la photo du bon moment ensemble, entre potes, nous voulons le vivre, le garder.

Rentrons maintenant dans la dimension érotique. Une étude a été faite qui montre que plus les gens se prennent en selfies, moins ils font l’amour. Il existe un site qui est assez emblématique de l’époque contemporaine qui s’appelle Beautyful Agony. Vous êtes tranquillement, tout seul chez vous dans un rapport onanique, donc de masturbation, et au moment de la jouissance vous prenez un selfie de votre crispation et vous postez cette jouissance sur ce site.

La question que je pose c’est : « A quel moment la jouissance a-t-elle vraiment lieu ? » Ce que je pense, c’est que la jouissance a lieu quand vous vous savez regardé. Cela veut dire que vous jouissez dans le regard de l’autre par l’intermédiaire d’écrans interposés. Pourquoi est-il si compliqué d’avoir une relation sexuelle avec quelqu’un ? Dans la virtualité, il n’y a pas la chair, le goût, le corps, le pulsionnel même si les robots sexuels, aujourd’hui, ont tendance à régler ces petits problèmes. Force est d’admettre que la relation à l’autre vous engage. Le corps de l’autre, le regard, la présence, ça fait relation. Dans la virtualité vous avez tout le semblant, sans l’engagement, sans la responsabilité, sans la lourdeur de l’altérité. Ça ne fonctionne que sur les fantasmes, juste ce qu’il faut pour ne pas trop vous en cacher. C’est aussi ça les dérives des selfies.

Pourquoi des dérives avec les selfies ? Nous avons vu Barack Obama faire un pas de côté en pleines funérailles. Il semblerait que, en plein acte selfique, se produit une déconnexion avec la réalité, comme si nous perdions conscience des choses, comme si nous étions happés par le mouvement de la toile. Avec les selfies sont nées des photos complètement indécentes. Celle-ci d’une jeune fille qui se met joyeusement en scène à Auschwitz, c’est de l’indécence totale.

Ou dans un autre registre, tout aussi problématique pour les ados, les selfies périlleux faits par des athlètes de haut niveau, copiés par des jeunes prenant le risque de graves accidents.


Le but de ce genre de photos est d’exister médiatiquement, de se tailler une réputation. Une fois que nous l’avons, grâce au nombre de vues, nous avons un pouvoir capable d’influencer. Le média investit sur vous et vous rémunère par le biais de la publicité. Comment dire à des gamins « faites vos maths, bossez votre philo », nous ne sommes pas crédibles, en une vidéo ridicule, ils gagnent 100 000$. Que pouvons-nous faire avec ça ? Cela veut dire qu’il n’est pas nécessaire de travailler à plein temps, mais peu en vivent, les autres n’ont qu’une peau de chagrin.

Comment arrivons-nous à de telles dérives ? Quand nous sommes pris dans le mouvement de la virtualité, nous sommes coupés de la réalité, nous ne pouvons pas être dedans et dehors. Quand nous sommes pris par ce mouvement-là, il y a une telle jouissance que nous avons beaucoup de mal à nous rappeler du reste et de revenir à la réalité. Effectivement il y a plus de morts par selfie que par requin.

Passons à la révolution esthétique. Il faut savoir que depuis 2013, de nombreux musées selfie ont été créés, aux Etats Unis, en Asie, à Manille où vous-même devenez un héros de Van Gogh ou de Rembrandt.

Est-ce que le selfie est une continuité logique d’un point de vue artistique car de très belles choses peuvent être faites, est-ce une continuité logique de l’autoportrait ou bien est-ce que nous avons affaire à un genre totalement inutile ?

J’aime beaucoup le selfie qui représente une main masquant un visage, exemple de ce que peut être l’art photographique du selfie avec une mise en abime et une interrogation identitaire à proprement parlé. Il est vrai que derrière cette capacité à se montrer et à se chercher au travers de son propre regard se pose la question de l’identité. Se repose ainsi éternellement la question de Montaigne « Qui suis-je ? »

Sur la même planche, que font ces jeunes ? Ils sont en train de prendre une photo de telle sorte qu’ils rentrent dans le tableau. Rentrant dans le tableau, ils sont œuvre. L’égotisme va-t-il au point de remplacer l’artiste lui-même ? Ces jeunes rentrent dans le tableau et le finalisent. Mais qu’est- ce qui finalise une œuvre d’art ? C’est l’instant où elle est vue ! C’est le regard du spectateur qui la finalise. Et ici, ce n’est pas l’œuvre qu’ils photographient, ce sont eux dans l’œuvre. Avons-nous affaire à la continuité de l’autoportrait ou à un nouveau genre artistique ? Mon point de vue suit le deuxième choix.

Voyons maintenant les pathopsychologies de la vie moderne. Les Américains, qui sont des gens très sérieux, font de grandes études très subventionnées. Il y a des statistiques qui prouvent que le selfie est un trouble du comportement. Il pourrait même être mis dans le DSM, livre de classification des maladies mentales.

Ils en font un trouble compulsif, comme un TOC. Evidemment le selfie n’est pas un trouble mental car il ne traduit pas un problème psychique. Par contre, notre société de la démesure conduit à des malaises, à des excès et donc à des problématiques spécifiques. Si Freud revenait aujourd’hui, sur quoi travaillerait-il ? L’hystérie ne serait pas son champ de prédilection. Il travaillerait peut-être sur l’addiction.

J’ai essayé de comprendre, de voir tous les travers, tout ce qui pose problème dans notre contemporain car toute société connaît des sources pathogènes. De la liste obtenue, j’ai fait un classement, une sorte de nosographie et je me suis rendue compte que ce dont notre société souffrait pouvait se résumer à ça :

Problématique de la parole ; Problématique de l’écoute ; Problématique de la réflexion ; Problématique du regard ; Problématique du désir ; Problématique de l’amour.

En réalité, tout tourne autour de ces thèmes. Et si nous souffrons aujourd’hui de difficultés relationnelles, difficultés à exister, à se sentir bien, ça se résume par ces problèmes-là.

Voici des exemples illustrant les principaux axes de cette nosographie :

Les pathologies de la limite : ne plus savoir dire non, l’enfant roi, le manque d’autorité, d’affirmation de soi. C’est le no limite, et s’il n’y a plus de limite, il n’y a plus de valeur et tout se vaut, tout est équivalent.

Les pathologies de l’objet : les fous de l’avoir sont capables de camper trois jours pour avoir le dernier Apple. C’est exister par l’avoir, mais aussi posséder ce que l’autre possède, le smartphone comme objet doudou, sous son oreiller. Le risque est de chosifier l’autre en vue de la satisfaction de nos propres désirs.

Les pathologies du moi : l’égotisme, le narcissisme social, la problématique de la visibilité, le besoin d’être vu, d’être confirmé dans le regard de l’autre, la dysmorphophobie, qui génère une image de soi toujours déformée que nous cherchons à recomposer sans fin de manière plus radieuse dans le monde de la virtualité.

Les pathologies de l’angoisse : si vous pensez au rapport au temps évoqué tout à l’heure, vous repensez au rapport à l’angoisse, « je vis et je meurs », comme dans les jeux vidéo. C’est une angoisse de projet qui donne un sens à l’existence mais nous nous en fichons, ce que nous voulons, c’est jouir et recommencer.

Les pathologies du vide : je veux faire de la solitude une pathologie contemporaine parce que le rapport que nous avons avec les objets écrans, avec la virtualité, nous isole. Il est très compliqué de générer du lien. Dans le monde dans lequel nous vivons, la course à la réussite, au bonheur, à l’hyper réalisation de soi, à la performance, provoque des angoisses. Nous faisons des erreurs, ce n’est pas bien et nous ne pouvons pas prendre un cachet pour guérir nos angoisses. Une phrase de Kierkegaard en parle « L’homme est une tension angoissée vers la transcendance ». Je vis, je meurs parce que je sais que je suis mourant dès le départ. C’est ce qui va donner de la valeur à toute chose. Il n’y a pas de pilule pour guérir de l’angoisse existentielle. Commettre une erreur, c’est la vie, c’est ce qui nous fait grandir. Quand nous osons dire « je ne suis pas la toute-puissance et j’ai besoin d’aide », ça fait rencontrer les gens. Vous serez étonnés de voir combien de gens, de jeunes qui souffrent d’isolement social, trouvent une sociabilité dans les réseaux sociaux, une raison d’être. Cela donne aussi le retrait social, des jeunes de vingt ans qui ne quittent jamais leur chambre chez leurs parents, passent des journées entières sur des sites internet, c’est très difficile de retourner à la vie réelle. Il s’agit d’une pathologie sociale.

Les pathologies du lien : combien de parents, issus de bons milieux, sont venus me voir en me disant, après avoir vu leurs filles regardant YouPorn « Qu’est-ce qu’on fait ? » Il s’agit de gamines de dix ans qui n’ont jamais vu un corps nu, qui n’ont aucune conscience de leur corps, de la sexualité. Je dis que la saturation de l’image conduit à la saturation de l’imaginaire. Par exemple, l’onanisme fonctionne sur les fantasmes, indispensables dans la sexualité, mais quand vous n’avez même plus à faire l’effort du fantasme et qu’il est fait à votre place. Que vous reste-t-il ? C’est le désir qui est castré au profit de la jouissance.

Il y a aussi le ghosting. Votre mari ou votre femme s’en va le matin et le soir a disparu. Plus de nouvelle, plus rien ! Sur internet, la même chose, vous effacez vos contacts et vous disparaissez, c’est tellement facile. Vous avez été ghosté.

Pour terminer, j’ai fait une analogie entre l’humanisme classique tel que nous pouvons le voir au XVI° siècle donnant naissance au sujet « Qu’est-ce que l’Homme, qui suis-je ? » Montaigne disait

« Je suis la matière même de mon livre. Ce que je cherche, c’est à comprendre ce qui fait l’humaine condition à travers mon exemple propre. Ce que je cherche, c’est à me dépeindre ». C’est l’avènement de la subjectivité qui va commencer avec l’humanisme. Nous avons alors un questionnement autour des grandes valeurs, un rapport avec la nature. Descartes disait un peu plus tard « L’homme peut se rendre comme maître et possesseur de la nature » avec un développement techno scientifique. C’est le moment où nous allons poser la raison comme fondement, développer les sens et les techniques. De manière très analogique, nous vivons la même chose, un rapport à la nature, un grand questionnement autour des valeurs et un grand questionnement identitaire. C’est pourquoi je parle d’un humanisme 2.0 ou bien encore d’un humanisme numérique avec l’avènement d’une nouvelle forme de sujet, d’un sujet augmenté ou d’un sujet virtuel. Pour moi, le développement dans lequel nous sommes aujourd’hui va donner lieu à une nouvelle forme de transcendance, c’est peut-être un peu prétentieux. Nous avons connu trois formes de transcendances. Chez les Grecs, c’était la nature, pendant la chrétienté, c’était Dieu et pendant les Lumières, c’était la raison universelle. Je pense qu’aujourd’hui nous sommes dans une forme d’immanence, c’est-à-dire que nous partons de l’homme pour aller vers une forme de transcendance. Je pense que l’égo narcissisme, ce moi qui se mange le nombril, ne peut tenir. Descartes parle du « Je pense donc je suis » Husserl le lui a reproché lors de la Cinquième méditation cartésienne. Je le cite « Ce solipsisme ne tient pas car quand nous pensons, nous ne pensons jamais rien, nous pensons toujours à quelque chose et quelque chose, c’est de l’autre. » L’autre est toujours une nécessité dans le rapport à moi-même et au rapport au monde et, je pense qu’aujourd’hui, dans ce contexte hyper individualiste, égotique à l’extrême et avec l’illusion d’une toute-puissance, ce qui va faire nous élever est un nouveau rapport à l’autre, ce que j’ai appelé l’altérisme qui passera par la virtualité, une virtualité créatrice. Nous n’avons jamais eu autant de chances de nous rencontrer. Pourquoi ne pas traverser les écrans, pourquoi ne pas faire usage de la virtualité pour transformer nos liens au lieu d’avoir le sentiment d’une déshumanisation, pour réhumaniser par le biais de cet humanisme numérique et créer ce que j’ai appelé l’altérisme, c’est-à- dire la nécessité impérieuse du rapport à l’autre comme premier avant le rapport à soi.

 

Les questions de l’assistance :

 S i je vous ai bien comprise, d’un mal peut sortir un bien.

 Je vous transmets une phrase de Levinas « L’avenir, c’est l’autre. La relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre». Je suis convaincue de cela. Cette phrase rend très bien compte de l’idée de l’altérisme. Bien sûr qu’un mal peut être un bien à condition d’être libre de pouvoir le choisir. La seule chose qui m’inquiète, c’est que s’il y a hybridation, nous allons perdre le pouvoir d’un libre arbitre, c’est une forme de déterminisme. Pour l’heure, c’est un outil de créativité, de mise en lien, les outils de Facebook sont juste extraordinaires en termes de lien humain.

A u Pays Bas, dans les années 2013-2014, un homme a catégorisé trois mille avatars en vingt-  q uatre classes. C’est hyper intéressant. Dans ces classes les gens se prennent en selfie, en avatar dans  d es situations presque extrêmes parfois, mais tellement identiques que c’est juste improbable d’où un  a utre regard sur le selfie que j’appelle l’auto portrait 2.0 qui est un moyen de confirmer son  a ppartenance à une communauté ou la volonté de l’intégrer. Nous sommes alors moins sur cet aspect  é gocentrique mais plus sur l’aspect social et la volonté d’appartenir à un groupe. Par ailleurs ce qui est i ntéressant à voir ce n’est pas uniquement les selfistes mais les hublistes, contre mouvement des gens  q ui renoncent à n’être que des images photoshopées.

 Il est évident que nous pouvons aussi voir l’appartenance à un groupe quand les jeunes se prennent en photos et utilisent des filtres pour se dégrader ou simplement pour appartenir à une communauté, c’est un grand classique. C’est aussi un désir mimétique qui existe dans toute société, c’est un désir de ressemblance.

Vous avez parlé d’isolement par le fait que nous produisons des images. Je suis beaucoup sur l es réseaux sociaux. Vous parlez de la société de l’image et vous parlez d’illusion, de quelque chose de  f aux. Je n’ai pas le sentiment que nous soyons plus faux qu’avant.

 Je suis d’accord avec vous, les sentiments, les émotions restent les mêmes.

Je trouve que c’est un manque de pudeur. Avant les gens ne s’exprimaient pas forcément, par  p udeur. Aujourd’hui nous pouvons explorer différentes facettes de notre personnalité car nous
produisons beaucoup d’images, mais nous ne les considérons pas importantes. Les images

volontairement publiées sont à la fois à notre avantage ou à notre désavantage. Il y a beaucoup  d ’autodérision. Je constate dans mes relations notre facilité à publier des futilités sur les réseaux et j’ai l e sentiment, dans la vraie vie, d’aller plus profondément dans mes relations et de mieux connaître les  g ens autour de moi. J’ai l’impression d’être plus proche de mes amis que mes parents et grands-parents  n e l’étaient.

 C’est difficile de dire « Avant, c’était mieux ». C’est difficile de comparer. Mais à qui nous adressons-nous quand nous postons quelque chose ? Est-ce qu’il y a un destinataire particulier ? C’est très variable. Quand nous faisons un selfie avec un langage à proprement parler, alors tout peut être dit, le meilleur comme le pire, le léger comme le profond.

Par contre comme vous le dites, est-ce que c’est plus faux ? Je ne le pense pas du tout. Quand j’emploie le terme d’illusion, je veux dire invraisemblance ou donner l’image que nous donnons de nous qui n’est pas toujours juste. Par contre les émotions sont dans un autre registre, elles sont réelles. Nous pouvons avoir de vrais amis sur Facebook avec un lien différent. Dans votre vie quotidienne, vous avez des amis qui peuvent être très éloignés. Nous pouvons ressentir une réelle tristesse quand nous apprenons le décès d’un ami Facebook. L’émotion est réelle.

Il n’y a pas que des futilités sur les réseaux sociaux, le selfie est un langage, tout peut être dit, provoquant les larmes comme les rires. Tout peut être dit, le meilleur et le pire, des horreurs, des lynchages. Par exemple, rompre une relation amoureuse par texto, c’est tellement plus simple car nous ne sommes pas confrontés au regard de l’autre et ça va tellement plus vite, nous ne nous engageons pas. C’est peut-être ce qui nous donne l’impression de futilité, en donnant notamment notre avis sur tout. Aujourd’hui n’importe qui donne son avis sur n’importe quoi, autrefois nous n’aurions pas osé. Cela fait illusion, illusion de la vérité.

Si nous nous projetons au niveau des fables de La Fontaine avec Le rat des villes et le rat des  c hamps, selfie-t-on plus en ville que dans les champs ?

C’est une question sympathique qui me replonge dans une situation improbable. Un jour j’étais avec un explorateur qui habite au Pôle Nord, je faisais une radio avec lui et il m’a fait une remarque en aparté « Tu sais, c’est incroyable cette histoire du selfie parce que je vis toute la journée avec des esquimaux. Ils ne sont jamais sortis de leur mode de vie très traditionnelle mais quand ils arrivent à pêcher un phoque, ils se prennent en photo avec et font des selfies, et là c’est la reconnaissance suprême. »

Alors, rats des ville et rats des champs… Un partout et balle au centre parce que je pense que c’est un phénomène planétaire, un comportement sociétal. A Douala, c’est la même chose, ils n’ont peut-être pas d’argent, mais tous ont un smartphone. Regardez vos gamins qui jouent avec n’importe quel gamin, de n’importe quel pays. C’est une ouverture au monde, à l’altérité, internet est peut-être l’avènement d’une nouvelle forme de cosmopolitisme.

S ’il y avait une bonne chose dans cette histoire du selfie, ce serait quoi ?

Que ça reste un jeu, que ça reste un lien, que ça reste de l’autodérision ! Contrairement à ce que nous pouvons croire, la société est beaucoup moins libre qu’il y paraît. A l’université Paris V, je parlais du foodporn, souvenez-vous de la bouteille de Perrier et de la nana qui caressait l’étiquette en la faisant monter et descendre. La bouteille finissait par faire pschitt. Aujourd’hui le foodporn s’associe au sexisme, à l’anti-féminisme. Je parlais de ça et je me rendais compte qu’il est très difficile, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, de pouvoir exprimer les choses. Aujourd’hui si cette publicité sur Perrier venait sur nos écrans, elle ne pourrait pas passer, elle serait interdite. Nous sommes dans un contexte surprenant. D’un côté nous prônons la libéralité sur tout, sous couvert d’amoralité, chacun n’est comptable que de lui-même dans cette forme de toute-puissance et en même temps, contrairement à ce que nous pourrions imaginer sur les réseaux sociaux, nous sommes dans l’hyper politiquement correct. Nous sommes en permanence censurés par la vox populi.

En fait ce qui me pose problème dans ce contexte-là, c’est que nous faisons ce que nous voulons. Si nous envoyons des selfies de soi, ce n’est pas une question d’égotisme. Si nous voulons nous montrer dix fois en photo, qu’est-ce que cela peut faire ? Arrêtons d’être jugés en permanence, que le regard de l’autre soit un regard accompagnateur et non un regard de censeur.

Qu’est-ce qu’il y a de bon ? Faisons des selfies, affirmons notre liberté et j’irai même jusqu’à dire « Dans cette société conformiste, et si le selfie était un acte de résistance pour montrer ce qu’il y a de plus unique chez chacun d’entre nous, sa subjectivité, son visage, avec ses imperfections. Le selfie est peut-être un acte révolutionnaire ».

Pouvons-nous et devons-nous intervenir dans la virtualisation de nos enfants et comment ?

C’est un gros problème, toutefois je suis une enfant du Club Dorothée et cela ne m’a pas traumatisée. Je travaille, j’écris des bouquins et en même temps je suis contente qu’il y ait des écrans pour mes enfants, par exemple durant quatre heures de train ou douze heures d’avion. « On ne fait pas tout ce qu’on veut, on fait ce qu’on peut ! » Vous connaissez l’adage.

Néanmoins, c’est l’excès qui pose problème, provocant les pathologies évoquées précédemment. Le problème avec les écrans, c’est la mesure. Concrètement si nous interdisons les écrans, les gamins vont grandir à côté de la plaque. Qui vous dit qu’utiliser la virtualité ne va pas générer dans cette nouvelle génération des compétences cognitives de créativité que nous ne pouvons pas soupçonner. Pour moi l’interdiction radicale ne vaut pas plus que l’autorisation radicale. Dans une société de l’excès, il faut donc trouver l’une des deux vertus suivantes : la sagacité, la sagesse dans l’action et la juste mesure, entre la lâcheté et la témérité. Choisir le courage, le juste milieu. Il faut définir le cadre et le plus dur, c’est de s’y tenir.

Dans une ville des Etats-Unis, internet est interdit et cela devient le nouveau luxe. Certains j eunes refusent toutes ces technologies. Penses-tu que cela a de l’avenir ?

Par expérience, non ! Parce que nous ne pouvons pas ignorer ce que nous savons. Parce que certains veulent faire du sensationnel et quand ils ne savent pas faire plus ou mieux, ils prennent le contre-pied, ils font l’opposé. Tout internet ou rien du tout !

Comment l’école peut-elle donner envie de se poser, d’étudier ?

Elle ne peut pas.

Mais c’est un vrai enjeu, dire aux enfants que pour lire, il faut prendre le temps.

Déjà il faudrait faire une éducation à la frustration au plus tôt. Quand ils sont tout petits petits, qu’ils font des caprices. Nous avons tendance à vouloir céder tout de suite mais c’est là qu’il faut résister. Dans une société hyper consumériste où l’objet et l’avoir ont tellement de valeur, j’existe parce que je possède, il faudrait arriver dès le plus jeune âge à donner la valeur de l’immatérialité. C’est très difficile à faire et c’est l’enjeu, éduquer la frustration pour susciter le désir, ce n’est pas à l’école de faire ça, c’est aux parents de le faire.

Quant à l’école, comment donner le goût, l’appétence. Peut-être, mais je suis très utopique, par le goût de la vérité. Selon Platon, quand nous parlons à un public, il ne faut jamais chercher à plaire. Quand nous avons quelque chose à dire, le discours, la vérité au sens philosophique du terme est quelque chose qui va en soi et pour soi, nous ne sommes là que pour transmettre. Il ne faut pas chercher à plaire, il faut aimer sans chercher de retour. Que l’école soit encore porteuse de çà, c’est- à-dire faire en sorte de donner suffisamment de confiance intellectuelle à l’enfant ou à l’ado pour qu’il puisse avoir foi et avoir envie de se réaliser lui-même. Mais pour donner le goût, il faut montrer l’intérêt, soulever le voile pour permettre le passage du visible au voyant.

Que pensez-vous de la grande mode du développement personnel qui, d’après ce que je crois  s avoir, est basé sur des techniques autocentrées ?

 J’ai toujours été contre. Trouver votre bien là où il est, peu importe, c’est égal si cela vous fait du bien. Mais là où cela m’ennuie, c’est que souvent ces ouvrages-là sont des ouvrages du non-effort. Alors que l’accès à soi, l’introspection quel que soit le chemin, est une épreuve douloureuse. Le développement personnel peut donner l’illusion que nous pouvons arriver à nous connaître en dix leçons alors que vingt-cinq siècles de réflexions, de sagesse, n’ont pas su donner une seule réponse à cette question. Le bonheur est une responsabilité qui n’incombe qu’à nous-même, c’est un effort qui dure toute une vie. Alors quels que soient les bouquins qui vous diraient que nous pouvons guérir de la vie elle-même en lisant quelques pages ou en allant voir quelques gourous, je pense que c’est dangereux, que cela vous éloigne de la vérité et surtout d’une culture de l’effort. La connaissance de soi, c’est un labeur. Je ne suis donc pas pour ce genre de livres, cela peut faire du bien aléatoirement mais ce n’est pas une fin en soi.

Conclusion de Jean-Michel Mousset :

 Je me permets une dernière question, le vrai développement personnel ne serait-il pas le  dépouillement personnel ?

 J’accrédite.

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

www.semaphore.fr