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« Quel état du monde en 2017 ? Regards géopolitiques »

Compte rendu de la  77° rencontre du CERA du vendredi 27 janvier 2017 avec Alain SIMON

« Quel état du monde en 2017 ? Regards géopolitiques »

Après l’élection de Donald Trump, le Brexit, les attentats islamistes en 2016, que nous réserve l’année 2017 ? Au-delà de l’actualité immédiate, Alain SIMON, expert en géopolitique, nous invite à considérer le temps long de l’Histoire et de la Géographie. L’Histoire est écrite par les vainqueurs, certes, qui dessinent également les cartes, mais un jour peut venir où les identités vaincues se réveillent, où les territoires prennent leur revanche sur les cartes… Les américains, les Anglais, mais aussi les islamistes nous annoncent-ils ce nouveau paradigme ?
Présentation par Aïda VALCEANU

Alain Simon, vous avez 69 ans, vous êtes juriste et économiste de formation, et depuis de nombreuses années, vous animez des conférences et des séminaires en France et dans le monde entier. Vous formez des chefs d’entreprise, vous enseignez dans de grandes écoles et à l’université, HEC Paris, ESSEC. Vous êtes expert APM depuis 1997 et vous avez également enseigné de 2002 à 2011 à l’Université de Rennes.

On a envie de dire que vous êtes un mélancolique de la géopolitique parce qu’en lisant vos ouvrages et vos articles, on se dit que rares dans l’histoire de l’humanité sont les périodes où l’on a si clairement le sentiment qu’un vieux monde est en train de disparaître et qu’un nouveau met du temps à se laisser comprendre. Pour finir, vous êtes là aussi aujourd’hui pour nous apprendre à tamiser l’information qui nous bombarde de toutes parts, sur les plans politique, culturel, économique, financier, etc. Vous êtes là pour nous apprendre à décortiquer l’info, apprendre à lire le journal. Et ce que l’on sait des autres rencontres avec vous, c’est que bien que le monde d’aujourd’hui soit peut-être inquiétant, vous n’êtes pas là pour nous l’apprendre de manière lugubre. Vous savez le faire avec le sourire et le zeste d’ironie que l’on vous connaît. Alors, nous avons hâte de vous écouter ! Merci beaucoup d’être là avec nous aujourd’hui.
Alain Simon :

Merci beaucoup pour cette notice nécrologique souriante et sympathique. Je suis ravi de vous revoir, car c’est la troisième fois que nous nous rencontrons. Y a-t-il des survivants dans la salle ? Avez-vous remarqué le rituel ? Chaque fois que la présidence américaine est inaugurée, l’année qui suit les Jeux olympiques, et avec une régularité incroyable, quatre ans et deux jours. Nous sommes méthodiques n’est-ce pas ! J’ai le risque d’être répétitif pour ceux qui m’ont déjà entendu et d’être inintelligible pour ceux qui débarquent…

J’essaye de comprendre ce qui se passe dans le monde en utilisant dans ce but une lecture géopolitique. C’est ce que nous allons essayer de faire aujourd’hui. La géopolitique n’est jamais qu’un habillage sémantique chicos et new-look de la vieille histoire géo de nos enfances, et j’aimerais vous convaincre que de recourir à l’histoire et à la géographie peut aider à mieux comprendre, et pour ceux qui le peuvent, à mieux agir. C’est ce que je mets comme objectif à cette rencontre, et ce dans un contexte où le monde change énormément au travers du flot d’informations qui nous est proposé. Qu’est-ce qui est utile ? Qu’est-ce qui est futile ? Qu’est-ce qui est péripétie ? Qu’est-ce qui est tendance lourde ? Peut-on faire la part de ce qui est météo et de ce qui est climato ? C’est amusant de se voir tous les quatre ans parce qu’on mesure la dérive des continents. L’irréparable outrage du temps.

Depuis que nous nous sommes quittés il y a quatre ans, l’Histoire a connu une formidable accélération, ce dont parlait Aïda tout à l’heure. 2017 semble démarrer sur les mêmes bases. C’est incroyable le sentiment d’accélération des événements en ce moment ! La géopolitique peut-elle traiter les informations des quatre dernières années ? L’angle d’approche que je vais avoir est celui-ci. Ce qui vient de se passer durant ces quatre dernières années constitue-t-il un changement réel du monde ou un changement dans la perception que nous en avons ? Voilà la question que j’ai envie de poser à partir des événements des quatre dernières années. D’autre part, ces événements sont-ils venus se loger dans la grille de lecture que je proposais il y a quatre ans, ou au contraire sont-ils venus la démentir ? Je ne vous cache pas que si les événements devaient contredire mes hypothèses d’il y a quatre ans, ce sont les événements qui auraient raison ! Et est-ce que ça permet de pousser le bouchon plus loin ? Voilà ce que je vous propose pour aujourd’hui en jonglant avec des références à ce que je disais il y a quatre et huit ans, et en m’appuyant sur les événements des 48 derniers derniers mois.

Je vais démarrer par un tout petit discours sur la méthode que je vais suivre, pour essayer de faire le tri dans tous ces éléments, ce qui va s’apparenter à la méthode des orpailleurs qui, dans une espèce de fatras de fous, cherchent des pépites. Ils tamisent. J’aimerais faire le même genre d’exercice avec la surinformation des dernières années, et me demander avec vous ce que des historiens dans 10, 20 ou 30 ans, avec un recul que je n’aurai peut-être jamais, seront susceptibles de retenir de ce qui vient de nous arriver. C’est un peu une posture intellectuelle, mais ça va nous aider à sortir de cette vacherie de quotidienneté. Et j’aimerais soumettre à vos esprits critiques un certain nombre d’hypothèses qui vont reprendre dans leur formulation celles que j’ai formulées en 2013. Pas toutes, car j’en ai déjà éliminé certaines qui après avoir surnagé dans le sable de la quotidienneté, auraient pu retomber dans le bocal. Ce sont des hypothèses, ce qui signifie que je ne suis pas du tout sûr de ce que je vais vous dire.

Première hypothèse en réfléchissant à haute voix. Si les élections présidentielles avaient eu lieu tous les deux ans, nous nous reverrions plus souvent… Il me semblait déjà il y a 4 ans que les historiens étaient susceptibles de dire que depuis quelques années s’est achevée une période qui avait commencé en 2001. L’époque que nous vivons depuis 2011 est la fin de l’époque qui avait commencé en 2001 et qui s’est achevée il y a six ans. 2001 n’a pas seulement été un événement, mais un traumatisme qui a entraîné des changements dans les comportements, dans les organisations et dans les esprits. Changements qui ont été valides jusqu’à il y a sept ans. Et depuis, ce n’est plus pareil. Je vous donne un exemple. C’est à cause du 11 septembre que les États-Unis se sont lancés dans un interventionnisme tous azimuts, avec les résultats qu’on a vus. Vous avez remarqué, il y a huit et quatre ans, Obama a choisi le non-interventionnisme avec les résultats qu’on connaît. Il apparaît que depuis une semaine, ce n’est plus le non-interventionnisme, mais l’isolationnisme qui domine. Quel changement ! Il va falloir que l’on se demande le moment venu ce qui est le pire entre les ravages de l’interventionnisme tel qu’il prévalait jusqu’en 2011 ou du non-interventionnisme, voire de l’isolationnisme qui est à l’ordre du jour maintenant. Je laisse la question en suspens, mais il s’est passé quelque chose ! Voici maintenant un autre exemple d’une réalité valable jusqu’en 2011 et qui ne l’est plus actuellement. Jusqu’en 2011, dans certains pays du pourtour méditerranéen, il valait peut-être mieux garder une dictature laïque plutôt que d’aggraver les choses par une dictature religieuse. C’est ce qui s’est dit. J’observe que dans les mêmes pays il y a six ou sept ans, une autre tranche de population plus jeune que les autres ne s’est plus sentie tenue par l’alternative qui avait tétanisé les parents depuis 2001, où le seul choix aurait oscillé entre la peste laïque et le choléra barbu. Ils ont choisi de remettre en cause le système. Quand on regarde maintenant ce qui s’est passé… En fait, l’époque que nous sommes en train de vivre depuis 2011, accentuée, me semble-t-il depuis 2013, c’est la fin de l’époque qui avait commencé avec un traumatisme structurant qui a été valable pendant 10 ans, qui n’est plus valable depuis six ans. Pour qu’il y ait traumatisme, il faut qu’il y ait des images traumatiques et des événements traumatisants. Nous avons eu aussi de notre côté des images spectaculaires, et d’autres traumatismes depuis 2013. Nous sommes en train de vivre une nouvelle époque traumatique. Je ne dirais pas qu’elle est mieux ou qu’elle est moins bien, elle est différente de celle qui a prévalu entre 2001 et 2011. Je sais que toutes les époques sont jalonnées de traumatismes, mais j’ai l’impression que la succession a rarement été aussi rapide qu’actuellement. Il existe des traumatismes négatifs et des traumatismes positifs. Malheureusement, les répliques des traumatismes positifs se font sentir moins longtemps que les répliques des traumatismes négatifs. Mon hypothèse émise il y a quatre ans, confortée, me semble-t-il par les événements des autres dernières années, c’est que nous serions en train de vivre une époque qui ne s’expliquera que par les traumatismes qui l’ont jalonnée. Ce qui fait la portée d’un événement traumatique, ce n’est pas forcément son bilan, mais sa portée symbolique. Si l’histoire du Titanic nous parle encore, c’est parce que c’est la fin d’une série de mythes. Le mythe de l’insubmersibilité des constructions humaines. La fin du mythe de l’illusion de la capacité des hommes à maîtriser les éléments. La fin du mythe de la toute-puissance. C’est pour ça que ça nous parle, et du coup on modifie nos comportements. C’est depuis le 11 septembre qu’on ne peut plus voir un avion qui s’approche d’une tour sans frémir, parce qu’on a intégré le traumatisme. C’est depuis le 14 juillet que je ne peux plus voir sans frémir un semi-remorque sur les grands boulevards comme je le faisais avant. On intègre la fin du mythe de la sécurité. Tous les événements des dernières années correspondent à des événements anti-mythes.

Pour mesurer la portée d’un événement, cherchez le mythe sous-jacent ! Les événements qui marquent ces dernières années ont une portée anti-mythes. Ce n’est pas mal que des mythes disparaissent. Je pense que les illusions sont faites pour être perdues, et comme le disait Audiard « La justice c’est comme la Sainte Vierge, faut qu’elle se montre de temps en temps, autrement le doute s’installe. » Nous sommes en train de vivre en ce moment une époque iconoclaste, et ça ne s’est pas arrangé depuis 2013. Les icônes peuvent s’écrouler d’un jour à l’autre. Et je trouve que ce qui marque notre époque, c’est l’accélération du processus iconoclaste. Tout ce que nous imaginions il y a six ou sept ans impossible, inconcevable, impensable, est devenu aujourd’hui possible. À chaque fois que quelqu’un me dit, « Il est impossible que… » ça m’intéresse ! Les historiens diront dans quelques années que la problématique qui a fait irruption est « Penser l’impensable ». Nous sommes souvent percutés par l’impensable. Pourquoi sommes-nous percutés là où l’on se croyait protégé ? On se croyait protégé et l’on découvre que les solutions font parfois partie du problème, comme par exemple dans l’affaire de la Germanwings où le pilote censé assurer la sécurité a représenté le danger. Ce sont les solutions que l’on met en œuvre pour se protéger des traumatismes précédents qui sont à l’origine des traumatismes suivants. Ce qui crée une atmosphère de défiance généralisée. La solution devient problème. C’est cela l’impensable !Dans le même ordre d’idée, il se passe quelque chose de très spectaculaire à Paris en ce moment. Il y a quelques années, quand on voyait des policiers en faction, ça connotait bouclier protecteur. Actuellement, c’est comme si un signe et une cible étaient désignés. Une étonnante inversion s’est produite en quelques temps. Alors je ne saurais trop vous conseiller de vous entraîner à penser l’impensable. Je me livre pour ma part à l’exercice de manière permanente. Impensable, pour moi en tout cas, que l’Organisation Mondiale de la Santé n’ait rien trouvé de mieux au printemps dernier que de suggérer aux Syriens d’arrêter de fumer ! Tous les jours je trouve des perles dans les journaux… De même que nous devons apprendre à penser l’impensable, je maintiens qu’à l’ordre du jour, nous devons apprendre à regarder l’invisible. C’est bien ce qui se passe avec les élections. Les sondages sondent les intentions positives exprimées. Si vous regardez dans l’autre sens et réfléchissez à qui sont les rejetés, les résultats sont démentis immédiatement. Je prends un exemple. À la primaire de la droite et du centre, la médaille d’or des rejetés était Nicolas Sarkozy, la médaille d’argent, Alain Juppé. N’était pas placé sur le podium parce que jugé non susceptible d’être en finale, Fillon. Hit-parade des rejetés, hop vous avez le résultat des élections ! C’est aussi cela qui s’est passé aux États-Unis. Nous n’avons pas vu avec notre vision faussée qu’il y avait plus de gens qui s’étaient mobilisés pour rejeter Hillary Clinton qu’il n’y en avait qui se sont mobilisés pour rejeter Trump. Il ne faut donc pas sonder les intentions, mais essayer d’imaginer le hit-parade des rejetés, surtout à une époque où les campagnes électorales ont singulièrement évolué. Il n’y a pas si longtemps que ça, on faisait campagne en s’adressant à des gens qui vous écoutaient. Maintenant, ils vous tournent le dos pour prendre un selfie. C’est fou ! Comment voulez-vous que les acteurs des campagnes électorales soient crédibles ? Apprenons à regarder autrement.

Première hypothèse. Nous serions en train de vivre une de ces époques traumatiques qui lance le défi de penser l’impossible. Cette hypothèse est-elle transposable au monde des entreprises et des organisations ? Dans les entreprises, et il y a de nombreux chefs d’entreprises dans le public aujourd’hui, observez-vous des processus traumatiques qui expliqueraient des modifications dans les comportements ? Des mythes qui s’écroulent ? La question de penser l’impensable est-elle à l’ordre du jour dans l’entreprise ? Si cette grille de lecture que je vous propose, ce traumatisme, cette idée de penser l’impensable, correspond effectivement à notre époque, il faut qu’elle s’applique aussi à l’entreprise.

Le phénomène de l’ubérisation illustre-t-il cet impensable ?

L’ubérisation en est un très bon exemple, même s’il s’agit, me semble-t-il, davantage d’un processus que d’un traumatisme, qui a une dimension plus brutale. Le résultat in fine est cependant le même. C’était impensable chez les allumeurs de réverbère que le progrès ne soit pas l’amélioration des bougies, mais l’avènement de l’électricité. Ce qui s’avérait inconcevable pour les chauffeurs de fiacre est également inconcevable pour les chauffeurs de taxi, qui était la seule catégorie de population qui fonctionnait, concernant sa retraite, par capitalisation. Il était beaucoup plus intéressant de rendre les taxis rares en jouant au poker à Roissy. Ce qui faisait monter la valeur de la licence plus que ça ne rapportait de chiffre d’affaires. Il était inconcevable que les taxis soient déboulonnés. C’est un exemple, mais il n’a peut-être pas la brutalité d’un traumatisme.

Qu’Airbnb soit aujourd’hui le principal hôtelier sans posséder un seul mètre carré d’immeuble est impensable !

C’est vrai, de même qu’était impensable pour Kodak l’idée que les progrès en photographie ne seraient pas liés à l’argentique. Mais comment fait-on pour penser l’impensable ? C’est d’accord, il y a des ruptures où l’on découvre que l’impensable s’est produit. Mais pourrait-on avoir une démarche pour essayer de penser l’impensable ? En sachant bien sûr qu’il s’agit d’un oxymore. C’est néanmoins quelque chose vers lequel on peut tendre de manière asymptotique. C’est impensable que je sois immortel, mais je vais quand même essayer de m’en rapprocher… Comment pouvons-nous nous y prendre pour penser l’impensable ? Oser traverser en dehors des clous du mainstream intellectuel, oser penser ce que les autres vont critiquer. Peut-être…

Pour penser l’impensable, il faut peut-être se préparer à vivre l’impensable.

Je pense qu’il faut les deux. Il faut tenter de penser l’impensable en sachant que, par définition, ce n’est pas possible. Et se préparer à l’irruption de l’impossible.

Peut-on vivre en doutant de tout ?

Je crois que oui. J’en suis une illustration permanente ! Pour vous dire les choses sincèrement, toute ma vie j’ai été sceptique et actuellement je n’en suis même plus tout à fait sûr ! C’est tout à fait possible de vivre en étant sceptique. Le gros intérêt des sceptiques, c’est qu’on ne les a jamais vus commettre d’attentat suicide. À un moment donné, ils hésitent ! Je préfère l’inconfort du scepticisme au danger des certitudes, mais je reconnais que c’est inconfortable.

Il y a aussi des choses impensables que l’on refuse de voir parce qu’elles font peur, par exemple le réchauffement de la terre.

C’est vrai. Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir et de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Mais ce n’est pas forcément toujours parce qu’on ne veut pas. C’est qu’intellectuellement, on a du mal à le faire. Je vais vous donner un exemple d’impensable. J’animais l’autre jour une réunion au sein du comité de direction d’une entreprise qui fabrique des aspirateurs. J’ai demandé aux personnes présentes, en ma présence, de bien vouloir réfléchir à l’impensable, aux épées de Damoclès que l’entreprise avait au-dessus de la tête. Ils m’ont tous parlé du risque de voir se profiler une uberisation, je veux dire une distribution des aspirateurs par des circuits auxquels on ne pense pas, ou l’invention d’aspirateurs beaucoup plus puissants ou télécommandés. J’ai écouté tout cela, qui est sûrement vrai, car ils sont légitimes, connaissent bien leur métier. Je me suis juste permis de leur faire observer que toutes leurs contributions partaient d’un présupposé que la poussière allait continuer à tomber et qu’ils n’avaient pas pensé au risque que quelqu’un invente un dispositif pour empêcher la poussière de tomber ! Ce qui veut dire que la manière dont nous réfléchissons détermine le territoire de nos explorations. Ce n’est pas qu’on ne veut pas regarder en dehors. C’est qu’on est, notamment lorsque l’on est en consanguinité intellectuelle, incapables de mettre en doute les hypothèses implicites de nos raisonnements. C’est la raison pour laquelle je pense que pour tenter de penser l’impensable, il est vraiment intéressant de faire appel à des exogènes, des enfants, des fous, des consultants, qui peuvent être un peu des deux, ou des artistes, des personnes qui sortent du référentiel. Le pire des processus d’aveuglement est celui que nous générons nous-mêmes. C’est justement parce que je ne connais rien aux secteurs d’activités de mes clients que je peux les aider. Je n’ai jamais pondu d’oeufs, mais je me sens aussi qualifié que des poules pour parler des omelettes ! On passe tous notre temps à chercher nos clés là où il y a de la lumière et non là où elles sont perdues. Or notre époque supporte moins que jamais ce processus d’auto-aveuglement.

Mais revenons à la géopolitique. J’entends actuellement Marine Le Pen proposer de rétablir la peine de mort pour les islamistes radicaux. Comme c’est stupide ! Menacer de la peine de mort des gens qui aspirent à mourir ! Plus stupide que ça, ce n’est pas possible… La notion de dissuasion par la mort fonctionne avec des gens qui la redoute bien sûr. À l’époque de la guerre froide, la dissuasion pouvait marcher puisque les deux protagonistes partageaient la même crainte de mourir. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où nous n’avons pas la même conception de la mort, entre des gens qui en ont peur, dont je fais partie, et des gens qui y aspirent. Il faut bien sûr penser autrement ! Si on veut être dissuasif, il faut les menacer de la peine de vie ! Il faut les menacer de devoir servir des cocktails alcoolisés et des sandwichs à la rillette dans des bars topless, sans avoir le droit de toucher ! Sachez que les services secrets israéliens, pour dissuader les attentats suicides dans les autobus à Jérusalem, ont fait le choix de tapisser le toit des autobus avec des petits sacs de saindoux. Comme ça, si des frappadingues se font exploser, ils arrivent au paradis maculés de graisse de porc et les 72 vierges leur font un geste que la morale me réprouverait de reproduire. Pendant la guerre d’Algérie, la première étape de la torture, c’était de mettre des peaux de saucisson sur les gens ! L’époque nous lance ce défi de penser autrement. Je rappelle que ce qui a été déterminant dans l’une des récentes batailles, la Bataille de Kobané à la frontière turco-syrienne, c’est que les combattants de Daesh, qui n’avaient pas peur de la mort, ne voulaient pas être tués par des femmes. Pour faire face à l’islam radical, je propose qu’on recrute des femmes dans le GIGN. À la limite il suffit de recycler des Femen !

Pour vous présenter ma deuxième hypothèse, je vais reconstituer le processus par lequel j’en ai pris conscience. Tout a commencé quand a éclaté la première des guerres issues du soi-disant printemps arabe. L’intervention en Libye. Tout allait commencer lorsque j’ai été surpris de constater que des lézardes se faisaient jour à l’intérieur des meilleures coalitions qui disaient qu’elles ne voulaient voir qu’une seule tête, rien que des vainqueurs ! Peut-être vous souviendrez-vous que dès le lendemain, les Italiens n’ont plus vu les choses de la même manière que les autres… Pourquoi ? Je peux comprendre qu’ils aient redouté de voir rappliquer les réfugiés à Lampedusa. Les intérêts économiques aussi certainement. Il devait y avoir comme une odeur de gaz… Il y a peut-être eu aussi, pour expliquer l’attitude italienne, une solidarité apparue à l’époque des soirées bunga bunga organisées par Berlusconi, avec les amazones de Kadhafi. Mais c’est comme dans Les tontons flingueurs, de ces explications y en a, mais y a pas que d’ça ! Il y a aussi l’Histoire et ses traumatismes, évoqués dans ma première hypothèse, qui expliquent la posture italienne. J’aimerais que l’on convoque l’Histoire à la barre des témoins ! Rappelons-nous, c’était les Italiens qui, un siècle plus tôt, en 1911, avaient débarqué dans la région, y trouvant trois provinces qui n’avaient rien à faire entre elles : Cyrénaïque, Fezzan et Tripolitaine. Ce sont les Italiens qui ont tenté de les agréger pour en faire un État 40 ans plus tard. Ce sont eux qui sont à l’origine de la Libye, rappelons-nous-en. Entre 1911 et 2002, il y a comme un trou dans leur emploi du temps… Et je rappelle que ce n’est pas n’importe quel Italien qui a présidé à cette réunion des 3 pièces du puzzle… Cette histoire traumatique explique les spécificités de la posture italienne. Chaque fois que les gens voulaient intervenir en Libye au risque de la détruire, les Italiens s’y opposaient. Maintenant que personne ne veut plus y aller pour tenter de la reconstruire, ils seraient demandeurs ! C’est l’histoire et ses traumatismes qui expliquent le présent et ses comportements. Or c’est là qu’apparaissait un petit bout de fil qui m’avait amené en 2013 à soupçonner une hypothèse qui s’est confirmée. Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan sont des noms dont je n’avais personnellement plus entendu parler depuis 1911. Je les ai vu réapparaître en 2011. Ce dont il s’était agi en 2011, au moment de l’intervention, c’est une révolte contre un pouvoir qui était, paraît-il, tripolitain. C’est de cela dont il a été question. Ils avaient même commencé à ce moment-là, à ressortir des références à la Cyrénaïque. Ils avaient même commencé à ressortir le drapeau Cyrénaïquain. Et quand ce pays tente en ce moment d’établir un gouvernement d’union nationale, ils choisissent 3 vices premiers ministres. On assiste à un retour de vieilles lignes de fracture. Le Fezzan pour sa part a été occulté pendant un siècle, ce qui n’est qu’une parenthèse à l’échelle de l’Histoire. Il s’agit de la vieille ligne de fracture qui était apparue en l’an 4 après JC, quand a été schismé l’Empire romain entre l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident avec, s’agissant de la Cyrénaïque, un tropisme vers l’Égypte, s’agissant de la tripolitaine un tropisme vers le Maghreb. C’est précisément cette ligne de fracture qui est apparue. Mais quelque chose a commencé à me troubler il y a quelques années. La Grèce et Chypre ne faisaient pas partie de l’Empire d’Occident. Eh bien, si comme certains ont l’air de l’envisager depuis quelques années, est-ce que ce serait un drame si les Grecs et les Chypriotes quittaient l’euro navire ? Et si on les excluait de Schengen, où serait le problème ? On est en train de l’envisager. Cette ligne de fracture que l’on croyait classée monument historique a ressurgi. On a compris que le mouvement des plaques historiques, c’est-à-dire le mouvement du temps long de l’Histoire, comme le mouvement des plaques tectoniques, c’est-à-dire le mouvement très long de la géologie, est capable de jeter à terre les constructions humaines. Il peut s’agir d’États, ou de biens immeubles comme des centrales nucléaires. La leçon de l’époque que nous vivons, notamment depuis 4 ans, est que le temps long a le dernier mot. Je rends hommage à l’historien qui à formalisé le concept de temps long. Le problème des lignes de fracture, c’est que même quand on les réduit comme disent les chirurgiens, ça demeure des zones de fragilité. C’est souvent à proximité d’une vieille fracture réduite qu’on se fracture de nouveau. C’est dans le prolongement de cette fracture entre l’Orient et l’Occident, qui finalement est plus d’actualité qu’elle n’a jamais été, qu’on en a vu apparaître une autre. Six siècles après, on a assisté à un schisme au sein de la chrétienté, entre une chrétienté orthodoxe et une chrétienté hétérodoxe. On avait perdu de vue cette ligne de fracture. Elle a réapparu. Il y a des gens pour dire qu’il existe un conflit entre des russophones et des ukrainophones. Ce qu’on est en train de vivre, c’est la réapparition d’un conflit entre des orthodoxes, qui servent de russophones, et des catholiques ou des orthodoxes, qui acceptent la tutelle du pape. Ligne de fracture qui partageait l’Ukraine qu’on ne voyait plus, et qui comme l’autre, est en train de réapparaître, validant hélas mon hypothèse intuitive de 2013. D’ailleurs, en russe « Ukraine » signifie « frontière ». Et ça ressort de tous les côtés. Monsieur Alexis Tsipras, Premier ministre grec élu en janvier 2015, qui revendique d’être mécréant, s’est, dès la semaine qui a suivi son élection, opposé à Bruxelles concernant les sanctions contre Poutine à propos de l’Ukraine. Cette attitude a réactivé une solidarité orthodoxe. Et le premier déplacement qu’il a fait la semaine suivante, c’est de se rendre à Moscou. Poutine, qui n’est pas particulièrement croyant, a bien compris qu’il y avait là un moyen d’enfoncer un coin dans l’Union Européenne, en réactivant une fracture principalement culturelle plus que religieuse. On ne peut pas comprendre ce qui s’est passé si on ne prend pas acte du fait que le temps long est en train de resurgir.

La résurgence du temps long. Voilà ma deuxième hypothèse. J’évoquais tout à l’heure cet agrégat qui s’est appelé la Libye pendant 60 ans. Il y avait 3 régions, Cyrénaïque, Tripolitaine et Fezzan. Sous les décombres de cette construction conjoncturelle réapparaît le Fezzan, qui n’est pas seulement la partie la plus méridionale de L’ex Libye, mais aussi la partie la plus orientale de la zone des tempêtes actuelles. La zone dans laquelle se déplaçaient librement depuis des temps immémoriaux des aborigènes nomades, touaregs, avant qu’ils soient envahis d’abord, puis colonisés par des Arabes, puis par des Turcs, puis par des Français qui leur ont imposé les frontières du temps court. Ils n’ont évidemment rien à faire des frontières qui ne les intéressent pas du tout, mais les entravent. En 2011, on croyait qu’on menait encore un combat en Libye, puis en janvier 2013 on a cru que se déclenchait une autre guerre qui n’avait rien à voir et qui se passerait au Mali. Puis on a constaté que ça allait contaminer l’Algérie. En réalité pas du tout. Ce sont des variantes d’un conflit qui embrase la totalité d’une zone géographique qui précédait les découpages frontaliers du temps court. Ce dont l’armée française a pris acte. En 2013, l’opération Serval ne concernait que le Mali. Aujourd’hui, l’opération Barkhane couvre toute la région dans la mesure où il s’agit de l’embrasement général d’une zone territoriale qui précédait les découpages frontaliers du temps court. Mettez-vous un instant dans la peau des Touaregs. Ils étaient moyennement enthousiasmés de voir se mettre en place les frontières du temps court et de se retrouver placés sous tutelle, soit de leurs anciens envahisseurs arabes, soit de leurs anciens esclaves noirs. C’est cela qui est en train de ressortir, ces vieilles fracture qui provoquent l’éclatement de ce que l’on a cru être un pays, mais qui ne l’est pas. Qui ne l’a été qu’avec notre mémoire courte. Et puis il y avait également dans la région des aborigènes sédentaires, les Berbères et les Kabyles. Cette identité aborigène ressurgit également sous la forme de références à leur communauté Amazigh, avec tous les symboles de cette communauté. Avez-vous observé ce qui s’est passé au Maroc il y a 2 mois ? Parce qu’il faut savoir que le Maroc n’est pas un pays arabe. C’est un pays berbère dans lequel se trouve une minorité d’Arabes qui a le pouvoir. Un vendeur de poissons à la sauvette qui appartenait à l’économie clandestine s’est fait sauter, ce qui a provoqué des manifestations dans la région du Rif. Eh bien dans cette région, ils se sont référés exactement aux mêmes symboles ! Les vieilles identités ressortent de tous les côtés. Nous avons finalement été pris dans une sorte de piège en apprenant à regarder le monde avec des cartes du temps court, alors que pour le comprendre, il faut faire appel aux territoires et au temps long. Depuis quelques années, des hypothèses ont été validées par un grand nombre d’événements, les faits sont venus se loger dans ce qui n’était qu’esquisses d’hypothèses. Je prends un exemple de la revanche du temps long sur le temps court. Vous souvenez-vous de la prise d’otage dans un centre commercial à Nairobi au Kenya ? J’ai entendu certains journalistes s’étonner que les preneurs d’otages venaient de plein de pays différents et parlaient tous la même langue ! Ils ne regardaient pas les événements avec les bonnes lunettes. En Afrique, on voit ressortir des vieux clivages qu’on croyait enfouis entre l’Afrique musulmane et l’Afrique chrétienne. Je rappelle que l’Islam est arrivé en Afrique par chameau et par l’intérieur des terres, et que la chrétienté est arrivée par bateau et par les côtes. Ce qui correspond à peu près à l’axe nord-sud. On voit ressortir des clivages entre agriculteurs et éleveurs depuis quelques années. Clivages que l’on pensait classés monuments historiques. Depuis environ 3 ans, le deuxième mandat d’Obama, ses événements innombrables sont venus conforter cette hypothèse inquiète de la revanche du temps long sur les territoires.

Souhaitez-vous que l’on fasse un parallèle entre ce que je viens de dire et ce qui se passe en entreprise ? Je vous donne juste une clé : remplacez les cartes par des organigrammes et les territoires par des organisations. Prenons l’exemple d’une entreprise française avec une très forte culture sécuritaire. Un ingénieur me racontait avoir signé il y a quelque temps un contrat en Inde, oubliant que cette région du monde s’appelait autrefois les Indes. Il a recruté localement des ingénieurs indiens avec bac + 18. L’entreprise a été de désastres en catastrophes jusqu’à ce qu’elle découvre que le tea boy était brahman. C’est lui qui donnait des ordres à tout le monde. Il ne fallait pas plus confondre organigramme et organisation que cartes et territoires. Pour ceux d’entre vous qui sont en entreprise, je leur suggère de se demander constamment qui est le chef du village et d’éviter de mettre des équipiers arabes sous tutelle d’un contremaître kabyle parce que ces lignes de fracture perdurent.

Vous avez parlé d’une part de l’impensable et d’autre part du temps long, j’ai le sentiment que la réponse à la première question se trouve dans la seconde. C’est-à-dire que nous considérons comme impensables des choses que nous n’avons pas réussi à décrypter dans le passé faute de connaissances en histoire et en géographie. Nous réfléchissons en termes géopolitiques. Ce qui s’est passé par exemple en septembre 2001 aux États-Unis était impensable, mais c’est aussi une conséquence assez logique d’une certaine politique américaine et ainsi de suite.
Je ne crois pas qu’il y est une réponse à votre question. Il s’agit d’une quête, d’une interrogation, d’une démarche sans réponse. Mais là où je vous rejoins, c’est que parmi les impensables, ou disons les impensés, il y a l’idée du retour du passé, l’idée que le futur pourrait être du passé en préparation. Je rencontre des gens qui croient que les guerres en Europe ne sont plus possibles simplement parce qu’ils n’en n’ont pas connu. Leur impensable est lié à leur mémoire courte.

Je reviens à la question de l’entreprise aujourd’hui. Il y a quelque chose que l’on nous présente comme relevant du temps long, c’est l’emploi. Or l’emploi n’est pas issu du temps long. L’emploi date du milieu du XIX° siècle. Peut-on considérer que c’est une pérennité ?
Il est vrai qu’il n’y a pas de définition objective du temps long. On a l’âge de sa mémoire. Le plein emploi, c’est le temps long des baby-boomers. Chacun a son temps long. Quand je rencontre des politiques actuellement, ils me disent que le temps long est pour eux mai 2017 ! C’est toujours intéressant de se demander quel est le temps long de l’autre. Mais quel que soit le temps long de l’autre, il y a le vrai temps long, qui lui continue à travailler. Depuis 3 ans, d’innombrables exemples viennent se loger dans cette hypothèse. En janvier 2013, des islamistes radicaux, que l’on croyait liés à Al-Qaïda, ont pris le territoire en Irak. Aujourd’hui, on a compris que tous les islamistes radicaux ne sont pas liés à Al-Qaïda. Que s’est-il passé depuis ces 3 ans ? Pour comprendre, il faut s’appuyer sur le temps long. Il faut se rappeler que toute cette région du monde a été pendant sept siècles sous tutelle de l’Empire Ottoman, au même titre que la Grèce d’ailleurs. Pendant quatre siècles concernant cette dernière. D’ailleurs, entre parenthèses, il faudrait que nous nous souvenions de ce qu’était le particularisme de l’impérialisme des Ottomans, parce que chaque empire à son style. Les Espagnols étaient impérialistes pour piquer de l’or et faire des chrétiens. Les Portugais étaient impérialistes pour trouver des femmes. Les Ottomans fonctionnaient selon une autre logique. En substance, c’était « Vous croyez dans le dieu que vous voulez, vous parlez la langue qui vous plaît, à une condition, qui elle ne se discute pas, vous passez à la caisse et éventuellement par des guichets séparés si vous avez peur d’en venir aux mains.» Pendant quatre siècles, les Grecs ont été soumis à ce régime-là. Et il y a en ce moment des gens pour s’étonner que les Grecs aient pu en déduire une certaine tradition d’évasion fiscale ! Je rappelle que pendant quatre siècles, maquiller les comptes pour ne pas payer l’impôt a été une forme de résistance nationale grecque. Soyons clair, j’en veux moins à des Grecs d’avoir présenté des comptes bidouillés qu’à ceux qui pouvaient imaginer que des comptes grecs pouvaient ne pas l’être ! Je ferme la parenthèse. Toute cette région était sous tutelle de l’Empire Ottoman, lorsqu’il y a un siècle tout juste, celui-ci a été sur le point d’être battu au moment de la première guerre mondiale pour avoir choisi le mauvais camp. Battu donc démantelé. Il y a un siècle, les futurs vainqueurs se sont demandés ce qu’ils allaient faire le jour venu de cette région compliquée. Question traitée par Messieurs Sykes et Picot, diplomates britannique et français en mai 1916. La complication s’accentuait du fait qu’il y avait aussi dans cette région des aborigènes et des envahisseurs. Les aborigènes étaient les Kurdes, les envahisseurs étaient les Arabes, puis les Turcs. Les envahis se sont comme il se doit réfugiés en montagne, les envahisseurs se sont tanqués dans les plaines. Mais c’était encore plus compliqué que ça parce que dans la région, vous avez des chrétiens, des prés chrétiens, les Yazidi, et des post chrétiens. Sykes et Picot se sont dit que, si le jour venu, ils appliquaient la démocratie dans la région, ils allaient tomber sur un bec… Il s’est avéré que tous ces gens ont voté pour leur appartenance identitaire comme un seul homme. Il ne s’agissait pas d’élections, mais de recensements. Et on s’est dirigé plein pot vers une dictature de la majorité. Pour qu’une démocratie fonctionne, il faut que les identités soient partagées par des idées. Alors Messieurs Sykes et Picot ont dit qu’ils allaient dessiner des cartes. À la longue, à force de les voir, ils pensaient que les gens allaient finir par s’y habituer et même croire qu’il y avait des pays derrière ces cartes. D’un côté, ils ont mis sous tutelle française une majorité de sunnites qu’ils ont placés sous dictature d’une minorité chiite. De l’autre côté, ils ont placé, sous tutelle britannique, une majorité de chiites sous dictature d’une minorité sunnite. Ils ont donc mis en place ce qui allait devenir la Syrie et l’Irak. Ce qui a ensuite été conforté par les traités internationaux. Comme disait Churchill, l’Irak a été dessiné un dimanche après-midi de folie ! Quant aux Kurdes, on leur a dit dans un premier temps qu’ils allaient avoir un pays, et puis on leur a dit qu’ils allaient être éclatés façon puzzle entre les anciens pays qu’on démantèle et les nouveaux qu’on est en train de construire. J’aime mieux vous dire que les Kurdes aussi en ce moment, ont l’impression que l’Histoire se répète. Ce sont, comme les Touaregs, les grands oubliés des frontières du temps court qui se rappellent à nos souvenirs… Lorsque les Américains ont débarqué dans la région en 2003, ils ont éliminé le dictateur minoritaire sunnite irakien Saddam Hussein qui était une ordure, qu’il fallait sûrement éliminer. Par contre, il ne fallait surtout pas éliminer la dictature minoritaire sunnite. Il fallait remplacer un Saddam Hussein infréquentable par un Hussein Saddam acceptable. Que s’est-il passé du jour au lendemain ? Les sunnites minoritaires irakiens chassés du pouvoir ont été submergés par les chiites majoritaires revanchards. Comme la revanche n’a pas marché, ils ont regardé de l’autre côté d’une frontière toute récente, à peine sèche, où ils avaient des amis, sunnites eux aussi, qui n’avaient jamais eu accès au pouvoir, et ils sont passés avec armes, bagages et officiers supérieurs pour tenter de constituer un Sunnistan homogène qui balaye les frontières du temps court. C’est ça Daech ! Je veux bien qu’on appelle ça par un acronyme, mais il s’agit de l’État Islamique en Irak et au Levant, et la première mission que se fixe Daech, c’est de détruire les frontières, détruire les postes frontière. Nous sommes en train d’assister dans cette région à une tentative pour construire un Sunnistan qui balaye les choix frontaliers du temps court. La vague d’attentats que nous avons subie en France a des explications. Nous sommes victimes de balles perdues de la résurgence du conflit sunnites contre chiites et ce, parce que nous semblons nous opposer à l’édification d’un Sunnistan. Comme si nous renouvelions, sans nous en rendre compte, les accords Sykes Picot. Je ne donne raison à personne, comprenez-moi, je dis que pour comprendre les attentats, il faut s’en tenir au temps long, et qu’il en est des cartes comme des tableaux, il ne faut pas se contenter de la couche supérieure. Sous le vernis, il y a des repentirs.

Ne pensez-vous pas qu’il y a aussi de l’extensionnisme islamiste derrière ?

Les premières et les plus nombreuses victimes de l’extensionnisme islamiste sunnite sont des chiites. Le but est également de provoquer en France des tensions communautaires telles que des sunnites rejoignent la lutte anti chiites. Je suis d’accord et pense comme vous qu’il est aussi question d’extensionnisme islamiste. Ce n’est pas du tout incompatible. Il va falloir qu’on trouve une solution pour que les sunnites aient un territoire qui ne soit pas dirigé par Daesh. C’est peut-être d’ailleurs cela qui est en discussion actuellement. Vous sentez d’ailleurs que tout ce qui se passe dans la région est finalement la conséquence des choix faits au lendemain du démantèlement de l’Empire Ottoman à la fin de la première guerre mondiale. Ces choix étaient finalement provisoires. Un provisoire qui a duré un siècle, mais un provisoire tout de même. Tout se passant comme si on assistait au démantèlement de la queue de comète de l’Empire Ottoman, il n’est pas non plus étonnant que les choses se passent au cœur de l’ancienne métropole. On voit y réapparaître tous les conflits entre les Turcs et les Arabes, entre les Turcs et les Kurdes, entre les sunnites et les chiites. Tout cela se passe dans la métropole aussi. Ce qui renvoie à une question que j’évoquais il y a 4 ans, mais qui n’est plus d’actualité du tout. N’aurait-il pas été opportun de faire rentrer la Turquie dans l’Union Européenne pendant qu’il était encore temps ? Parce que c’est elle qui a la clé aujourd’hui. Les Turcs se sont complètement affranchis de tout cela, surtout depuis que Erdogan s’est livré à son coup d’État militaire raté et son coup d’État policier réussi. On a oublié à l’époque que le but de la construction européenne était qu’on évite les guerres en Europe. Or la Turquie est à l’origine de toutes les guerres en Europe, avec Soliman le Magnifique, François 1er et Charles Quint. Je comprends qu’on était réticent à faire rentrer la Turquie dans l’Union Européenne mais on aurait dû mettre dans l’autre plateau de la balance ce que cela impliquait de ne pas la faire rentrer. La Turquie a aujourd’hui le moyen de déstabiliser l’Europe. Il faut se souvenir de ce que disait Churchill : « Les Turcs, il vaut mieux les avoir dedans qui pissent dehors que dehors qui pissent dedans ! » Or actuellement, Erdogan a les moyens de nous pisser trois fois dedans. Premièrement, il contrôle le sphincter de 3 millions de réfugiés de son ancien empire. Il peut en réguler le débit quand il veut, provoquant l’explosion de l’Europe quand il le souhaite. Deuxièmement, il y a des millions de citoyens turcs occidentalisés qui ne supportent plus ce qu’ils considèrent comme la dérive des Occidentaux à leur égard, et enfin des millions de Turcs vont fuir la crise économique. La Turquie est actuellement une menace, comme un barillet avec 3 balles sur la tempe de l’Europe. Il est évident qu’il est beaucoup trop tard pour la faire rentrer, mais quelle erreur historique majeure on a commise en ne la faisant pas rentrer il y a 10 ou 15 ans. Certes, cela aurait été difficile, mais les difficultés de l’époque ne sont rien à côté des dangers qui se préparent. Un autre exemple de l’actualité vient nourrir mes hypothèses, et je ne vous cache pas que cela m’afflige. Un autre patchwork constitué au fil du temps court apparaît avec l’Ukraine. Vous avez remarqué qu’elle est faite de bric et de broc, avec des bouts d’Empire austro-hongrois, des bouts de Pologne hérités de 45, des bouts d’Empire russe et des bouts de Roumanie. Et il n’a échappé à personne que c’est seulement depuis 1954 que la Crimée a été rattachée à l’Ukraine, et ce parce que Khrouchtchev, qui était le premier secrétaire du Parti Communiste Soviétique à l’époque, et ukrainien, un jour de biture aggravée, a confié la Crimée en gérance à l’Ukraine. Ce qui ne coûtait pas grand-chose vu que les deux relevaient de l’Empire russe. Mais quand l’URSS a perdu la guerre froide en 1991, et que l’Empire russe, qui s’est appelé URSS pendant 80 ans, a été démantelé du jour au lendemain, la Russie a perdu le contrôle qu’elle exerçait directement depuis longtemps, et indirectement depuis 1954 sur la Crimée. Pour Poutine, dont la référence est le temps long, c’était complètement inacceptable. Il dit d’ailleurs que le démantèlement de l’URSS a été la grande catastrophe géopolitique du XX° siècle, et ce que nous avons vécu comme un kidnapping de sa part est de son point de vue la libération d’un otage. C’est la récupération de son Alsace-Lorraine à lui ! Je ne lui donne pas raison, je ne comprends pas qu’on n’ait pas compris ! On aurait dû d’ailleurs avoir la puce à l’oreille quand il a commandé les deux Mistral à la France. Il avait appelé l’un Vladivostok et l’autre Sébastopol ! Il ne cachait pas son jeu. J’observe qu’actuellement la Russie est en train de reconstituer un territoire orthodoxe homogène qui balaye les résultats des guerres mondiales du XX° siècle qu’on a cru éternels, et qui n’étaient que provisoires. La question que je me pose, c’est pourquoi ça se passe maintenant ? Ça aurait pu se passer plus tôt, ou plus tard, ou pas. J’ai interrogé le moment et là, je lance une hypothèse dans l’hypothèse. Si ça se passe maintenant, c’est qu’il profite du non-interventionnisme d’Obama après les désastres de l’interventionnisme bushien. Obama a été élu sur le thème du non-interventionnisme. Je n’invente rien. Obama avait dit en août 2013 qu’en cas d’attaque chimique des populations civiles en Turquie contre le régime Assad, don’t act. Et Hollande avait dit la même chose. Traduit en russe, ça donne « Même après ça, il y a pas de réaction !…» Poutine s’est donc engouffré dans la fenêtre du non-interventionnisme des États-Unis. Je ne peux pas lui en vouloir, je fais un peu pareil avec mon Coyote quand il me dit qu’il n’y a pas de gendarmes… C’est là que j’aimerais qu’on intègre le temps long des États-Unis. L’histoire des États-Unis, depuis son début, c’est-à-dire la fin du XVIII° siècle, est un mouvement de balancier permanent entre des pulsions interventionnistes et des pulsions isolationnistes. En général, le mouvement de balancier s’accomplit sur plusieurs décennies. Déjà au début, George Washington ne voulait pas que les États-Unis aident la Révolution française, et Thomas Jefferson était interventionniste. Et ça n’a pas arrêté de balancer de cette manière. En général, quand l’interventionnisme percute le mur, hop ça s’inverse. Et quand l’isolationnisme conduit à des désastres, hop ça revient. Lors des dernières élections américaines, le balancier était en quelque sorte au milieu. L’enjeu du 8 novembre, c’était est-ce que les États-Unis vont redevenir interventionnistes ? Dans ce cas, c’est Hillary Clinton qui aurait été élue, ou au contraire vont-ils partir vers l’isolationnisme ? C’est Donald Trump qui a été choisi. Vous voyez les élections, ce n’est pas seulement une question de personne, d’homme contre femme, de démocrate contre républicain. Et en ce moment, nous voyons les États-Unis redevenir isolationnistes, du moins dans leur affirmation. Je comprends évidemment que Poutine ait fait en sorte que l’on vote pour Donald Trump. Et moi je pose la question notamment d’un point de vue européen : qu’est-ce qui est le pire pour les Européens ? Des Américains interventionnistes ou des Américains isolationnistes ? Je rappelle que le dernier épisode d’isolationnisme que nous ayons connu, c’est lorsque, après la Première Guerre mondiale, ils ont dit America first. Les Européens n’ont rien trouvé de mieux que de mettre cela à profit pour s’entre-déchirer une nouvelle fois. Je n’ai pas une passion pour les gendarmes, mais l’absence de gendarmes ne m’arrange pas non plus. C’est cela qui m’inquiète dans la période, voir un président qui affirme son isolationnisme économique et migratoire. Il ne faut pas désespérer, il y a peut-être des faits qui se chargeront de le convertir, parce que souvenez-vous, quand Bush le fiston est arrivé à la Maison Blanche en 2001, il pensait aussi être non interventionniste, et puis les méchants du 11 septembre l’ont ramené à la réalité. Ce n’est pas ce que je souhaite, mais n’oublions pas que Trump est d’abord un pragmatique, ce n’est pas un idéologue. C’est ainsi que l’on s’aperçoit que le temps long a aussi sa place dans la compréhension de l’élection américaine. Revenons à Poutine, je ne lui reproche pas de saisir une opportunité. Là où je trouve qu’il est faux jeton, c’est que, quand il a fait campagne pour le simulacre du référendum en Crimée en mars 2014 en cyrillique et en russe vu que de toute façon 84 % de la population criméenne était russophone orthodoxe, les instituts de sondage cette fois-là ne pouvaient pas beaucoup se tromper, il s’est adressé aux Criméens en leur disant de ne pas rester avec l’Ukraine, qui avait été collabo pendant la guerre, mais de rejoindre la Russie patriotique qui avait été au cœur de la coalition anti-Hitler à la même époque. Ce qui est vrai. Mais là où je trouve que c’est faux jeton, c’est qu’en s’habillant ainsi avec les oripeaux d’une légitimité anti-nazie, il est mine de rien en train de ressortir de la bouteille tout ce qui avait servi à justifier l’expansionnisme des nazis. À savoir « On a des amis dans un autre pays, les Sudètes, qui parlent la même langue que nous, qui prient comme nous, il faut vite aller les libérer ! » C’est d’ailleurs pour ça qu’on avait dit après 45 qu’on ne voulait plus d’affirmation identitaire en Europe, plus de nationalisme, plus de xénophobie, plus d’antisémitisme. Autant de mouvements considérés comme à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. On avait aussi mis dans les tabous la géopolitique, qui s’écrivait à l’orgine geopolitik pour justifier l’expansionnisme allemand. J’observe maintenant que les sarcophages des tabous d’après 45 sont en train de se fissurer, et nous voyons ressortir toutes les vieilles bactéries qui sont en train de proliférer. La contradiction dans laquelle nous sommes est une percussion frontale entre le temps long de l’histoire qui ressort, et le temps court de la mémoire. C’est cela que je ressens avec inquiétude, mais pas pessimisme. Je fais état d’une inquiétude pour que précisément, on ne tombe pas dans ce piège. C’est en soulignant le danger qu’on peut parfois l’éviter. Sans compter qu’à temps long, temps long et demi ! Je vous rappelle que chacun a son temps long. Imaginez dans la même région, quelqu’un qui, pour faire taire des tensions politiques internes, joue sur la corde du nationalisme et dise à Poutine que la Crimée, avant d’être dans l’Empire russe, était dans l’Empire Ottoman. 16 % de la population qui n’a pas voté pour le rattachement à la Russie, comme les Tatars turcophones musulmans, disent qu’on est en train de leur faire des misères. Ils disent qu’il faut vite intervenir ! On serait mal barré, parce qu’on risquerait alors d’aller vers un affrontement entre les nostalgiques de l’Empire russe démantelé et les inconsolables de l’Empire Ottoman décortiqué. Je dis ça parce que ce risque n’est pas fantasmatique. Je ne sais pas si vous avez regardé le dernier Grand Prix de l’Eurovision l’année dernière. D’habitude ça ne m’intéresse pas, mais là c’était particulier. La chanteuse était Tatar criméenne. Sous drapeau ukrainien, elle a chanté un hymne au martyr subi par les Tatars du fait de Staline. Je vois bien les Poutine et Erdogan jouer les coqs. Erdogan a compris que ce qui intéressait Poutine, ce n’était pas de faire des ronds dans l’eau en Mer Noire, c’est de pouvoir partir de la Crimée et des ports comme Sébastopol pour accéder aux mers chaudes, genre Méditerranée. Or ça suppose que les Russes passent par les détroits du Bosphore et des Dardanelles qui se trouvent en Turquie. Vous allez me dire il y a des traités, mais que ce soit Poutine ou Erdogan, ils ont tendance à parcourir les traités d’un regard distrait. Je rappelle qu’il y a même eu un affrontement aérien dans la région. Vous allez me dire qu’ils semblent s’être réconciliés. Évidemment, ils ont des intérêts communs en ce moment, mais il faut quand même savoir qu’il y a eu 13 guerres depuis le XIX° siècle entre la Russie sous ses différents avatars et l’Empire Ottoman sous ses différentes variantes. Ce qui veut dire qu’il y a eu 13 réconciliations. C’est ça le danger de la période. Alors pour l’instant, ils se sont réconciliés, mais c’est très fragile. D’ailleurs, de même que les vainqueurs de la Première Guerre mondiale s’étaient partagés la région, de même les vainqueurs de la guerre civile en Syrie, qui n’en est pas une, sont en train de se la partager. Et ces vainqueurs ont un point commun, à savoir que la Russie, la Turquie et la Perse sont des empires déchus qui sont en train de se repartager des territoires en renégociant des Sylkes et Picot d’aujourd’hui. Tout le monde s’accorde à dire que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. C’est vrai que ce sont eux qui choisissent les jours fériés, qui écrivent la géographie des rues et dessinent les cartes, mais il faut ajouter qu’ils le font tant qu’ils exercent leur pouvoir, en n’oubliant jamais que les vaincus sont incontenables. La période actuelle voit des vainqueurs qui ne veulent pas exercer le pouvoir et des vaincus qui sont nostalgiques de leur grandeur passée. Nous traversons donc une période dangereuse, me semble-t-il. Même aux États-Unis, de vieilles fractures du temps long peuvent sortir. On a vu ressortir en filigrane la fracture entre les unionistes et les sécessionnistes autour de la querelle du drapeau en Caroline du Nord. Cet État utilise encore le drapeau des confédérés. On a vu apparaître en Californie un mouvement « Not my President ». La Californie de manière fugitive n’exclut pas de faire sécession en rappelant qu’elle n’a été agrégée aux États-Unis que tout récemment. Cet État pourrait parfaitement être membre du G20. Donc attention, le temps long existe aussi chez les autres, et en ce moment et partout.

Qu’en est-il en Europe de l’Écosse et de l’Angleterre ?
En Europe, sachez que nous sommes capables des mêmes réactions. Il existe de vieilles fractures du temps long qu’on ne voit plus. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ont disparu. Je pense par exemple à une vieille fracture qui résultait d’un autre partage d’Empire, celui de l’Empire de Charlemagne entre ses petits-fils. Le dernier des affrontements bien saignants entre Francie orientale et Francie occidentale s’est passé 1000 ans après, là où avait été signé le traité. Le passé ne passe pas. Je rappelle qu’en Europe aussi, nous sommes confrontés à la résurgence des affirmations identitaires. S’agissant de l’Écosse, rappelez-vous du référendum de 2014, il s’en est fallu d’un rien ! Ils avaient déjà prévu le poste-frontière et ils n’ont pas prévu de lâcher l’affaire parce qu’ils ont bien l’intention que le brexit ne soit qu’un anglaixit. Les Écossais savent très bien que s’ils partent avec la Grande-Bretagne et qu’ils demandent à rentrer, ce sera refusé. Ils sont donc en train de mettre tout le monde dans des contradictions. Ils demandent juste à ne pas être expulsés. C’est la même chose avec les Irlandais. Que se passe-t-il pour que ça ressorte ? Qu’est-ce qui travaille les Écossais ? Pour eux, même explication : le temps long ! Pour eux, il existe une référence historique traumatique positive absolument essentielle, c’est la bataille de Bannockburn. Dont ils ont commémoré le 700ème anniversaire en 2014. Bataille au cours de laquelle un roi d’Écosse, Bruce, a fichu une branlée à un roi d’Angleterre. Ça fait plaisir, pensent-ils juste avant chaque match du Tournoi des Six Nations. Dans un second temps c’est le roi d’Écosse qui est devenu roi d’Angleterre. Ça allait encore là. Là où ça a commencé à coincer, c’est en 1707 lorsque le roi d’Angleterre est devenu roi d’Écosse. Il a fondu les deux drapeaux. Comme il s’appelait Jack, le drapeau s’appelle Union Jack. Il faut bien reconnaître que pour les Écossais, le temps long, c’est l’indépendance. La dépendance c’est le temps court. Même chez les Anglais, ça existe. On a retrouvé en 2015 les restes de Richard III sous un parking. Figurez-vous que la reine n’a pas voulu assister aux cérémonies parce que Richard III descendait des Yorks, et qu’elle-même descendante des Windsor, descendait de ceux qui étaient opposés au York durant la guerre des Deux-Roses. Vous voyez, les Européens ne sont pas en reste. Admettons que ça puisse s’expliquer pour les Écossais, mais les Flamands franchement, ça ne peut pas être ça. Ce n’est pas Bannockburn. Et à bien regarder les cartes, puisque je n’arrête pas de dire que l’histoire et la géographie sont fécondes, regardez ce que les Flamands et les Écossais ont en commun. Ce sont des peuples et des territoires qui se trouvaient à la lisière extérieure des territoires romains, séparés par un mur qu’on croyait disparu, celui d’Adrien. Et, séparant la Flandre de la Wallonie, regardez ce cortège de villes qui suit un seul trait, qui portent en Belgique des noms qui finissent en « gem », ce qui veut dire « ville de garnison ». Le point commun de ces gens-là, c’est qu’il s’agit d’une révolte identitaire des barbares de l’Empire romain. Et quand je regarde aujourd’hui la carte des résultats du référendum du 23 juin, je suis complètement halluciné parce que j’observe que ce sont ceux qui ont connu la tutelle de l’Empire romain qui ont rejeté la tutelle bruxelloise, inscrivant l’Europe dans une continuité impérialiste. Ce sont les mêmes qui avaient déjà fait une première sécession contre le successeur de l’empereur, à savoir le pape, puisque c’est eux qui avaient, vers 1525, choisi la Réforme pour devenir anglicans. Ce qui signifie qu’en fait, les résultats du référendum du 23 juin s’inscrivent dans la carte de l’Empire romain et dans la carte du premier brexit, c’est-à-dire la sécession anglicane. C’est quand même incroyable non ? Et les Catalans, il faut quand même pas qu’ils exagèrent. Ils étaient dans l’Empire romain. Leur événement traumatique fondateur, c’est le 11 septembre 1714, la guerre de succession en Espagne. Les Bourbons, soutenus par Louis XIV, l’emportent sur les Habsbourg. Tant que les Catalans étaient sous tutelle habsgbourgeoise, ils dépendaient au moins autant de Vienne que de Madrid. Ça leur allait plutôt pas mal. Du jour au lendemain, ils sont passés sous tutelle exclusive madrilène, et les Madrilènes sont rentrés à Barcelone le 11 septembre 1714 en commettant des massacres. C’est pour cette raison que tous les 11 septembre, ils sortent de la naphtaline les costumes de l’époque. Ils se réunissent pour commémorer en catalan cet événement, la Diada, devant le monument érigé en l’honneur du Général catalan qui commandait les troupes battues. Ils font une grande manif, et à 17h14, ils forment une chaîne humaine. Et quand il y a des matchs de foot entre le Barca et le Real, c’est le moment de la mi-temps le plus intéressant, on assiste à une ola au cri d’independancia. Et ce n’est pas fini, savez-vous ce que veut dire le mot Catalogne ? Ca vient de goth aluna, le pays des Goths et des Wisigoths. Ils ne contestent pas avoir été dans l’Empire romain, mais ils considèrent qu’ils ne descendent pas des Ibères.
Autre exemple. Je m’étais demandé pour quelle raison les habitants de Charente-Maritime étaient réticents à rejoindre l’ectoplasme qui n’a finalement pas vu le jour et qui s’est furtivement appelé Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes. Et c’est dans un journal de Bordeaux que j’ai trouvé la réponse. La Charente-Maritime fait désormais partie de la région Nouvelle-Aquitaine. N’oublions pas que pour les Charentais-maritime, la référence historique, c’est les Plantagenêts et Aliénor d’Aquitaine. Si on m’avait demandé mon avis pour le découpage et si les motivations n’avaient pas été électoralistes, j’aurais suggéré qu’on s’appuie sur les zones de diffusion de la presse régionale qui correspondent au moins à des identités. Et de nouveau je me pose la question de savoir pourquoi ces choses réapparaissent maintenant ? Tout à l’heure je disais que c’était en raison du non-interventionnisme d’Obama. En l’occurrence pour cette question, ce n’est pas ça. J’ai une autre hypothèse pour expliquer cette résurgence locale. Si ça se passe maintenant, c’est parce qu’il y a des périodes propices au laisser croire que le passé est passé, et d’autres pas. Je veux dire que quand le présent est satisfaisant et que le futur semble chatoyant, on ne regarde pas l’assiette du voisin ni derrière. A contrario quand le présent semble glauque et que le futur apparaît lugubre, on est alors enclin à la nostalgie d’un passé mythifié. Nous sommes dans l’une de ces périodes propices à la nostalgie. Je viens d’évoquer 1314, 1714, 1914, qui entrent en résonance avec 2014, propice aux commémorations. On peut dire c’est reparti comme en 14 mais sans préciser les deux premiers chiffres ! J’allais oublier pour compléter la série, 1514 ! C’est l’année de la mort de la duchesse qui avait épousé deux rois de France avant que le duché fasse parti du royaume. La duchesse avait prévu dans son contrat de mariage, la fine mouche, que son duché bénéficierait du statut de duty free. Je rappelle que c’est pour ça qu’il n’y a pas d’autoroutes payantes en Bretagne. Les 4 voies y sont gratuites. C’est aussi pour ça que je me permets de manière impertinente de compléter la phrase de de Gaulle qui disait « La France est un pays difficile à gérer, car il y a plus de fromages que de jours de l’année », sauf en Bretagne qui est la seule région où il n’y a pas de tradition fromagère ! Pourquoi ? Pour des raisons de conservation du lait. Il y a deux solutions. Ou bien on le transforme en fromage pour le conserver, ou bien on le met en motte de beurre avec des grains de sel. Eh bien comme il n’y avait pas de gabelle en Bretagne, merci la duchesse ! C’est pour ça que déguster du camembert avec du beurre salé, c’est rendre hommage au mariage d’Anne de Bretagne ! Et chaque fois qu’on a le malheur de toucher au statut fiscal privilégié de la Bretagne ça ne marche pas. C’était vraiment une idée stupide d’installer des portiques écotaxes sur les routes bretonnes dans un moment où elle était inquiète pour son avenir ! J’ai juste un regret, c’est que le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne n’ait pas eu lieu. Ce qui se serait fait au grand dam bien entendu des Pays de Loire. Car je me pourléchais les babines à l’avance en me demandant où ils allaient placer la capitale. J’entendais les Nantais dire qu’il fallait évidemment que ce soit chez eux puisque c’est là qu’il y a le château, et les Rennais répondre qu’il fallait bien sûr que ce soit chez eux puisqu’il y a le Parlement. Il y a un autre endroit où j’ai vu resurgir des lignes de fracture du temps long. De tous les côtés en ce moment, nous sommes en train d’assister à une résurgence du temps long. On voir resurgir en Europe, notamment au sujet des réfugiés, la vieille ligne de fracture qui est apparue entre des pays européens qui avaient gardé des empires longtemps, et ceux qui n’en n’avaient pas eu, ou qui les avaient perdus il y a longtemps. Les premiers ont eu l’habitude de gérer des flux postcoloniaux, les autres, pas du tout. On a vu aussi ressortir autour de la question des réfugiés le clivage entre des pays qui ont appris à penser à l’est d’un mur qu’on croyait disparu, et ceux qui ont appris à penser à l’ouest du mur. Ceux qui ont appris à penser à l’est du mur n’ont jamais été confrontés aux flux auxquels nous avons été confrontés depuis 50 ans. En Pologne, ils n’ont jamais connu ça. Et la position de la Hongrie s’inscrit complètement dans cette réalité-là. C’est en voyant ces situations que je suis inquiet pour l’Europe. Ce retour des affirmations identitaires dans le contexte de l’isolationnisme américain, de l’affaiblissement de l’Europe par le départ de la Grande-Bretagne et de la Turquie, homme malade de l’Europe, mais d’une maladie contagieuse, ça m’inquiète beaucoup. Mais qu’il n’y ait pas de malentendu, ce n’est pas du pessimisme. Je suis un inquiet combatif. Vous ferez ce que vous voudrez en mai, mais ne votez pas pour des gens qui voudraient détruire l’assurance paix. C’est partout pareil. En Chine aussi on a vu ressortir de vieux clivages. Les Chinois veulent reconstruire la route de la soie. Marco Polo le retour ! Le passé ne passe pas!

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui. Et j’insiste sur le fait que c’est également vrai en entreprise, puisqu’il y a des périodes qui donnent à penser que les fusions sont réussies, et d’autres, de tension cette fois-ci, où l’on voit les gens retrouver leurs vieilles identités. Et ça ne sert à rien d’envoyer les vieux cons à la benne, parce que la mémoire de ces vieux survit. Ça se transmet. Je vais prendre encore un exemple. Je suis prêt à vous concéder que plus le temps passe, moins il y aura de gens qui auront connu Napoléon. Je pense même que la plupart d’entre eux sont morts. Ce qui me donne à penser que ce type-là devait porter la poisse ! Mais lorsque Abel Gance a tourné son film « Napoléon », ce qui ne nous rajeunit pas, il raconte dans ses mémoires qu’il avait recruté des chômeurs comme figurants. Ceux-ci faisaient le pied de grue devant les studios. Il raconte qu’au bout de deux jours à la cafétéria, il y avait déjà une table des officiers !

Et comme l’écrit Barbara dans sa chanson Gottingen « Ô faites que jamais ne revienne, le temps du sang et de la haine ». C’est une phrase qui n’a pas pris une ride. Hélas je crois qu’il faut continuer à tenir ce discours. N’oubliez jamais que les pessimistes sont condamnés à n’être que des spectateurs, prenez soin de vous, et n’oublions pas de vivre !

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière
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