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Gaspard KOENIG : Le vrai libéralisme, c’est comment ?

Gaspard KOENIG

79° rencontre du CERA du mardi 17 mai 2017

 

« Le vrai libéralisme, c’est comment ? »

Faut-il plus ou moins de libéralisme ? Entre élection présidentielle et législative, les anciens clivages politiques volent en éclat. Mais au fait, c’est quoi le libéralisme ? Est-il forcément sauvage ? Fondateur du think tank Génération libre, Gaspard KOENIG défend par exemple l’idée d’un revenu universel, baptisé «revenu de liberté pour tous». Dans son livre Les aventuriers de la liberté, il parcourt le monde à la recherche des espaces où la liberté est une vertu radicale. Un univers hallucinant qui a transformé sa vision du monde et qui pourrait bien transformer la nôtre à cette occasion…

 

Présentation par Jean-Michel Mousset :

Il y a environ un an, le bureau du CERA a pensé qu’il serait intéressant d’échanger autour du libéralisme en ce temps de période électorale. Nous avions bien anticipé le coup sans imaginer que nous connaîtrions autant de bouleversements. Cette question a été au cœur du débat de l’entre-deux-tour présidentiel. Nous accueillons donc avec grand plaisir Gaspard Koenig.

Gaspard, dans votre profil tweeter, vous vous définissez comme une machine à écrire à forme humaine. Effectivement vous avez déjà écrit de nombreux livres, des romans, des essais, une dizaine selon Wikipédia. Votre dernier ouvrage paru en 2016, qui s’intitule Les aventuriers de la liberté, retrace votre tour du monde. Vous avez joué le rôle d’un Tintin libéré pour aller à la découverte des lieux et des personnes qui vivent cette liberté de façon radicale. Vous êtes connu pour votre présence dans les médias. On vous voit souvent sur les plateaux de télévision. Nous lisons vos articles nombreux, vos chroniques, vos éditoriaux, dans Le Monde, Les Échos, Le Point. Vous avez 35 ans, avez fait vos études au fameux lycée Henri IV à Paris puis à l’École Normale Supérieure de Lettres et Sciences Humaines à Lyon. Agrégé de philosophie en 2004, vous débutez votre carrière en enseignant la philosophie à l’université de Lille. Vous avez été la plume de Christine Lagarde quand elle était ministre de l’économie sous Sarkozy. Vous avez ensuite rejoint Londres pour travailler à la BERD, la Banque Européenne de Restructuration et de Développement. En 2013, vous quittez la fonction publique pour vous mettre à votre compte et créer un think tank, Génération libre. Vous partagez désormais votre vie entre Londres et Paris. Vous enseignez la philosophie à Sciences Po et publiez chaque semaine une newsletter que je recommande, Time to philo. Vous y décryptez, comme nous le faisons modestement au CERA, l’actualité au travers de la pensée philosophique. Vous avez relevé par exemple, dans votre dernière newsletter, qu’on a vu apparaître un slogan étonnant au cours de plusieurs manifestations entre les deux tours des présidentielles qui disait «Ni fascisme, ni libéralisme». Faudrait-il choisir entre fascisme et libéralisme ? Emmanuel Macron est-il libéral ? Qu’en est-il d’Édouard Philippe ? Faut-il plus ou moins de libéralisme ? A vous de nous éclairer !

Gaspard Koenig :

Bonsoir à tous. Je vous préviens déjà que je ne parlerai de Macron qu’à la fin, ça vous incitera à rester !

Être ici m’évoque deux sujets. D’abord nous sommes en Vendée, région qui possède une très forte identité. Dans l’imaginaire, c’est une région de résistance au pouvoir central. Je trouve d’ailleurs que durant cette campagne et de manière générale en France, on parle assez peu des territoires alors que finalement la France est un pays jacobin depuis très peu de temps, si tant est qu’elle le soit vraiment. J’ai été frappé dernièrement par l’ouvrage d’un historien, qui paradoxalement est l’un de ceux qui parlent le mieux de la France alors qu’il est américain. Il s’agit d’Eugen Weber qui, dans La fin des terroirs, trace un grand portrait de la France du XIX° siècle. Sa thèse défend l’idée qu’à cette époque, la France n’était absolument pas unifiée. Les habitants du sud, de l’Alsace ou de l’Auvergne, n’avaient rien en commun. Ma propre famille était partie d’Alsace en 1870 pour s’exiler en Normandie de manière à échapper à l’occupation. Elle était considérée par les Normands comme des émigrés. Parlant à peine la langue, elle a eu du mal à s’intégrer. La France unifiée et homogène est un concept récent puisqu’il remonte à l’entre-deux-guerres, quand les hommes ont été contraints, de manière assez autoritaire, de se mélanger. Je voudrais qu’on parvienne à rendre à ces territoire l’autonomie qui était la leur, car je pense que de nombreuses tensions actuelles viennent de cet héritage. La décentralisation que nous avons connue depuis une trentaine d’années n’en est absolument pas une, pour une raison très simple. Il lui manque l’élément fiscal. Vous pouvez donner tous les pouvoirs possibles, à partir du moment où le taux des impôts et l’assiette sont toujours décidés à Paris, vous n’avez aucun lien direct avec la manière dont vous gérez votre territoire. C’est particulièrement vrai de la taxe d’habitation. Le projet d’Emmanuel Macron à cet égard n’est absolument pas libéral. En réalité, il ne s’agit pas d’une exemption de taxe puisque cet argent va être distribué aux collectivités. La taxe va être prélevée sur le contribuable national au lieu d’être prélevé sur le contribuable local. Il s’agit d’une recentralisation de la taxe d’habitation. On aurait une autre option, ce serait de redonner aux collectivités le pouvoir de décider elles-mêmes de l’assiette et du taux de la taxe. Ce qui s’y prêterait particulièrement bien puisqu’il s’agit d’une taxe pour service rendu, comme la voirie ou les ordures ménagères. De façon générale, on peut dire du libéralisme qu’il est une politique de l’autonomie, du pouvoir, de l’école, de l’entreprise.

La seconde chose que la Vendée m’évoque, c’est que nous sommes ici dans un lycée catholique. Ce qui fait écho à la question de la laïcité si sensible aujourd’hui. J’ai été très surpris de lire l’ouvrage de la reporter de guerre Anne Nivat intitulé Dans quelle France on vit. Elle s’est promenée en France durant une petite année en menant une enquête comme elle le fait en Afghanistan, en vivant avec les habitants de petites villes moyennes de moins de 50 000 habitants. L’un des thèmes qui ressort de son livre traite du fait religieux. La question de l’Islam, mais aussi la résurgence des sectes chrétiennes. D’un côté, chacun a le droit d’exprimer son appartenance religieuse, le vêtement n’a pas à être régulé dans l’espace public, mais on peut aussi admettre que l’État a une certaine vocation d’émancipation et de neutralité. J’ai la chance d’avoir un partenariat avec Le Point qui me permet, lorsque je rencontre des difficultés avec un sujet, de réaliser des reportages sur le terrain. Je parcours donc le monde en fonction des sujets de politique publique que je traite. Je vais voir comment les choses se passent chez des gens qui font des expériences un peu extrêmes. Je voulais par exemple comprendre la démocratie directe dont on parle tant. Je suis donc allé en Suisse Alémanique, dans les cantons qui pratiquent encore le vote à main levée. Les gens peuvent y proposer, amender et voter les lois. C’est un pouvoir législatif absolu. Le maire ou le landaman (titre de premier magistrat porté par les chefs de pouvoir exécutif dans quelques cantons suisses – ndlr) n’ont qu’un rôle exécutif.

 

Concernant l’entrepreneuriat, contrairement à la France où les pouvoirs publics sont souvent sollicités, les choses se passent sans filet de sécurité pour les entrepreneurs au Rwanda.

 

Au Colorado, je suis allé voir comment les choses se passaient trois ans après la légalisation la plus totale du cannabis, en autorisant l’exploitation commerciale. La théorie qui disait que les produits seraient mieux traités, que les problèmes de santé publique pourraient être pris en main par le gouvernement local, que la prévention pourrait être accélérée et que les gens ne consommeraient pas forcément davantage, se vérifie.

 

Le mois dernier, dernier, j’étais au Kerala, dans une région du sud-ouest de l’Inde, réputée dans le monde entier pour sa tradition de tolérance à l’égard de la diversité. Effectivement on y rencontre les grandes religions monothéistes depuis la nuit des temps. Les juifs y sont présents depuis Salomon, les musulmans depuis l’Hégire, les chrétiens depuis Saint Thomas. Le sud du Kerala était chrétien avant l’Europe. Et les Hindous depuis toujours. On y rencontre aussi pas mal de sectes dans un environnement religieux extrêmement diversifié. Certaines communautés religieuses ont un certain poids. Vous avez 25% de musulmans, 25% de chrétiens, 25% d’hindous. Les juifs sont repartis en Israël dans les années 60, ce qui explique qu’il y en ait moins. En fait, ils étaient arrivés dans cette région du monde par le commerce et non par l’épée. Poussés par le vent de la mousson depuis la péninsule arabique pour acheter et vendre poivre et épices qui poussent sur les collines de l’intérieur du Kerala. Ces gens vivent sur le même territoire sans tensions majeures depuis des siècles. Dans le paysage du Kerala, églises, mosquées, synagogues et temples se succèdent de manière très voyante. J’ai rencontré un grand intellectuel local qui a été ministre en Inde, secrétaire des Nations Unies, aujourd’hui député du Kerala. Élevé par les jésuites, passé par la diplomatie à Genève, il parle un français parfait. Il m’a reçu dans le lieu où il règle les problèmes que la population vient lui soumettre en tant que député. Il s’agit d’une sorte de cour des miracles où l’on rencontre des centaines d’Indiens sur des béquilles. J’ai attendu mon tour durant quelques heures dans cette foule pour l’interroger. Familier de la question de la laïcité, il m’a tout de suite dit « Détrompez-vous, notre sécularisme, notre diversité, n’ont rien à voir avec votre laïcité. De notre point de vue, votre laïcité est agressive, émasculante, dirigiste, et responsable des tensions que vous connaissez. Le sécularisme indien est à l’opposé de ce modèle. Notre distinction entre l’espace public et l’espace privé est artificielle. Nous sommes ici dans un espace public, chacun porte sur lui les signes, non pas de sa religion mais de sa vie. On ne lui demande pas d’être neutre par rapport à ce qu’il est. On transporte ce que l’on est partout avec soi. Si la religion est importante pour vous, c’est absurde de se dire que dans l’espace public vous devez retirer ces signes. De fait, au Kerala, vous avez des églises chrétiennes dans lesquelles des professeurs hindous enseignent la bible à des élèves musulmanes voilées. J’ai compris que, quoi que nous disions, nous sommes très loin d’avoir cette tolérance. La véritable tolérance, c’est quand vous permettez aux gens d’exprimer ce qu’ils sont et ce à quoi ils croient. Moi-même athée, je serais plutôt sur le plan philosophique enclin à me battre contre l’aliénation que peut constituer la croyance religieuse. Mais si vous respectez les gens comme individus, que vous voulez les convaincre et pas les forcer, alors la seule manière de faire advenir cette tolérance, c’est de laisser s’exprimer les gens sans aucune contrainte. Avoir une politique publique liée à la religion en Inde paraîtrait complètement aberrant. J’en profite pour dire qu’en France, si nous avons organisé cette laïcité, c’est parce que c’était facile. Nous avons toujours été un pays extraordinairement homogène, religieusement et culturellement. La seule religion différente était incarnée par les protestants que nous avons mis dehors immédiatement. En réalité, nous ne sommes absolument pas habitués à la diversité que nous prônons tant.

 

Une fois cette petite introduction posée, je comprends que vous êtes des entrepreneurs ou des cadres d’entreprises. Je commence par vous dire que je suis certain de ne pas être doué pour le commerce car au lieu de fonder une start-up, j’ai créé un think tank qui n’est doté d’aucun capital et qui offre ses produits gratuitement. Notre seul moyen de survie repose sur l’existence d’agents économiquement irrationnels, politiquement inconscients et socialement suicidaires. Nous ne recevons rien d’eux, ne comptons sur aucune perspective électorale en défendant une cause totalement répulsive en France qui est le libéralisme. C’est notre business model ! Mais derrière celui-ci, il y a aussi une démarche personnelle. Vous le savez bien, derrière tout système d’idées, il y a toujours une conviction intime, voire un traumatisme personnel. On se retrouve dans tel ou tel penseur ou dans tel ou tel système. Je l’ai ressenti à titre intuitif pour le libéralisme. D’abord en ressentant de l’irritation devant ces petites lois, ces minuscules détails qui années après années, nous retirent des minuscules libertés. Ce qui m’a définitivement amené à me tourner vers le libéralisme, c’est le passage de Tocqueville sur le despotisme démocratique. Il analyse les démocraties naissantes aux États-Unis au milieu du XIX° siècle, et observe que sous couvert de la souveraineté populaire et au sein d’institutions parfaitement démocratiques, apparaît une nouvelle forme de despotisme encore plus insidieuse et contre laquelle il sera encore plus difficile de résister que contre un vrai bon despotisme autoritaire à l’ancienne contre lequel on pouvait se rebeller. Ce despotisme laisse penser qu’il peut gérer et prendre en main votre propre bonheur. C’est pour cette raison que l’on parle de mesurer le bonheur et de mesurer le PIB. C’est pour moi l’incarnation totale de ce discours démocratique. Tocqueville dit que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes. Je vais simplement vous donner quelques détails qui sont apparus l’année dernière. D’abord nous avons eu droit à l’interdiction des vitres teintées sur les voitures, dès lors que le taux de transparence est inférieur à 70%. Vous n’avez plus le droit de donner la fessée à vos enfants, alors qu’il existait déjà une loi contre les recours aux violences corporelles. Je défie quiconque d’élever un enfant sans lui faire subir des violences corporelles, ne serait-ce qu’en lui mettant sa couche quand il est un tout petit ! La moto sans gants… Et pour savoir si les gants que vous portez sont homologués, il vous faut consulter la directive CE 89/686. Les sacs de caisse en plastique. Les véhicules anciens dans les rues de Paris. La cigarette électronique sur les lieux de travail. Ce dernier cas est intéressant. En Grande-Bretagne par exemple, la cigarette électronique est remboursée par l’Agence britannique du médicament, pour encourager les gens à arrêter de fumer. Au Colorado, on considère maintenant le cannabis comme une «exit drug», qui permet de sortir des drogues vraiment dangereuses, vraiment addictives, comme la nicotine! Effectivement, le cannabis n’a pas d’effet addictif en soi. J’avais regardé avec curiosité cette loi qui interdisait l’usage de la cigarette électronique sur les lieux de travail et certains lieux publics en France. Le législateur a dû reconnaître qu’il n’y avait pas de raison médicale. Force est de reconnaître que l’idée était d’interdire. Il fallait donc trouver une justification. Le raisonnement a été le suivant : le geste de la cigarette électronique rappelle celui de fumer. C’est comme si vous interdisiez de boire de l’eau parce que le geste de boire un verre d’eau rappelle celui de porter un verre de vin à sa bouche. Également interdit l’achat d’actes sexuels. Pour en avoir parlé avec les prostitués du STRASS, le Syndicat du Travail Sexuel, ces lois font beaucoup plus de mal qu’elles ne sont censées faire de bien. Il y a en France de plus en plus d’interdits, de contraintes et de surveillance, et les 3/4 des Français estiment que cela constitue une atteinte importante aux libertés individuelles. Cette impression liberticide générale est confirmée par les chiffres des grands classements internationaux. En voici quelques aperçus.

– Affaiblissement de la liberté politique. La France arrive 20ème dans le Democracy index of The Economist, dans la catégorie « Démocraties imparfaites ». Ce qui est essentiellement lié à notre système présidentiel qui est absolument anti-libéral. Les révolutionnaires qui avaient mis en œuvre la démocratie, les grands acteurs politiques de la IV° République au XIX° siècle étaient des orateurs. Les ministres ou présidents du Conseil ne sont pas connus. Ce ne sont pas eux qui comptent mais la représentation populaire. La V° République est restée une république parlementaire pendant quatre ans. En 58, elle était conçue sur ce mode parlementaire. En 62, De Gaulle a fait ce référendum jugé anticonstitutionnel à l’époque par le Conseil d’État et par le Conseil Constitutionnel pour obtenir l’élection du Président au suffrage universel, simplement parce qu’il n’aurait pas été réélu par les Chambres s’il s’était présenté devant le corps législatif normal. Ce rapport direct d’un homme et d’un peuple est une infantilisation de la démocratie. Du temps des révolutionnaires et de l’Assemblée constituante, on ne disait pas des ministres qu’ils étaient ministres de… mais qu’ils étaient ministres des lois de… pour rappeler qu’ils n’étaient que les exécutants des lois. L’idée que le pouvoir exécutif arrive avec des idées, des projets, des programmes, ne faisait absolument pas sens.

– Affaiblissement de la liberté économique. Nous occupons la 38ème place du Business Report de la Banque mondiale, entre l’Arménie et Chypre, la 70ème place de l’Index of Economic Freedom de la Heritage Foundation, apparaissant ainsi comme un pays modérément libre en termes de liberté civique, la 39ème place du World Press Freedom Index de Reporter sans Frontière, entre El Salvador et Samora. Bien sûr, on peut penser que ces évaluations restent un peu intuitives et superficielles. Mais avant d’affiner la proposition de valeur qu’est le libéralisme, je pense essentiel de partager cet inconfort, voire cette révolte face à ce despotisme démocratique.

 

Venons-en maintenant au libéralisme. Si vous ne le connaissez pas, c’est normal. J’ai fait 6 ans de philosophie sans en avoir entendu parler. Bien sûr, on abordait un peu de Tocqueville par-ci, un peu de Jean-Baptiste Say par-là, mais le fait qu’il existe une tradition française libérale est quelque chose de tout à fait ignoré. Vous abordez Ricoeur – qui n’est d’ailleurs connu aujourd’hui que grâce à Macron – des phénoménologues, des marxistes à gogo, le post-modernisme, Deleuze, etc. Des choses très intéressantes, mais on ne vous parler jamais du libéralisme en tant que tel. J’ai passé mon agrégation sur Marc Bloch, le père fondateur de la doctrine. Je n’avais jamais vraiment réalisé son importance politique. C’est peu à peu, par moi-même, que j’ai retrouvé le fil. C’est une tradition française qui intellectuellement nous vient des physiocrates du XVIII° siècle. Le mot a été inventé par un Français, Maine de Biran, au début du XIX° siècle. Cette tradition qui se reflète dans notre droit, notre économie, notre histoire, notre sociologie, a aujourd’hui tendance à être étouffée à l’université. D’où l’absolue nécessité de mener un combat intellectuel et idéologique en vue de rétablir, ne serait-ce que d’un point de vue académique, l’étude du libéralisme. Ceux qui le combattent doivent au moins savoir ce qu’ils combattent.

 

Le libéralisme est né contre Colbert. Contre le colbertisme. Pierre de Boisguilbert, qui s’était dressé contre Colbert à l’époque, s’était opposé aux tarifs douaniers, aux corporations – qui s’apparentaient au système des taxis et des VTC. Si vous étiez hors de la corporation des tisserands et que vous prétendiez tisser, vous étiez directement exécuté. Pierre de Boisguilbert défendait les bienfaits du commerce, l’ouverture des professions réglementées, etc. Je vais vous raconter une petite anecdote. En 1705, Colbert avait fait de Pierre de Boisguilbert son ennemi personnel, au point qu’il l’avait exilé en Auvergne. Marx en a fait un héros contre la pauvreté et les puissants. Colbert avait fait appel à un banquier rouannais pour réfléchir au moyen de rétablir le commerce. Ce banquier lui avait répondu qu’un moyen très simple et efficace était que lui et ses semblables « ne s’en mêlassent point. Tout irait parfaitement bien alors car l’ardeur de gagner était naturelle. » Pierre de Boisguilbert ajoute « Cette réponse ne satisfaisant pas tout le monde, elle n’eût point de suite. » J’étais ravi de découvrir le succédané contemporain de cette belle répartie à l’Assemblée nationale le 30 septembre dernier à l’occasion d’une table ronde sur l’économie numérique où des entrepreneurs devaient discuter avec le législateur. Une jeune entrepreneuse, que j’ai immédiatement contactée, Isabelle Céline Lazorthe, fondatrice de Leetchi, a répondu au député « si vous ne pouviez ne plus rien faire, à la limite ce serait mieux ! »

 

Commençons par dire ce que le libéralisme n’est pas, pour évacuer les préjugés qui pourraient traîner chez certains d’entre vous. D’abord ce n’est pas la loi de la jungle. J’aimerais un jour faire un reportage dans une jungle pour constater qu’à l’état de nature, celle-ci est extrêmement organisée. La loi de la jungle est une fiction humaine qui nous vient des philosophes du XVIII° siècle qui imaginaient qu’à l’état de nature, tous les individus seraient en guerre les uns contre les autres. C’est le point de départ de la plupart de nos conceptions du contrat social. Mettre en place un contrat commun de souveraineté par un contrat social éviterait que les individus se tapent dessus. C’est le Léviathan chez Hobbes, le contrat social chez Rousseau. Chacun dépose sa méchanceté dans les mains du souverain. Or l’état de nature est une fiction philosophique totale. L’anthropologie aujourd’hui nous dit tout le contraire. Les sociétés primitives, contrairement à nos sociétés, sont extrêmement soudées. Vous appartenez au groupe parce que vous êtes tatoué, parce que vous passez des épreuves initiatiques auxquelles vous ne pouvez pas échapper. La notion même d’individu n’existe pas. Inversement, c’est le libéralisme qui a donné naissance à l’État moderne. Rien n’est plus faux que d’opposer État et libéralisme. Durkheim a raison de dire qu’au XIX° siècle, étatisme et libéralisme ont marché main dans la main. L’État qui a surgi au XIX° siècle est un État libéral qui était là pour garantir les marchés et établir les droits individuels. Le droit naturel associe naturellement l’État et l’individu. Ce qui conduit Pierre Rosanvallon à qualifier la révolution française de jacobinisme libéral. On a l’État au centre et les individus autour. C’est ce qui dit l’Abbé Sieyès, le célèbre pamphlétaire qui a participé à l’élaboration intellectuelle de la révolution française. La première page du texte du Tiers état est un éloge du libre échange commercial, parce qu’à l’époque il était impossible de distinguer liberté politique et liberté économique. Cet arrangement révolutionnaire permet à l’individu de se libérer de la tutelle politique avec les privilèges, et économique avec les corporations et les jurandes, et d’être protégé par l’État dans un rapport direct. Dans cette version du libéralisme, qui préfigure la naissance de l’État moderne, l’État a un rôle très important à jouer. Il doit anéantir ces tutelles qui emprisonnent l’individu. Ce qui explique que le véritable héros de la révolution française, c’est Isaac Le Chapelier. Ce breton était président de l’Assemblée nationale lors de l’abolition des privilèges. C’est lui qui a donc pris les décrets d’application. C’est aussi lui qui, en 1791, a été à l’origine de la grande loi qui porte son nom et qui a irrigué tout le XIX° siècle français, sur l’abolition des corporations. En disant qu’à partir d’aujourd’hui, il n’y a plus de corporations dans l’État et que chacun est libre d’exercer le métier de son choix. Sous-entendu, il n’y aura plus de barrière à l’entrée mais une sélection a posteriori pour ceux qui réussissent ou non, parce qu’ils ont proposé un service ou un produit qui répond mieux aux besoins des gens. Ces deux textes sont fondés sur la même philosophie de rapports directs entre l’État et l’individu. Sieyès dit « Je me figure la loi au centre d’un globe immense. Tous les citoyens sans exception sont à la même distance sur la circonférence, et n’y occupent que des places égales. Il s’agit d’une conception française du libéralisme. Hayek, qui est autrichien, dira d’ailleurs que le libéralisme français est autoritaire. Tout passant par l’État. On peut y opposer la version anglo-saxonne beaucoup plus basée sur l’émergence spontanée des corps intermédiaires, beaucoup plus orientée vers l’auto-développement et la progressivité. J’admets qu’il existe une forte scission entre les deux, ce qui explique qu’il existe aujourd’hui un mouvement libéral conservateur. Notamment en Angleterre.

 

Si ce n’est pas la loi de la jungle, ce n’est pas non plus la loi du plus fort. Au contraire, c’est un système qui permet au plus faible de venir défier le plus fort. C’est à cela que sert le marché. Et je vais vous en donner deux exemples. Le premier est français, cité par Laurence Fontaine qui est historienne. Dans son ouvrage « Le marché, histoire d’une conquête sociale », elle explique qu’au moyen-âge, les foires et les marchés étaient devenus des lieux de contestation de l’ordre établi, d’abord parce que les marchands faisaient appel à des régulateurs, indispensables aux marchés pour certifier les produits, vérifier que chacun soit au bon stand, à la bonne place. Par ailleurs, les marchands obtenaient un pouvoir par le marché, par enrichissement, par la place qu’ils prenaient dans la société, qui permettait de briser le statu quo de l’ordre social fondé sur l’église et l’aristocratie. Le véritable moment d’émancipation de la bourgeoisie a été le marché dans le sens le plus primitif du terme.

 

La question de la régulation des marchés va d’ailleurs faire l’objet d’un de mes prochains reportages en Afrique du Sud où apparaissent d’une part un marché organisé de manière totalement organique et spontanée, et d’autre part des institutions qui s’apparentent à une bourse ou une chambre de compensation, qui se sont développées de manière endogène. Une deuxième illustration plus contemporaine nous est fournie par un économiste péruvien, Hernando de Soto, qui a écrit The mystery of capital. Il écrit que le sous-développement que connaît le Pérou vient du fait que les possessions des paysans, des petits ouvriers, des vendeurs de rue, ne sont pas transformées en capital parce qu’elles ne sont pas formalisées. Autrement dit, quand vous possédez une ferme, que tout le monde sait qu’elle est à vous mais que vous ne disposez pas de titre de propriété, vous pouvez occuper le bien mais vous ne pouvez pas constituer sur ce bien un effet de levier qui vous permettra d’investir ou de le transmettre sous forme de parts à vos enfants. Pour faire sortir les gens de la pauvreté, Hernando de Soto s’attache depuis 20 ans à faire accéder les gens au marché, au capitalisme, en transformant leurs activités qui sont naturellement des activités marchandes mais sans garantie, en activités légales et donc protégées. Sans titre de propriété, n’importe qui peut vous déloger de votre petite échoppe du jour au lendemain. J’en profite pour souligner l’importance des cadastres, capitaux pour transformer des possessions en capitaux. Les luttes pour mettre en place ces cadastres aux XVIII° et XIX° siècle en France ont été épiques. Ce processus est toujours en cours dans un certain nombre de pays en développement. La block chain permettra peut-être un jour de constituer des cadastres sans État central. Dans ce cas, on changerait vraiment le modèle du libéralisme classique tel que je le décrivais, car il pourrait se produire des phénomènes de marchés, avec des régulateurs, des titres et du capital, sans avoir d’État qui les garantit.  

 

Par ailleurs, le libéralisme n’est ni «ultra» ni «néo». Le néolibéralisme est une fantaisie qui n’a jamais été revendiquée par le moindre auteur. Ce terme de néolibéral a été popularisé par Foucault. En 1979, dans son dernier cours au Collège de France, il transmet ses leçons de géopolitique et parle de néolibéralisme. Dans ce cours passionnant, il aborde le sujet sous un angle d’historien, sans juger. Il apprécie toutefois les aspects antidisciplinaires du libéralisme. Il parle de néolibéralisme en qualifiant l’enseignement de l’École de Chicago et de Karen Baker. La caractéristique des néolibéraux pour Foucault est de tout transformer en capital. Les choses qui auparavant échappaient au marché, au sens d’échange de droits de propriété, y entrent dorénavant. Y compris la justice et le corps. On peut considérer que c’est une forme d’émancipation par rapport à l’État central. Le mot est resté, repris par l’intelligentsia qui a ânonné le mot « néolibéralisme », qui s’est privée d’outils d’analyse et ne voit plus l’état de la société dans laquelle nous vivons parce qu’elle ne s’y intéresse plus. On ne peut pas dire d’un pays qui a 57% de dépenses publiques qu’il est néolibéral. C’est impossible ! Il y a des discussions sérieuses à avoir entre libéralisme, sociale démocratie, communisme, mais ces échanges ne peuvent pas avoir lieu sur la base de ces termes faux que sont néo ou ultra libéralismes. Fondamentalement, le libéralisme est une philosophie de la libération. Il s’agit d’une philosophie anti-système. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des premiers auteurs libéraux dans la tradition physiocratique du XVIII° siècle, Étienne Bonnot de Condillac, qui a écrit un Traité sur le commerce, puis un Traité des systèmes, y dénonce les grandes théories de Descartes ou Spinoza, non pas sur la base de ce qu’ils disent en substance, mais sur le fait qu’il s’agit d’un système. Il écrit qu’à partir du moment où l’esprit humain a érigé un système, qu’il s’est donné la peine de tout faire entrer dans des cases, c’est forcément faux. Il y a forcément une part de subjectivité et d’hypocrisie à vouloir faire entrer le monde entier dans ces concepts. De même que les libéraux n’aiment pas les frontières lorsqu’on parle de commerce ou de mœurs, ils n’aiment pas les frontières dans les catégories philosophiques. Ils se sont toujours échappés des systèmes, ce qui leur confère une certaine faiblesse dans le débat public d’ailleurs. On retrouve d’ailleurs souvent sous la plume des auteurs libéraux des digressions, des contradictions.

 

Le libéralisme n’est pas non plus anglo-saxon. La tradition libérale française s’est rompue sous Vichy. Robert Paxton en a fait une très bonne analyse dans son livre sur la France de Vichy, à l’origine d’une importante polémique. Il y explique que l’État français a une vraie responsabilité dans la Shoah. Une deuxième idée développée par Paxton, dont personne ne parle, évoque la naissance du dirigisme industriel à la française sous Vichy. Le Second Empire a été libéral. La Troisième République, y compris avec Blum, revendiquait essentiellement le libéralisme. Et l’idée que le libéralisme avait mené à la catastrophe et que l’État devait reprendre en main la société et l’économie, s’est éteint dans le discours de novembre 1940. Le dirigisme de Vichy est bien documenté car il repose sur de grands plans industriels. Ce sont déjà les polytechniciens de l’époque, Bichelonne et autres, qui avaient conceptualisé le planisme, développé dans les années 1930 au sein du groupe X-Crise, le think-tank de la jeune élite de l’époque. Pensé comme une alternative au socialisme collectiviste autant qu’au capitalisme individualiste, le Plan se fonde sur l’autorité des experts. L’État qui, depuis la Révolution, était conçu comme un instrument de libération de l’individu, devient le principe d’organisation des forces économiques et sociales. La plupart des structures sous lesquelles nous vivons sont mises en place durant cette période, comme le statut de la fonction publique, la retraite par répartition, la carte d’identité, la subvention accordée au cinéma, etc. Ce libéralisme n’est pas conservateur. C’est d’ailleurs le titre d’un article d’Hayek. Il existe tout de même une opposition entre le libéralisme conservateur radical anglo-saxon et le libéralisme français plus révolutionnaire, qui fait un peu tabula rasa. Il n’est ni de droite ni de gauche, ne s’exprime pas sur le plan des mœurs. Sur le fondement physiocratique du XVIII° siècle, le libéralisme a pris deux routes. La route de gauche est passée par Proudhon. A cet égard, je me retrouve bien sur la question de l’individualisme avec Michel Onfray. La vraie scission qui divise droite et gauche apparaît entre les individualistes, et il n’y en a pas beaucoup, qui pensent que l’individu n’est pas le point de commencement de la philosophie. En revanche, lui donner les moyens de s’accomplir de la manière la plus autonome possible en est le point d’aboutissement. En regard se trouvent ceux qui ont avant tout une vision du groupe, plus collectiviste. Popper faisait la distinction entre individualisme et collectivisme, et égoïsme et générosité. Il disait que ces catégories distinctes pouvaient se croiser. On peut être individualise et généreux, et collectiviste et égoïste. L’un peut concerner la politique publique, la manière dont la société est organisée, et l’autre peut qualifier votre morale personnelle. On peut très bien être individualiste et penser que nos structures doivent être fondées sur la protection de l’individu et prôner par ailleurs l’amour et la bienveillance. La route de gauche passait donc par Proudhon et l’idée de coopérative, de mise en commun de sa force de travail. La coopérative entre dans le système libéral, sous l’étiquette libérale. Avec le capitalisme, vous mettez du capital dans une entreprise où fonctionne le système coopératif puisque chacun s’associe de manière complètement libre, en prenant une part égale dans la gouvernance de l’entreprise. Les deux modèles sont parfaitement valides et libéraux, et correspondent à des besoins différents. La route de gauche a continué jusqu’à Bérégovoy dont je vous donne une citation « Socialiste, l’idée que je me fais de la liberté s’accorde mal avec le dirigisme et l’interventionnisme étatique » parce qu’il a compris que l’interventionnisme économique est créateur de rentes qui sont profondément injustes. Il les combat en tant qu’homme de gauche. De même que la gauche doit être libérale, de nombreux libéraux se sont spontanément retrouvés à gauche. Au XIX° siècle, Benjamin Constant, Tocqueville, Bastiat, siègent physiquement au centre gauche de l’hémicycle. C’est le cas lorsque Bastiat s’oppose aux conservateurs de droite sur la question du libre-échange à la française. C’est un point fondamental dans l’évolution de la conception du libre-échange à la française. Se posait une question de façon quasi hystérique au XVIII° siècle. Faut-il libéraliser le tarif du grain ou pas ? Au XIX° siècle, des activistes, en Angleterre comme en France, ont saisi le flambeau du libéralisme. En Angleterre, Richard Cobden disait qu’il fallait faire baisser le prix du pain pour libérer les échanges. Il a obtenu gain de cause. En France, Bastiat disait la même chose mais il a moins bien organisé son mouvement. En revanche, la partie adverse s’est beaucoup mieux organisée dans l’Association de Défense du Travail National, qui était une association de patrons, ancêtre de l’actuel MEDEF, qui a voulu conserver les barrières tarifaires au nom du travail national. D’un côté, on avait comme d’habitude l’argument sur la baisse des prix, de l’autre, l’argument sur ce qui s’apparentait à de la délocalisation. Pour des raisons politiques, Bastiat a perdu. C’est là que l’Angleterre et la France se sont véritablement séparées sur la conception du libre-échange.

 

Sur le rôle de la propriété, deux penseurs incarnent les divisions. D’un côté Rousseau dit « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, est à l’origine de toutes les misères du genre humain ». La propriété est injuste, il faut donc la taxer. Non pas pour améliorer le sort des pauvres mais parce qu’elle est fondamentalement un vice. En face Lock dit qu’au contraire, c’est l’appropriation de la terre qui a permis de créer de la valeur. Il s’agit donc d’un phénomène originaire à la constitution de notre société. Tout est un peu basé sur ces deux grandes conceptions divergentes.

 

Proudhon dit que le fait de posséder une propriété permet de se sentir moralement indépendant. Notamment du pouvoir central. Et donc de construire une richesse mais aussi une pensée autonome. La théorie des loyers fictifs accompagne l’idée que jamais personne n’est propriétaire, mais locataire d’un bien virtuellement nationalisé. Au-delà du débat politique, c’est cela qui est moralement grave.

 

Le libéralisme offre donc des courants différents. Il existe peu de libéraux en France mais qui se combattent férocement. Quels sont les 4 traits communs qui pourraient se dégager, sur lesquels tout le monde pourrait s’accorder ?

 

 

Tout ce que je vous ai décrit jusqu’à présent relève du libéralisme classique, bousculé aujourd’hui par une vraie rupture dans la pensée libérale qui est l’apparition de la pensée libertarienne. Celle-ci est apparue aux États-Unis dans les années 70. Cette pensée flirte avec l’anarchisme et considère que, in fine, sauf peut-être éventuellement pour assurer la justice, nous n’avons pas besoin d’État. Ce qui n’a rien à voir avec les théories que nous avons vues jusqu’à maintenant. Cette pensée libertarienne est fondée sur un principe vraiment très important, celui de « self monarchy », de « propriété de soi ». Aujourd’hui, nous ne sommes pas en droit d’être propriétaire de nous-même. Le corps n’est pas patrimonial. On ne peut pas en disposer de manière parfaitement autonome. Cet état de fait résulte à mon sens de notre tradition judéo-chrétienne. Mon corps étant la propriété de Dieu, je n’en suis que l’usufruitier. Aujourd’hui, le Conseil d’État a remplacé Dieu pour juger de la dignité humaine et me priver de la patrimonialité de moi-même. John Lock dit que c’est parce qu’on se possède soi-même, qu’on est libre de disposer entièrement de soi-même, qu’on peut être propriétaire du monde extérieur. Toutes sortes de pensées reposent sur cette base, d’autant plus vivaces que les moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui leur donnent la possibilité d’imaginer de manière assez concrète un monde sans État. On parlait du cadastre qui pourrait se faire sous forme de block chain, il y a aussi la crypto-monnaie qui permet d’échanger sans banque centrale. Je me suis rendu à un événement organisé par un mouvement libertarien radical dans le New Hampshire, qui s’appelle le Free State Project. L’idée est de rassembler tous les libertariens du New Hampshire, on essaime, on rentre dans les différentes législatures locales, puis on fait sécession avec le reste des États-Unis. Leur fête annuelle se déroule sous forme d’une sorte de camp hippie. Cette population, qui fonctionne selon un mode vraiment très libéral, s’appuie sur l’idée que l’argent n’est qu’un moyen. A ce titre, il doit être produit en quantité limitée et personne ne doit avoir le monopole de sa production. Les banques centrales sont donc très contestées. La version minimaliste propose que celles-ci soient rendues indépendantes et qu’on leur donne un mécanisme automatique de production de l’argent de sorte que le processus soit au moins autonome. La version extrême prône l’idée que les banques centrales sont inutiles. Un fort mouvement sécessionniste libertarien émerge. Certains veulent créer des îles artificielles en eaux internationales, le seasteading, sur lesquelles ils vont recréer des sociétés sans État. Ils essayent depuis 5 ans sans succès, pour des raisons économiques mais aussi techniques car c’est semble-t-il très difficile de construire des îles en haute mer. Ils tentent donc de se rapprocher des eaux continentales et viennent de signer un accord avec la Polynésie française ! Parmi les nombreux mouvements libertariens, je vous en cite un dont je me sens le plus proche, le Bleeding Heart Libertarians, qui considère que le principal devoir de la collectivité est de permettre à l’individu de s’en émanciper. Il convient donc de lui donner les moyens de son autonomie. Ces personnes plaident donc pour le revenu universel. Nous devons être attentifs à ces mouvements qui prennent de l’importance aujourd’hui.

 

Sur la base de ces raisonnements, j’ai construit un think tank en me disant que le problème des intellectuels français en particulier, c’est qu’ils sont déconnectés du monde réel. Ils ne savent notamment pas comment fonctionne l’Union Européenne. C’est pour cette raison que nous allons sur le terrain et que nous travaillons sur les politiques publiques concrètes et raisonnables. Ce think tank est une manière de créer un pont entre cette base philosophique et sa déclinaison politique. Notre ligne est celle de The Economist. Avec une dimension économiquement libérale, socialement progressiste. Avec ça on peut déjà produire beaucoup de rapports. Le but du jeu est de mener le combat des idées en appliquant cette pensée à des domaines extrêmement pragmatiques, en faisant venir des experts juristes, économistes, sociologues, etc. Nous traitons des questions comme « Faut-il que la Caisse des Dépôts et Consignations conserve le monopole des dépôts des professions réglementées ? »

 

Les think tanks existent depuis la fin des années 90. C’est l’Institut Montaigne qui incarne le mieux ce début des think tanks français. Ces think tanks font le pont entre la recherche académique et la politique publique. Nous n’en avions pas en France. Du coup, la politique publique s’est appuyée de manière autarcique sur l’Administration, compétente certes mais toujours à peu près orientée vers les mêmes réformes. Les intellectuels qui eux, n’ont jamais changé un iota dans des questions de politique publique, étaient contents de rester dans leur abstraction. Le grand intérêt des think tanks est d’avoir initié une pensée indépendante certes, mais qui puisse être aussi technocratique que ce que pourrait faire remonter l’administration, en s’appuyant sur des bases différentes. Par ailleurs, les idées ont une histoire. Il faut se battre pour ces idées en expliquant les choses de la manière la plus technique possible. Concernant le revenu universel par exemple, sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Cette idée ne serait jamais venue dans le débat présidentiel si des travaux précis n’avaient pas été menés à son sujet. Il y a eu toute une validation institutionnelle de l’idée qui s’est fait par des canaux souterrains. Celle-ci a pu émerger parce qu’elle était dans le rapport du Conseil National du Numérique, dans un rapport du Sénat, et parce qu’elle a été étudiée par Bercy. Il existe de nombreux points de vérification intrinsèques à la société, qui sont plutôt sains d’ailleurs. Le parcours de cette idée du revenu universel remonte aux années 70. Lionel Stoléru l’avait rapportée des États-Unis. Elle avait été discutée sous Giscard avec le Rapport Stoffaës, était revenue sous Mitterrand. Il y a eu ensuite le RSA, la prime d’activité. Le revenu universel n’est finalement que l’aboutissement de cette très longue traversée de l’idée. Le Think tank en produit la substance technique. Une tribune sur le revenu universel ne changera rien aux politiques publiques si vous ne rentrez pas dans le détail de la conception, des problèmes juridiques et économiques qu’une telle idée peut poser.

 

Autre exemple, on travaille sur le droit du sous-sol. Par exemple aujourd’hui, dès que l’État découvre une ressource minérale dans le sous-sol, celui qui possède formellement ce sous-sol en est automatiquement exproprié. Vous avez donc la propriété sur les vers de terre, mais dès qu’il y a quelque chose d’intéressant, le sous-sol n’est plus à vous. D’une manière assez amusante, ce sont les révolutionnaires sous l’Assemblée Constituante, qui avaient redonné la propriété du sous-sol aux Français. Napoléon l’avait réintégrée dans le nouveau code civil. Quelle serait l’incidence sur l’exploitation minière en France, qui est apparemment bien en-dessous de ce qu’elle pourrait être, si on rendait aux gens la propriété de leur sous-sol ? Aujourd’hui ils n’ont aucun intérêt à faire valoriser le minerai qui se trouve dans leur sous-sol puisque ça ne peut leur causer que des nuisances. L’argent perçu par les municipalités par les compagnies qui exploitent ces sous-sols constituent une minuscule redevance qui peut financer la salle des fêtes ou un rond-point et le 1% culturel du rond-point. Si les gens récupèrent cette propriété, on peut imaginer la création d’une sorte de syndicat de propriétaires, comme ça se fait en Suède par exemple, qui peuvent négocier directement avec les compagnies et qui du coup en tirent un revenu nettement plus substantiel. Une activité économique aujourd’hui dormante pourrait ainsi surgir.

 

Les think tank rencontrent des experts, des médias, et parfois, en fin de chaîne, des politiques, des décideurs, des députés, des entreprises. Ces personnes qui travaillent ensemble aboutissent à quelques améliorations marginales. Les think tanks français classiques raisonnent sur un mode différent, celui des portes closes, selon une approche anglo-saxonne. Notre objectif est d’aller dans les médias, sur des rapports plus provocateurs, pour faire monter un sujet dans l’opinion publique, comme le revenu universel, pour qu’ensuite, il se décline chez les différents politiques.

 

Nous travaillons également sur la propriété privée des datas. A ce sujet, je n’ai évidemment pas de compte Facebook. Pas question de leur donner des trésors de photos, d’amitiés, gratuitement. C’est fou d’accepter de se faire spolier à ce point. C’est un libéral qui parle ! Nous devrions avoir le droit de propriété sur ces datas, or on n’a juridiquement pas ce droit, ni en Europe ni aux États-Unis, toujours parce que le corps est considéré comme non patrimonial et que la data est considérée par les juristes comme une expression de soi. Elle ne doit donc pas être « marchandisée ». Si vous aviez une propriété sur vos datas, vous pourriez les négocier via des structurateurs, comme il en existe pour les droits d’auteur. Aujourd’hui, les revenus publicitaires de Facebook représentent environ 10$ par personne et par an. On dit souvent que la data est le pétrole du XXI° siècle. C’est vrai, sauf qu’on ne rémunère pas le producteur… Nous changerions complètement l’écosystème numérique si nous changions un seul des codes de la propriété intellectuelle en disant que celle-ci couvre désormais la data. Nous retrouverions un port de marché direct, bilatéral. Le marché étant émancipateur, il redonne du pouvoir aux producteurs que nous sommes. Les consommateurs redeviendraient ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être, c’est-à-dire des clients ! Aujourd’hui il n’y a pas de marché. Il y a une sorte d’illusion de la gratuité, le siphonnage de la donnée et l’aliénation par la pub. Ces principes sont aujourd’hui appliqués à tout. C’est intéressant car vous avez différentes grandes options de philosophie politique qui réapparaissent sur les débats concernant la data. Les collectivistes veulent nationaliser les datas en créant à un grand institut national de la data qui les récupérerait toutes et les encrypterait pour les transmettre aux entreprises. De cette manière l’État reprendrait le contrôle et protégerait les citoyens. En face, les sociaux-démocrates au pouvoir aujourd’hui en Europe, veulent réguler l’utilisation de la data via un système de droits et d’obligations, fondé sur l’illusion qu’on peut avoir une possession et donc une maîtrise, fixée par le droit, sans avoir véritablement de propriété. Au final, quelques activistes intenteront des procès, freinant ainsi l’innovation des plate-formes technologiques, alors que précisément la propriété de la data permettrait de redonner d’une part la véritable maîtrise au producteur, et permettrait d’autre part aux plate-formes de faire ce qu’elles voudraient du matériau une fois celui-ci acheté, sans avoir de juges dans les pattes.

 

Extraits du débat :

 

On peut parfois manquer d’arguments pour présenter le revenu universel souvent associé à des allocations. Pouvez-vous nous donner des clés qui nous aideraient à promouvoir cette idée?

Excellente question ! Je vais commencer par vous dire ce que le revenu universel n’est pas. Ce n’est pas l’option de Hamon. Elle vient de Jeremy Rifkin, un idéologue de la Silicone Valley que je déteste parce qu’il considère que l’économie du partage est la fin du capitalisme. Rien n’est plus faux. Dans l’économie du partage, vous transformez tout en capital et vous optimisez le moindre des services qui auparavant étaient des services gratuits. On peut le condamner ou pas, mais l’analyse est fausse. Rifkin inquiète tout le monde depuis 1995 en disant que c’est la fin du travail. Cette crainte existe depuis Aristote qui disait que le jour où les machines pourraient tisser toute seules, on n’aurait plus besoin d’esclaves. Après la révolution industrielle, on a entendu les mêmes inquiétudes. Aujourd’hui, nous assistons à une même rupture technologique. Rifkin dit que puisque les robots vont prendre notre travail, on va se payer un revenu universel qui sera financé par une taxe sur les robots. C’est la version portée conceptuellement par Benoît Hamon. C’est la version socialiste puisque non schumpetérienne du revenu universel. Les disciples de Schumpeter pensent que l’innovation et l’automatisation détruisent un certain nombre d’emplois mais en créent beaucoup d’autres. Que le travail se transforme, devienne de plus en plus autonome et de moins en moins salarié, c’est un fait, mais parler de la fin du travail me paraît tout à fait exagéré. En tout cas pas assez solide scientifiquement pour y adosser une politique publique tel que le revenu universel.

Voici maintenant un argument libéral classique. Faut-il lutter contre la pauvreté ? On pourrait dire non. Les pauvres n’ont qu’à fonder leur start-up. La vraie question est de savoir quelle est la politique libérale de lutte contre la pauvreté ? Milton Friedman fait cette réponse dans son texte fondateur sur le revenu universel Capitalisme et liberté paru dans les années 60 : plutôt que de demander aux gens ce qu’ils sont, où ils vont, pourquoi ils ont besoin d’argent, s’ils ont des problèmes avec leurs enfants, si leur récolte a été bonne, etc. et de mettre en place toute une bureaucratie sociale coûteuse et humiliante, autant leur donner une somme qui permet de couvrir leurs besoins de base et n’y poser aucune condition. Le plus simple est de la distribuer à tout le monde. Certains rétorquent que beaucoup n’en auraient pas besoin. Ce n’est pas grave, on leur reprendrait par l’impôt. Ce mécanisme libéral est un mécanisme fiscal. Chacun reçoit et chacun contribue. Prenons de vrais chiffres. Si en France nous fixions le revenu universel à 500,00€, nous aurions besoin pour le financer d’une flat taxe à 25% sur l’ensemble des revenus travail + capital, qui se substituerait bien sûr aux différences d’impôts, de même que le revenu universel se substituerait à un certain nombre d’allocations. Chacun reçoit les 500,00€ sous forme de crédit d’impôt, ce qui lui laisse de l’autonomie et la liberté d’acheter ce dont il a besoin parce que c’est l’individu lui-même qui est le mieux en mesure de déterminer ses propres besoins. J’en profite pour vous dire un mot des expériences de revenu universel distribué aux habitants à peine alphabétisés en Inde. Les études montrent qu’au bout de 18 mois, 95% des dépenses de ces populations sont considérées comme étant rationnelles, voire hyper rationnelles. Ce qui démontre que les réticences à cet égard sont basées sur une vision paternaliste, sur l’idée que quelqu’un d’autre est plus à même de déterminer les besoins que la personne elle-même. Je reviens à notre économie. Si ce crédit d’impôt est fixe, le seul contrôle serait le fisc, à condition bien sûr de déclarer ses revenus. Aucun organisme, comme la CAF, n’exercerait le moindre contrôle que ce soit. Aujourd’hui, dès que vous travaillez un peu, on vous retire vos allocations. C’est aujourd’hui qu’on offre un système anti-travail, un assistanat. Le revenu universel permet de reprendre sa vie en main et de retourner travailler. Tout le monde a envie de travailler. Si vous touchez 2000,00€, vous devrez payer 25% d’impôts, ce qui revient à 400,00€. Or on vous donne 500,00€ de crédit d’impôt. Au final, vous êtes flat. Vous ne payez pas d’impôt et vous ne recevez rien. Si vous devez 1 million d’impôts parce que vous avez touché 4 millions, vous n’en devrez plus que 995 500,00€. C’est juste une autre manière de calculer l’impôt. Pour ceux qui sont à 0, c’est une autre manière de recevoir l’allocation vitale de façon automatique et non humiliante. Pour ceux qui ont une vie confortable, c’est juste une autre manière de calculer l’impôt. Et pour ceux qui sont entre les deux, c’est une sorte de super PPE (Prime pour l’Emploi). Le filet de sécurité s’ajuste de manière automatique à la discontinuité des revenus. Si par exemple vous prenez un job Uber, vous gagnez 1000,00€ dans le mois, vous touchez grâce au crédit d’impôt 250,00€ puisque vous payez 25% de vos revenus. Ce qui vous permet au final de percevoir ce mois-là 1250,00€. Pour tous les gens qui combinent des petits boulots, ce qui est de plus en plus fréquent dans un monde post-salarial, cette allocation qui s’ajuste de manière souple et automatique paraît idéale, en tout cas la plus humaine. Ce revenu concerne le flux de consommation quotidienne évalué par le Secours catholique (habillement, alimentation, énergies, transports). Il ne couvre pas le logement. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’études sur la pauvreté réelle en France. Le taux de pauvreté est aujourd’hui un taux d’inégalité mesuré par rapport au salaire moyen. La gauche dit souvent que la pauvreté absolue n’existe pas. Il n’y a qu’une pauvreté relative. Pour ceux qui pensent que la pauvreté est toujours relative, le revenu universel n’a pas de sens. Le revenu universel part du principe qu’il y a une pauvreté absolue contre laquelle il faut lutter. Cette politique a un effet redistributif car il faut bien reprendre l’argent quelque part, en l’occurrence la taxe de 25%. Ce n’est pas une politique censée lutter contre les inégalités mais contre la pauvreté. On confond souvent les deux. Je pense qu’à force d’avoir lutté contre les inégalités, on a oublié de lutter contre la pauvreté, et que le revenu universel est un moyen très puissant pour lutter contre la pauvreté. Si les gens se sentaient autonomes dans la société, alors il n’y aurait plus de problèmes avec les inégalités. C’était l’argument de Thomas Paine qui était l’un des premiers concepteurs du revenu universel au XVIII° siècle. Il disait qu’il importe peu que certains deviennent très riches pourvu que personne ne devienne pauvre en conséquence. C’est cela la philosophie du revenu universel. On ne se base alors même plus sur la lutte contre la pauvreté mais sur l’idée de donner à chacun son paquet d’autonomie. L’objectif ultime des libertariens est un monde «envy free», un monde «sans envie» où comme chacun a l’impression de se réaliser soi-même. L’idée de se comparer sur une échelle commune et homogène, comme par exemple un niveau de revenu, n’aurait plus de sens. A partir du moment où j’ai l’impression que je mène la vie que j’ai envie de mener, je ne suis plus envieux de la vie des autres, y compris s’ils possèdent plus de moyens que moi. In fine, le but du revenu universel, c’est d’éradiquer l’envie, et par voie de conséquence, les inégalités – non pas en tant que fait mais en tant que problème. Un très bel article de Philippe Van Parijs dit «Pourquoi faut-il donner le revenu universel aux surfers qui ne donnent rien en échange à la société?» Une partie de la gauche dit aujourd’hui que les gens vont participer à la vie de la cité via des associations. Sans doute, mais cela ne doit pas être le fondement du revenu universel. Celui-ci s’appuie sur un individualisme extrême qui dit que je dois donner les moyens à chacun de faire ce qui lui plaît, y compris du surf. Le rôle de la société est de permettre aux gens de s’en affranchir et de ne rien lui donner en retour. Pour revenir au revenu universel à la française, les conséquences seront infimes. Les pauvres toucheront légèrement plus qu’aujourd’hui, et les riches paieront légèrement plus d’impôts, mais c’est très marginal. Grosso modo, les sommes sont les mêmes, il est surtout question de changer les tuyaux dans lesquels l’argent circule. Nous en avons parlé au Président de la commission des finances qui connaît son boulot. Il se moque du revenu universel en tant que philosophie. En revanche, en vrai praticien de la finance publique, après une heure et demie de discussion technique, il a conclu que cette solution était beaucoup plus rationnelle que le système actuel. En réalité, quand on entend ça, on se rend compte qu’on n’est pas très loin du revenu universel. Moralement, psychologiquement, on a du mal à franchir le pas de cette attribution sans aucune condition. Même pour le RSA aujourd’hui, il existe des conditions. Sauter ce pas conceptuel est très difficile, mais techniquement, ce pas est à portée de main.

 

Vous nous dites « plus d’envie », mais l’envie est tout de même un moteur!

Je parle d’envie au sens de « ressentiment » à l’égard de ceux qui ont plus. Je ne parle pas d’envie positive, de désir. Il me semble avoir une existence assez confortable, pourtant je suis parfois invité chez des gens qui ont 10 000 fois plus d’argent que moi, je trouve toujours extrêmement agréable d’aller chez eux, mais je n’en ressors pas dévoré de ressentiment en me disant que je dois tout faire pour obtenir la même chose. Et cela parce que j’ai la chance de mener une vie dans laquelle je me sens accompli. L’objectif est d’offrir cette possibilité aux gens plutôt que d’essayer de satisfaire leur ressentiment.

 

Il me semble que nous avons du mal à admettre le revenu universel pour des raisons philosophiques et morales. Sans doute parce que notre morale publique est issue de notre morale religieuse.

Oui, tout à fait. Mais je pense qu’il ne devrait pas exister de morale publique mais une morale civile, portée par les gens. Le revenu universel permet précisément de s’en affranchir. De plus, une fois que vous avez donné aux gens de quoi survivre dans la dignité, vous pouvez fonder leur libre arbitre dans une société ouverte, en leur disant que tous les choix qu’ils feront désormais pourront être considérés comme volontaires. Ce qui aurait des conséquences très fortes puisque les gens ne seraient plus soumis à la contrainte économique. Si vous vous prostituez dans une société régie par le revenu universel, c’est parce que vous en avez fait le choix, au moins d’un point de vue économique. La question culturelle est un autre débat. La morale serait ainsi privatisée. Ce qui se trouve tout à fait dans la ligne de ce que je défends. Il doit y avoir des outils de politique publique pour permettre aux gens de faire leurs propres choix moraux.

 

Il n’en demeure pas moins que certaines catégories de personnes ne sont pas à même de faire un choix véritablement éclairé.

Qui peut en juger ? Et qui peut dire pour lui-même qu’il est capable de faire un choix éclairé ? Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de revenu ou de métier. C’est la question du déterminisme finalement, qui se posait déjà au XVII° siècle. Est-ce que nous sommes déterminés parce que nous sommes les produits d’une longue chaîne sociale, culturelle et biologique ? Ou est-ce que j’ai une indépendance d’esprit ? Il est impossible de répondre à cette question. Ce pari, il convient à un moment donné de le faire pour tout le monde ou pour personne.

 

La pauvreté dont vous parlez n’est pas la même dans les pays occidentaux, dits riches, et dans les pays en développement, où la pauvreté n’est pas du tout vécue de la même façon.

J’ai pris justement un cas extrême dans lequel on s’aperçoit que les gens ont une utilisation rationnelle des moyens qu’on met à leur disposition. Pourquoi ce fonctionnement ne s’appliquerait-il pas à nous ? Des expériences de revenu universel sont menées aux États-Unis et en Finlande. La même conclusion s’impose toujours. Le taux d’activité ne baisse pas. Les gens ne se retirent pas du marché du travail en se disant qu’ils vont regarder la télé !

 

Dites-moi si j’étire trop votre propos en disant que pour vous le revenu universel serait un moyen d’accéder au sommet de la pyramide de Maslow qui est une pyramide imaginaire constituée à sa base par les besoins fondamentaux, comme les besoins alimentaires, le degré suivant correspondant au sentiment d’appartenance à un groupe, jusqu’à atteindre tout en haut la réalisation de soi d’un point de vue philosophique.

Si je considère cette pyramide, le besoin d’appartenir à un groupe n’est pas forcément un signe de progrès en soi. C’est déjà un choix contraint, une vision un peu constructiviste des choses. Le but du revenu universel serait me semble-t-il, de s’assurer que chacun ait la possibilité de gravir ou non la pyramide.

Vous avez dit il y a quelques temps, en parlant de quelqu’un devenu éminemment important, « la musique m’envoûte à condition de ne pas faire attention aux paroles. »

Effectivement j’ai écrit une chronique sur Macron dans Le Monde. Nous avons mené une étude de son programme dans le think tank en traitant différents propos qu’il a tenus, dont certains nous semblaient assez médiocres et pas très libéraux. Néanmoins, la musique qui rime avec les valeurs qu’il incarne et la philosophie qu’il porte est la bonne. Pour cette raison, à titre personnel, je le soutiendrai. Tout ce qui se passe depuis quelques temps nous conforte dans cette analyse. Concernant ce sujet de Macron et son programme, il me semble que dans notre univers de choix contraints, il incarne des valeurs que je partage, assez libérales sur le plan économique. Il a des réflexes très libéraux sur le plan économique. En témoigne la manière dont il a fait basculer les choses de son côté face aux ouvriers de Whirlpool en 45 mn. Il est respectueux, humain, sans céder sur le terrain. Il explique à des ouvriers licenciés pour cause de délocalisation, ce qui est le cas le pire, pourquoi les entreprises doivent faire de la marge et échanger avec les pays voisins, pourquoi les dividendes doivent être versés aux actionnaires. Il connaît et promeut ces mécanismes et déploie des réflexes intellectuels que peu d’hommes politiques partagent.  Par ailleurs, il lui tient à cœur de mener une lutte contre les rentes. Je l’ai vu à l’œuvre à Bercy en ce qui concerne les auto-écoles notamment. On lui reproche beaucoup d’être banquier, mais on oublie que c’est lui qui a fait les lois les plus intéressantes pour retirer un peu de leur monopole aux banques par rapport aux prêts interbancaires ou en ouvrant un certain nombre de plafonds pour la fintech. Sur le plan sociétal et moral, il incarne une société ouverte, une laïcité relativement souple et l’idée que les choix moraux appartiennent à chacun. Nous sommes dans un système présidentiel que par ailleurs je condamne puisque qu’une personne est censée incarner des valeurs qui représentent la nation. Pour autant, il se trouve que ces valeurs sont les bonnes. J’espère que portés par celles-ci, nous aurons toute latitude pour essayer d’amender un programme qui est extrêmement rapide, lacunaire et plein de contradictions. Mais finalement, peu importe, si le Parlement reprend un peu de poids parce qu’il y a des coalitions, si les ministres deviennent véritablement responsables devant le Parlement et pas seulement l’émanation de la volonté présidentielle, la feuille de route très sommaire qu’il a tracée prendra corps. La seule vraie réforme mise en avant, c’est l’assurance chômage universelle. On observe chez lui une sorte de libéralisme à la française qui implique que les individus sont traités de façon égale et sont protégés par l’État. En témoignent l’assurance chômage, la formation professionnelle, la retraite à points, etc. On retire aux partenaires sociaux une grande partie de leurs pouvoirs dans une sorte de jacobinisme libéral. Il a tourné autour du revenu universel, sans finalement le proposer, sans doute pour des raisons politiques. L’assurance chômage universelle permet à chacun de « se mettre au chômage ». Un entrepreneur peut se mettre au vert quelques temps. Licenciés et démissionnaires sont traités de la même manière, touchant le chômage dans les mêmes conditions. Du coup, le chômage n’est plus payé par les cotisations mais par l’impôt. En l’occurrence par la CSG. C’est une révolution totale, aucun pays n’a jamais fait ça ! Cette disposition part de l’idée de créer un filet de sécurité qui permet aux gens d’aller et venir hors et dans l’emploi dans un monde toujours plus mobile. Cette augmentation de la CSG est un peu l’équivalent de la flat tax associée au revenu universel. On ouvre la porte à tous ceux qui n’ont pas de revenu fixe. Le problème, c’est que Macron garde la différenciation des indemnités chômage en fonction des critères qu’on connaît aujourd’hui dont le temps durant lequel on a travaillé. On aboutit à une autre sorte de revenu universel mais différencié alors que tout le monde verse la même chose puisque la CSG est un impôt proportionnel. Le retour est donc différencié. Un entrepreneur qui vient de vendre sa société peut se mettre au chômage et toucher 6000,00€ parce qu’il décide d’étaler sur une année sa sortie. C’est absurde ! Macron propose donc de renforcer les contrôles pour vérifier que les gens cherchent un emploi. C’est là qu’apparaît une contradiction. Comment voulez-vous effectuer des vérifications puisque ce système s’étend aux indépendants. Comment vérifier qu’un indépendant cherche un emploi ? Il a voulu aller dans le sens du revenu universel sans en assumer la modélisation. C’est un exemple parmi d’autres de projets sur lesquels nous pourrions travailler avec mes équipes pour arriver à quelque chose de plus rationnel. Mais encore une fois, je suis plutôt content de ce qui se passe aujourd’hui. Il s’agit d’un vrai renouvellement que je trouve assez enthousiasmant.  

 

Au sujet du revenu universel, dans le cadre de vos travaux, avez-vous déjà imaginé la possibilité de revenir en arrière? Et le cas échéant quel type de conséquences pourrait-on attendre d’un revenu universel mis en place?

Dans notre optique, le revenu universel disparaît de lui-même. C’est-à-dire que plus la société s’enrichit, plus les gens passent au-dessus du seuil de 2000,00€ par exemple, plus on peut parler d’une taxe pour tout le monde. Le revenu universel est une sorte de palliatif dans une société où il reste de la pauvreté, mais il est censé disparaître de lui-même. Par ailleurs se pose une question importante d’économie et de tactique politique. Qui va avoir intérêt à monter le revenu ? Qui va avoir intérêt à le descendre ? Une des qualités du revenu universel, c’est qu’une fois que le montant est fixé, on ôte aux politiques énormément de pouvoir. Pouvoir de fixer le taux de l’impôt et pouvoir de distribuer des subventions. Le seul choix collectif serait le montant du revenu. Cette perspective n’a pas échappé aux politiques. En témoigne une question d’une sénatrice qui a demandé ce qui allait être fait des conseils départementaux lorsque la question du revenu universel a été présentée devant le Sénat. Je n’ai pas osé dire le fond de ma pensée, autrement dit que les services publics ont à mon avis beaucoup d’autres choses plus intéressantes à traiter. Aujourd’hui, les conseils départementaux gèrent les aides sociales. On leur retirerait donc le pouvoir de nomination, le pouvoir de déterminer les sommes, ainsi qu’une sorte de pouvoir de corruption politique. Quand l’ancien premier ministre disait qu’il sortait 2 millions de personnes de l’impôt, il n’y a pas plus autoritaire que ça ! C’est tout de même incroyable de voir un homme politique manipuler ainsi des groupes en fonction de ses intérêts électoraux. La question est de savoir si ce choix collectif va pousser vers le haut ou vers le bas. Friedman dit de cette idée qu’elle repose sur l’hypothèse positive que l’électorat puisse être assez mature. Il a lui-même beaucoup de doutes à cet égard. Je voudrais toutefois préciser en ce qui concerne la flat tax que tout le monde la touche certes, mais tout le monde la paye. Par conséquent, si vous augmentez le niveau de rémunération pour tout le monde, vous augmentez le niveau d’impôt pour tout le monde. De ce point de vue, ce système est très responsabilisant.

 

Toujours au sujet du revenu universel, je vois bien les nombreux avantages que pourrait offrir ce système. Il y a tout de même quelque chose qui me dérange. Depuis que les communautés humaines sont organisées, chaque individu a un rôle à jouer en fonction de ses moyens, de son âge, etc. En adoptant ce système, je me demande s’il n’y a pas une rupture à ce niveau. Je suis d’accord quand vous dites que les gens sont parfaitement à même de décider de ce qui est bien pour eux. C’est d’ailleurs ce qui incite un certain nombre de personnes à s’exiler dans des pays à bas coûts en touchant des prestations sociales. Au fond, ces gens-là sont partis de la communauté. Ne pensez-vous pas qu’il existe un risque dans ce sens?

C’est précisément le but. On ne pouvait pas échapper au groupe dans les communautés primitives. On passait d’ailleurs par des rituels et chacun avait un rôle déterminé auquel il ne pouvait pas échapper. Il appartenait à une caste, à une famille, à une profession, etc. Je pense que l’évolution de notre civilisation et le rôle de l’État ont permis l’émancipation de l’individu qui peut faire de plus en plus de choix pour lui-même. On essaye d’ailleurs tous de maximiser nos intérêts. Ce qui ne signifie pas que le concept de communauté disparaît mais que nous choisissons dorénavant nos communautés. Les ressortissants français sont par exemple toujours obligés d’être français. Le revenu universel permet aux gens de se détacher de la communauté, leur donne les moyens de s’en affranchir et permet aux gens de ne plus subir mais de choisir les communautés auxquelles ils souhaitent appartenir. Professionnellement et sur un plan privé. Au niveau de l’entreprise, le revenu universel permet de négocier ses tarifs sur les emplois les moins qualifiés. Ce qui signifie qu’on peut dire non à la proposition de nettoyer des toilettes de ferry pour 1€, déduction faite des frais de transport, comme le dit Florence Aubenas dans son livre Le port de Ouistreham. On acquiert un petit pouvoir de négociation face à l’employeur pour les métiers les moins qualifiés. On peut échapper à la pression de l’entreprise, de la famille, mais on peut aussi choisir d’y rentrer, d’autant plus volontairement et agréablement qu’on aura toujours la possibilité d’y échapper.

 

Au travers de toutes les expériences qui ont été menées, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de chute d’activité. Les gens vont naturellement travailler. Personne n’a envie de rester seul dans sa chambre. Le taux entrepreneuriat augmente généralement. Les gens prennent un petit risque. J’admets que c’est un pari tout en pensant qu’avec les sommes qu’on propose aujourd’hui, c’est un pari assez peu risqué. Ce n’est pas le but du jeu mais il faut reconnaître que 500,00€, c’est une incitation très forte à entreprendre une activité de complément. Les Suisses avaient fait une votation. Ils voulaient donner 2000,00 francs suisses. Il s’agissait d’une conception totalement différente. Je ne dis pas que je suis contre mais ce concept était ravageur pour l’économie suisse. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils ont voté contre. On passe de la conception de la lutte contre la pauvreté sans paternalisme au concept le plus libertarien où l’individu dispose d’une totale autonomie économique, indépendamment de ce qu’il doit à la communauté.

Fondamentalement, vous avez raison. Cette histoire de vivre ensemble est la queue de comète d’un monde homogène qui n’existe plus. Nous nous dirigeons vers une dilution forte de l’État nation qui est une structure finalement assez récente, qu’un historien, Yuval Noah Harari, appelle « l’empire mondial » dans son livre Sapiens, une brève histoire de l’humanité. On se dirige vers l’idée d’un État mondial prôné par Kant, qui implique de laisser les individus s’organiser au niveau local. On peut effectivement parler de dilution des valeurs communes portées par un État central pour se diriger vers une société ouverte.  

 

Si je comprends bien, le but du libéralisme, ce serait de monter un « système terre »?

Oui. Peut-être que certains libertariens aspirent même à un système planétaire. De nombreux entrepreneurs de la nouvelle économie libertarienne de la Silicone Valley envisagent des projets assez fous d’ordres économique et politique. En effet, il est question de réunification de l’humanité après une petite période, une trentaine de milliers d’années, ce qui n’est pas grand-chose à l’échelle de la terre, durant laquelle les humains étaient séparés par des frontières. Je reviens de Genève où j’ai effectué un reportage sur l’OMC qui offre le fonctionnement le plus abouti d’une règle du droit international qui s’applique à tous les pays, avec un tribunal respecté. L’OMC ayant trait au commerce, les Etats respectent les décisions de l’ORD, l’Organisme de Règlement des Différents. Vous avez véritablement une juridiction mondiale qui gère les règles commerciales de la planète, celles-ci étant décidées par consensus. On ne peut pas être plus démocratique que ça. Voici un bon exemple d’état cosmopolitique tel que l’a rêvé Kant, qui commence à se dessiner dans plusieurs endroits de la planète.

 

Ma question concerne les libertés individuelles et les questions de sécurité. Avec les attentats, on a connu une reconduction systématique de l’état d’urgence. J’aurais aimé vous entendre à ce sujet.

Nous sommes très clairs à cet égard et menons un combat assez classique sur ces questions. Nous avons fait un mémorandum au Conseil constitutionnel au moment de la Loi Renseignement et de la parution de l’article faisant état du fait que l’ensemble de vos métadonnées passent par des boites noires qui contiennent des algorithmes classés secret défense. Ces boites noires, qui couvrent notre vie entière, sont installées aujourd’hui chez Orange, chez SFR, chez Free. Tous nos mails sont filtrés pour que les messages suspects puissent faire l’objet d’investigations judiciaires. Nous luttons contre ces pratiques, et s’agissant de mégas fichiers qui réunissent cartes d’identité et passeports, nous avons fait un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’état, et nous avons de bonnes chances d’aboutir parce que c’est fondamentalement attentatoire à la liberté.

Concernant l’état d’urgence, nous trouvons que c’est quelque chose de malsain. C’est donner trop de pouvoir à l’exécutif en empiétant sur le judiciaire. Dans la panique, les gens s’en remettent au pouvoir exécutif en se disant que ce sont des gens bien qui n’abuseront pas de leur pouvoir. Il faut ne jamais avoir lu Montesquieu pour penser cela ! Bien sûr qu’ils vont abuser de leur pouvoir, comme tous les individus. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on a mis en place des contre-pouvoirs et des pouvoirs judiciaires. L’état d’urgence a entraîné 3000 perquisitions administratives menées en pleine nuit avec des agents qui ont défoncé des portes sans donner de raisons. Tout ça pour aboutir à 8 cas de suspicion de terrorisme ! Sur ces 8 cas, 2992 personnes vont être radicalisées contre l’État français. Sans parler des gens assignés à résidence sans qu’on leur donne aucune raison. Je trouve ça bien sûr choquant. Rien ne justifie de violer l’état de droit. Nous avons foulé au pied les valeurs pour lesquelles on nous attaque.

 

Que pensez-vous du modèle chinois qui offre la persistance d’un certain collectivisme avec un libéralisme aussi effréné que dans les pays anglo-saxons à certains égards ? Et par ailleurs, vous avez évoqué tout à l’heure le fait que la V° République n’était pas forcément le modèle souhaité. Le Général de Gaulle a beaucoup gouverné par ordonnances pour prendre des mesures rapides. Il semble que Monsieur Macron souhaite également avancer rapidement par un même système d’ordonnance. Il juge que le Parlement va être un frein pour mettre en place des mesures nécessaires. Pour avoir étudié les différentes constitutions, il me semble qu’un régime parlementaire est un régime faible.

Je vous réponds d’abord sur la Chine car j’ai fait un reportage auprès de dissidents Chinois à Pékin. J’ai rencontré Miaou Chi, un intellectuel Chinois libéral, qui s’est intéressé à l’École de Chicago. Il a été persécuté sous Mao. Envoyé aux champs. Emprisonné pendant 15 ans, il a créé un think tank qui s’appuie sur les valeurs du libéralisme classique qu’il connaît bien. Le régime s’attache à faire régner une répression très forte sur ce groupe libéral. J’ai été très surveillé à partir du moment où j’ai mis un pied dans le pays. C’est là que vous sentez bien ce que signifie ne pas être dans un État de droit. Vous avez peur de la police. Miaou Chi dit de son pays que ce n’est absolument pas un pays libéral, y compris sur le plan économique. Ce n’est pas parce qu’il pratique le libre échange que c’est un pays libéral. La propriété privée n’existe pas en Chine. Vous ne possédez pas votre maison ou votre appartement. Vous le louez à la municipalité, et tous les 20 ans, vous renouvelez le bail. Les Chinois ne sont pas libres de leurs mouvements à l’intérieur du pays. En témoignent les quotas qui empêchent les paysans de se rendre en ville, pour éviter de multiplier le sous-prolétariat dans celles-ci. Dès que vous franchissez un seuil de réussite économique, votre entreprise est reprise en main par l’État. Les gens qui disent que la Chine fait la preuve que le libéralisme économique peut fonctionner sans libéralisme politique se trompent totalement. Hayek avait raison quand il disait que les deux libertés fonctionnaient ensemble. Quand on n’a pas la liberté économique, on n’a pas la liberté individuelle, et réciproquement. D’un point de vue purement économique, les Chinois vont atteindre rapidement un plafond de verre puisque pour passer d’une économie du rattrapage à une économie de l’innovation, ils vont devoir lâcher sur la liberté d’expression.

Concernant votre seconde question, j’ai quand même l’impression que les régimes parlementaires ont réussi à traverser ne serait-ce que la première guerre mondiale. La III° République qui était parlementaire s’est donnée les moyens de faire des gouvernements d’union nationale. La IV° République dont on se moque tant a tout de même permis la décolonisation. C’est le Parlement qui donne l’autorisation de prendre des ordonnances. La question est de savoir s’il ne faut pas de temps en temps prendre des mesures un peu autoritaires. J’ai la faiblesse de penser que des démocraties où le législatif est fort peuvent aboutir à de vraies réformes qui sont d’autant plus acceptées qu’elles émanent de la représentation populaire. Mario Monti dit que les pays qui ont été le mieux réformés en Europe sont des pays de coalition parlementaire. Par exemple la Grande-Bretagne, où il n’y a pas d’ordonnance mais une coalition entre Cameron et les libéraux démocrates, l’Italie, et même l’Allemagne.

 

Comment expliquez-vous qu’en France on puisse encore penser qu’on est dans un pays libéral ou néo-libéral ? D’autre part, on a vu apparaître, au cours des récentes manifestations lycéennes entre les deux tours de la présidentielle, ce slogan « Ni fascisme, ni libéralisme ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Ne négligeons pas le fait que la moitié du corps électoral est opposé à l’économie de marché et au capitalisme. Si vous additionnez Le Pen, Mélenchon et quelques petits candidats, vous avez 50% des votants au premier tour qui considèrent que le marché n’est pas un bon système. Je n’en veux pas aux lycéens, on est tous passés par là. En revanche, la vraie responsabilité incombe aux universitaires français qui ont mal lu Foucault et répètent des propos complètement loufoques sur le néo-libéralisme d’amphi en amphi. Ceux que deux économistes ont récemment appelé des « révisionnistes économiques » sont dans une sorte de brume intellectuelle. Cet aveuglement contre ce qu’ils appellent le néo-libéralisme, le marché, la loi du plus fort, etc. n’est pas simplement une discussion de comptoir mais vient du plus haut de notre intelligentsia. Il me semble qu’il faut vite redonner du pouvoir à l’État pour remettre tout cela en ordre. Il n’existe pour ainsi dire pas d’autre ligne de pensée que celle-ci dans le champ universitaire français, qui pense qu’elle vient de Foucault alors qu’elle est totalement moutonnière.

La grande majorité des gens qui ont une pensée libérale ne s’équipent pas pour les porter véritablement dans le débat public. Alors que les autres sont très organisés en face, avec une vraie pensée et une vraie intelligence. Ce sont les meilleurs produits de l’École Normale qui alimentent le débat. Il faut leur donner la réplique au même niveau. On les a laissé acquérir ce monopole intellectuel. C’est pour les contrer que j’ai créé ce think tank. Regardez l’OFCE, cet organisme soi-disant indépendant qui est là pour donner au gouvernement son avis économique sur les politiques publiques donne en réalité un avis économique totalement biaisé, fondé sur une école de pensée menée par des gourous. Nous devons disposer de la même chose de l’autre côté, avec de bons arguments.

 

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Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière