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La démocratie en questions ?

Compte rendu de la 53ème Rencontre du CERA du vendredi 23 mars 2012

L’élection présidentielle est le rendez-vous majeur des Français avec la politique. Malgré la défiance envers les élus, malgré les sondages qui prédisent une absence de suspens, les émissions et livres politiques font toujours recette !

Pascal PERRINEAU vient d’écrire « La solitude de l’isoloir, les vrais enjeux de 2012 » (éd. Autrement) et « Le choix de Marianne, pourquoi, pour qui votons-nous ? » (Éd. Fayard). Il explique des nouveaux clivages qui traversent une société française en proie au pessimisme et au malaise depuis le non référendum européen de 2005 et en pleine globalisation économique. « Le choix politique doit inventer et non se contenter de reproduire ou de décliner une histoire écrite depuis des décennies et même des siècles » conclut-il.

Spécialiste de sociologie politique, notamment du vote extrémiste et de l’abstentionnisme, Pascal PERRINEAU nous éclaire à quelques semaines de choix déterminants pour notre avenir !

 

Présentation de Pascal PERRINEAU

Monsieur Perrineau, vous êtes enseignant à Science Po Paris, sociologue, politologue, spécialiste du comportement électoral en France, particulièrement de celui de l’extrême-droite. Vous dirigez le CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po. Vous intervenez souvent dans les médias, particulièrement dans l’émission « C dans l’air ». C’est la raison pour laquelle nous vous recevons très régulièrement à la maison. Votre visage ainsi que votre voix nous sont familiers. Aujourd’hui, nous avons le grand plaisir de vous accueillir en Vendée, une contrée qui vous tient à cœur. En effet, venant d’Italie, les Perrini sont arrivés du côté de la Châtaigneraie il y a quelques générations, du temps de l’Empire. Ils se sont alors « vendéanisés » en devenant Perrineau. Ils sont installés vers les étangs de Moncoutant, en Grande Vendée. Vous y veniez depuis le nord de la France passer des vacances chez votre grand-père qui vous faisait découvrir les joies de la pêche.

Hier, ce sont les élèves de Terminale du Lycée St Laurent qui ont profité de votre enseignement si riche. Aujourd’hui, ce sont les membres du CERA qui vont bénéficier de votre expertise. Vous avez écrit plusieurs ouvrages dont « Le choix de Marianne » qui ausculte le paysage politique français. Vous y traitez de la disparition des clivages anciens, territoriaux, de classe, ou encore droite/gauche dépassés au profit d’un nouveau clivage qui est ouverture au monde ou recentrage national, que ce soit dans le domaine économique, de la culture, ou dans la compréhension de ce que doit être l’Europe. Nous sommes impatients de vous écouter de  partager avec vous à l’approche des élections présidentielles qui sont, selon vos mots, un moment important de la démocratie au sein de notre pays et du monde en général.

 

Pascal PERRINEAU

Bonjour à toutes et à tous,
Je ne suis pas venu en tant que professeur mais pour le plaisir de réfléchir à la question de la démocratie en question dans une phase importante de la vie politique française, qui est la période de la présidentielle. La réforme de l’élection du président de la république au suffrage universel direct date de 1962 et sera mise en œuvre en 1965, ou plutôt réinventée en 1967 puisque les Français avaient déjà eu l’occasion d’élire leur président de la république sous la Seconde République en 1848 avec Louis Napoléon Bonaparte. Le Prince Louis Napoléon Bonaparte se sentait bien sûr un peu à l’étroit dans cette fonction, d’autant qu’il était prévu à cette époque que ce soit un mandat non renouvelable. Comme c’était un peu court à son goût, il avait essayé de faire changer la loi, la Chambre avait résisté. Ce qui avait débouché sur le coup d’état du 2 décembre 1851. Ce qui a laissé un très mauvais souvenirs. De nombreux Républicains avaient alors protesté, ce qui avait été à l’origine du désamour de beaucoup de Français pour l’élection présidentielle. Ils craignaient que l’homme élu ne devienne un séditieux. En particulier la gauche, pendant un certain nombre de décennies, a été mal à l’aise avec cette élection présidentielle. Quand le Général De Gaulle s’oppose à cette réforme en 1962, ce qu’il n’avait pas osé faire en 1958 car il savait qu’il avait besoin de tous les partis de l’arc républicain. Ce n’était pas la peine de les prendre à rebrousse poil. Sa première élection avait été menée par un certain nombre de grands électeurs, un peu comme celle que nous venons de connaître au Sénat. Et puis en 1962, De Gaulle a vu la mort passer très près de lui. Il s’est dit que son successeur n’aurait pas sa légitimité historique, qu’il aurait bien besoin de la légitimité populaire. Il a donc souhaité passer à l’élection présidentielle par le peuple. Il la fera voter par référendum, ignorant une des spécificités de la V° République, qui prévoyait qu’il y avait d’autres modalités pour la fusion constitutionnelle. Mais De Gaulle s’était dit avec un certain bon sens que l’autorité légitime de la voix du peuple était telle qu’elle pouvait annuler quelques précautions juridiques. C’est fort de cette légitimité populaire que l’élection présidentielle est réapparue dans le paysage. Les Français s’y sont ralliés immédiatement, en participant à la première élection présidentielle de façon massive, avec un taux de participation extrêmement élevé. Et cela n’a jamais cessé : 1969, 1974, 1981, 1988, 1995, 2002, 2007, 2012, c’est en général lors de cette élection que nous battons des records de participation ! Avec une pointe au second tour des élections de 1974 qui opposait François Mitterrand et Valery Giscard d’Estaing. Près de 90% des Français s’étaient déplacés ! Ce qui montre l’intérêt que nous portons à cette affaire. Les deux principales figures qui intéressent principalement les Français sont la figure du maire en premier lieu, cette femme ou cet homme de proximité, et celle, plus lointaine, du Président. Depuis 2007, on a battu tous les records d’abstention, en 2008 aux municipales, en 2009 aux européennes, 2010 aux régionales, 2011 aux cantonales ! Une des grandes questions en jeu actuellement est de savoir si l’élection présidentielle va se situer dans cette kyrielle d’abstentions ou va-t-on connaitre une parenthèse durant laquelle les Français vont aller voter massivement ? Je n’ai pas la réponse car les Français hésitent. Ils ne sont pas encore convaincus de la nécessité de se déplacer en mars. Les 4 semaines qui viennent vont être tout à fait décisives. C’est donc un grand moment démocratique !

 

Deuxième grande question : nous nous apercevons en ce moment que la démocratie peut être en question. Elle peut être questionnée de manière extrêmement violente d’ailleurs. L’horreur qui vient de se dérouler à Montauban et à Toulouse témoigne que certains citoyens Français – heureusement en toute petite minorité – ont une aversion, et même une haine pour la démocratie. Ce sinistre personnage qui vient heureusement d’être arrêté se réjouissait d’avoir mis l’Etat Français à genoux ! C’est lui en réalité qui a été mis à genoux et on ne peut que s’en réjouir. La démocratie n’est pas une conquête définitive, c’est un bien commun fragile qui peut être remis en cause profondément. C’est une deuxième manière de décliner le thème de cette conférence : la démocratie est-elle en question ?

Au-delà de ces individus minoritaires et de ces forces marginales, on sait très bien que la démocratie française est contestée par les citoyens eux-mêmes qui disent de plus en plus que la démocratie fonctionne mal. A des questions très simples posées par la SOFRES du genre « Pensez-vous que la démocratie fonctionne bien ? » 55 à 60% de Français répondent que celle-ci fonctionne plutôt mal. N’étant pas pleinement satisfaits, certains sont à la recherche d’alternatives. Un auteur très intéressant et insuffisamment lu, qui s’appelle Guy HERMET a écrit « L’hiver de la démocratie ». Il dit que cette démocratie que l’on croyait indéboulonnable peut connaître son hiver. Il fait état de deux tendances préoccupantes qui sont le populisme et la gouvernance. La démocratie représentative, qui passe par l’élection de représentants, ou plus exactement cette frustration démocratique, nourrit aujourd’hui un goût de certains pour la réponse populiste, la réponse démagogique, de droite ou de gauche car le populisme ne relève pas d’un horizon particulier. Il y a un retour en force en France, mais également dans d’autres pays européens, de cette réponse démagogique « Y’a qu’à … », « Faudrait… » Il écrit qu’il existe par ailleurs une deuxième menace, c’est la gouvernance. C’est-à-dire par lassitude démocratique, on estime qu’il est préférable de passer la gestion des affaires aux techniciens, en abaissant la garde sur le contrôle démocratique. Cette analyse a beau être un peu provocante, elle doit nous amener à réfléchir. Il y a là deux tentations nourries par la crise de la démocratie qui pourraient devenir, si elles se développaient, des menaces pour le bon fonctionnement du système démocratique.

Troisièmement, la démocratie, à l’occasion d’une élection présidentielle, peut être déclinée en questions. Différentes conceptions de la démocratie s’affrontent. Comment aujourd’hui, à cette phase de la campagne, essayer de qualifier la conception des principaux candidats ? En prenant en compte les 5 premiers rôles, si l’on en croit les enquêtes d’opinion.

Parlons d’abord du chouchou actuel dans ces enquêtes, qui reflètent certainement un mouvement dans l’électorat puisque sa progression est régulière depuis maintenant 4 mois. A savoir le phénomène Mélenchon. On vient d’annoncer pour la première fois qu’il était le 3° homme, alors qu’il était annoncé il y a peu comme étant le 5° ou le 6°. Le phénomène Mélenchon, quand vous l’écoutez, quand vous regardez attentivement les émotions collectives qu’il suscite, comme l’ont éprouvées les 60 000 personnes rassemblées à la Bastille, c’est la résurrection d’une conception de démocratie qu’on pourrait qualifier de plébéienne. Celle-ci est très ancienne dans l’histoire politique française. C’est une figure démocratique qui apparaît au moment de la rupture révolutionnaire, derrière la conception jacobine. C’est étonnant d’entendre le nombre de symboles qu’il envoie quand on l’écoute discourir. Il a recours à cette vieille tradition montagnarde, jacobine, de bouffeur de curé, qui résonne dans l’électorat. C’est chez les Français sans ressources qu’il fait les meilleurs scores. Il dépasse 20%. On reconnaît bien dans ce milieu la tradition agressive, militante qu’il a su réactiver. Il s’agit d’une première conception.

Il y a ensuite le candidat du parti socialiste, François Hollande, qui tente de présenter une conception de la démocratie présidentielle rééquilibrée. Il parle et critique ce que beaucoup s’accordent à appeler « l’hyper présidence » mise en place en 2007. En réalité, c’est le nom qui est apparu. De mémoire de politologue et de citoyen, aucun des présidents de la république, qu’il soit de gauche comme de droite sous la V°, n’a été une personnalité très effacée. On savait toujours sous les périodes de cohabitation où était le pouvoir. Il n’était pas au Parlement ou à Matignon. Que le président s’appelle de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand ou Chirac. C’est peut-être d’ailleurs Chirac qui a eu la conception la plus équilibrée. Particulièrement durant son second septennat, il était presque en lévitation politique, ses premiers ministres ont eu un pouvoir que beaucoup d’autres premiers ministres auraient rêvé d’avoir. Avec Sarkozy au fond, on est revenu à des fondamentaux des principes de la V° République. Avec lui, on assiste à une certaine transparence. Même si parfois ce qu’il fait change de ce qui était initialement prévu, et donc ce qu’il dit change également. Mais il dit ce qu’il fait. C’est donc un hyper président. Mitterrand avait été à sa manière un hyper président. De Gaulle aussi bien sûr, et Pompidou certainement. François Hollande annonce qu’il voudrait rééquilibrer ce qu’il estime être un déséquilibre du fonctionnement du pouvoir exécutif. Reste à savoir s’il passera à l’acte. Si son modèle est François Mitterrand, il faudra qu’il fasse un effort. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que ce denier n’avait pas cette conception d’un fonctionnement de l’exécutif très équilibré. Il pratiquait l’hyper présidence. Et quand on sait le modèle que François Mitterrand représente pour François Hollande, au point qu’il parle comme lui, qu’il a comportement corporel de plus en plus proche de lui. C’est la voix et le corps de son maître ! C’est intéressant parce que la signification en est profonde. Mettra-t-il en œuvre son projet ? On le saura s’il devient président de la république dans quelques semaines. Il y a aussi un vrai problème. Cette préoccupation de rééquilibrage n’est-elle pas l’aveu d’une difficulté d’un candidat de gauche socialiste à entrer dans l’habit présidentiel ? Je m’explique, la gauche et l’élection présidentielle, c’est une histoire de couple tumultueuse. Pour la droite, c’est moins compliqué. La tradition gaulliste recouvre en réalité la tradition bonapartiste. C’est une élection faite pour un homme qui parle directement avec le peuple par-dessus la tête des appareils. Pour cette droite bonapartiste, comme le disait mon maître René Rémond, c’est l’élection idéale. La rencontre d’un tempérament avec un peuple. Toute une partie de la droite a plus de mal à se retrouver dans ce schéma. La droite UDF, la droite que René Rémond aurait désignée de tempérament orléaniste, plus attachée aux corps intermédiaires, aux institutions élues, a du mal parfois avec ce dialogue direct avec le peuple, qu’il trouve de temps en temps un peu dérangeant. Giscard d’une certaine manière était symptomatique de ce tempérament. Il est le seul à ne pas avoir utilisé le référendum sous la V° République. Sarkozy non plus mais il se rattrape en ce moment ! Ce n’est pas par hasard que Giscard n’a pas utilisé le referendum qui est une sorte de copie de l’élection présidentielle. C’est un dialogue direct entre un homme qui pose une question au peuple. Pour la gauche, l’élection présidentielle est beaucoup plus compliquée. La gauche y a été pendant des décennies, pendant plus d’un siècle, farouchement opposée. Il n’était pas question de l’élection d’un président par le peuple pour la gauche. François Mitterrand écrit un libelle qui est d’une violence étonnante, lui qui s’adaptera tellement bien à cette élection présidentielle. Il parlait d’une élection pour apprentis dictateurs qu’il était hors de question de voir se mettre en place. Et puis avec la plasticité, certains diraient le cynisme qu’on lui connait, il s’est merveilleusement adapté à cela car il s’est dit qu’il pourrait ainsi reconstruire la gauche en mettant le parti communiste dans une position minoritaire. Sa stratégie réussira. Il disait une fois président « Le costume n’était pas fait pour moi mais je m’y sens parfaitement à l’aise. » Cette merveilleuse remarque est absolument mitterrandienne ! Cette aisance lui a permis de rester en place 14 ans. La gauche, avant Mitterrand, était donc hostile et mal à l’aise avec l’élection présidentielle. Ce qui est formidable, c’est que cette difficulté a rejailli après Mitterrand. La gauche n’a pas le pouvoir présidentiel depuis 1995. Jamais un tel courant politique n’a perdu trois fois de suite l’élection présidentielle. Si elle perd en 2012, cela ferait quatre échecs successifs. Ce n’est pas impossible mais ce serait étonnant. Quelles sont les raisons de cette situation, alors que la gauche contrôle la majorité des communes, à très forte majorité les départements, les régions, le Sénat ? Cette gauche manifestement portée par une demande populaire éprouve des difficultés à passer le cap de l’élection présidentielle. Je crois que c’est parce qu’il existe un profond malaise culturel – Mitterrand mis à part – entre la gauche et le mécanisme même de l’élection présidentielle. Pour la gagner, il faut l’aimer. Or nombre de candidats, qu’ils s’appellent Lionel Jospin, Ségolène Royal et peut-être François Hollande, nous verrons la suite, sont mal à l’aise avec l’élection présidentielle. Si vous regardez la campagne de Jospin en 1995 et 2002, celle de Ségolène Royal en 2007, ce sont des gens qui vous expliquent qu’ils sont candidats certes, mais pour faire autre chose, « présider autrement ». C’était le slogan de l’affiche de Lionel Jospin. Ségolène Royal parlait de « démocratie participative ». Elle disait à ceux qu’elle rencontrait « J’aspire à être présidente, mais je pense ce que vous pensez ». Ces expressions témoignent du malaise culturel de la gauche française avec l’élection présidentielle qui est une élection extrêmement personnalisée, dans la tradition bonapartiste. Le premier qui l’a gagnée était un Bonaparte, et ceux qui l’ont gagnée brillamment après étaient très souvent des héritiers de cet attachement au régime et à la tradition de Napoléon. Qu’est-ce que le sarkozysme, si ce n’est un bonapartisme moderne ? Le livre le plus intelligent paru sur ce thème est celui d’Alain Duhamel, édité juste après la victoire de Sarkozy. « La marche consulaire » explique le phénomène Sarkozy. Il lui donne une cohérence en écrivant qu’il s’agit d’une forme de bonapartisme consulaire, qui se rapporte aux jeunes années de Bonaparte, un peu frimeur, en compagnie de Joséphine de Beauharnais, présent sur tous les fronts. On retrouve beaucoup de choses communes. Si Sarkozy est très à l’aise avec cette mouvance, en revanche, Jospin, Ségolène Royal, et peut-être François Hollande connaissent un flottement depuis quelques semaines, qui signe sans doute l’expression de ce malaise, de cette difficulté à entrer dans la peau d’un candidat présidentiel qui sera élu parce qu’il aime ça. Vous allez me dire que Mitterrand était de la même veine, mais Mitterrand était un homme de droite égaré à gauche. C’était donc pour lui assez facile. Lisez ce beau libre de Pierre Péan « François Mitterrand, une jeunesse française », vous comprendrez tout ! Ce n’était vraiment pas un homme de gauche dans sa culture. Il a donc très bien pu se formater en vue de cette élection. Mais Jospin, né du trotskysme, Ségolène Royal, et François Hollande, en dépit pourtant de leur origines familiales de droite, sont moins formatés que Mitterrand. Donc, cette démocratie équilibrée n’est-elle pas révélatrice des hésitations propres de la gauche par rapport à la logique personnalisante de l’élection présidentielle ?

Parlons de Vincent Peillon maintenant. François Bayrou est porteur dans cette campagne d’une conception unanimiste. Une démocratie qui cherche à rassembler les bonnes volontés de droite comme de gauche. C’est un vieux rêve français, celui du centrisme indépendant. Lecanuet, candidat du MRP en 1965, la démocratie chrétienne, en faisait partie. Au fond, Bayrou reprend cette tradition, qui était aussi celle du président par intérim candidat Poher en 1974. C’est donc une vieille tradition et un rêve que presque tout Français a en lui. Si on mettait ensemble les bons gars de gauche et les bons gars de droite, tout baignerait… C’est un peu plus compliqué que ça parce qu’avec la V° République, il y a des institutions, un mode de scrutin majoritaire à deux tours, ce que l’on appelle la bipolarisation. Elle ne constitue donc pas un cadre qui permette à cette pulsion unanimiste, cette démocratie du rassemblement par-delà les barrières bourgeoises, de s’exprimer. Sous la IV°, la chose aurait été plus facile. Il y avait la proportionnelle, on coupait les deux bouts de l’omelette, les communistes d’un côté, les gaullistes de l’autre, et on faisait la troisième force avec le reste. Avec la V°, c’est quasiment impossible. Donc Bayrou a une très bonne image, il est sympathique, posé. Mais les gens se posent la question de savoir avec qui il gouverne. 3 députés ! Ca demande un grand effort de conviction. Le sien est important, mais encore pas suffisant pour convaincre les Français. Il rassemble donc autour de l’idée d’une démocratie unanimiste mais qui n’a pas les moyens de son rassemblement.

Quatrième élément, Sarkozy. C’est en contrepoint la tradition du bonapartisme démocratique, qui comme un fil rouge, ou plutôt bleu, court de Bonaparte consul jusqu’au Général De Gaulle jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit d’un mouvement perpétué dans la tradition qu’on appelle néogaulliste et dans le sarkozysme qui n’est finalement pas tellement atypique. Certes le personnage nous a un peu décoiffés, il nous a pris à contre-pied, continue à surprendre beaucoup d’électeurs de son propre camp, mais quand on le remet dans cette cohérence de long terme, on comprend mieux ce bonapartisme démocratique. Ce n’est pas un bonapartisme de la sédition, qui cherchera à se maintenir au pouvoir contre le suffrage universel. Il dit d’ailleurs que s’il est battu, il fera autre chose, comme tout candidat le dit dans toutes les démocraties matures. Il ira épanouir son tempérament ailleurs.

Et puis, il y a Marine Le Pen qui représente une démocratie qui prend des allures martiales. Son père, dans son histoire et son itinéraire, offrait un attachement à la démocratie à éclipses, contradictoire, puisqu’il a participé aux assemblées de la fin de la IV° République, qui a toujours eu une fascination pour la vie parlementaire. Mais dans ses choix personnels et dans les hommes qu’il a choisis pour former le Front National en 1972, il n’y avait pas que des amis de la démocratie. Je suis en train de lire une biographie sur François Duprat qui a joué un rôle fondamental dans la création du Front National, qui se disait néofasciste. Son intérêt pour la démocratie était assez réduit. Régulièrement Jean-Marie Le Pen va sur la tombe de François Duprat. Ce qui montre bien son attachement modéré à la démocratie telle que de nombreux Français la conçoivent, c’est-à-dire une démocratie pluraliste, très axée autour du principe de liberté publique et très compétitive. Sa fille tente, depuis le Congrès de Tours qui a vu la passation de pouvoir en janvier 2011, de convaincre l’électorat, qu’elle s’intègre plus dans ce que l’on appelle la tradition républicaine. A Tours, on a parlé de république alors que son père en parlait assez peu, on y parlait des résistants de 40, de laïcité, ce qui surprenait nombre d’adhérents ! Apparaissait donc clairement une volonté de s’insérer dans l’arc démocratique. Malgré ces efforts, cette démocratie, comme il en apparaît aujourd’hui dans d’autres pays d’Europe, prend une allure martiale.

Ce sont toutes ces démocraties, ces conceptions du jeu démocratique, qui s’affrontent.

 

En dernier lieu, et je traiterai ce point de manière un peu plus développée car c’est le cœur de ce que je cherche à aborder dans « Le choix de Marianne », cette démocratie connaît un moment d’interrogation parce que les ressorts qui animent les choix électoraux des Français sont en train de changer. Comme toujours dans un moment de crise, d’anciennes allégeances s’expriment et de nouvelles naissent. Un auteur italien disait de la crise « c’est quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître ». C’est une très bonne définition. Je crois qu’en matière politique, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, on est au cœur d’un phénomène de ce type. Concernant « le vieux qui meurt », les Français pendant des décennies ont construit leur choix électoral à partir de 3 ressorts :

– un ressort politique et idéologique qui dure depuis deux siècles (le clivage gauche/droite), on est de gauche ou de droite de père en fils.
– on construisait son choix électoral d’après son ancrage social. « Je suis paysan, je suis travailleur indépendant, je vote à droite ; je suis ouvrier, je suis fonctionnaire, je vote à gauche ». On exprimait sur le terrain politique des identités sociales.
– on était soumis au clivage territorial. « Je suis vendéen, je suis alsacien, je vote à droite ; je suis provençal, je suis du Nord-Pas de Calais, je vote à gauche ». Mais on était soumis aussi aux identités religieuses, les terres catholiques votaient à droite, les autres votaient à gauche.

Ces identités ont traversé l’histoire, perdurent parfois depuis des siècles. Simplement, la société change. Parce que les identités idéologiques s’étiolent, les identités sociales se recomposent et les identités territoriales changent dans une société de plus en plus atteinte par la mobilité.

Les identités idéologiques s’étiolent. Bien sûr, si on menait ici une enquête, on se sent de droite, on se sent de gauche, ou bien de plus en plus souvent ni de droite ni de gauche. Cette position est en explosion chez les jeunes. Les plus âgés sont plus traditionnels dans leur positionnement. Pour autant, même quand on est de gauche ou de droite, on dit que le clivage gauche/droite ne sert plus à rien pour comprendre les vrais enjeux du débat politique, les grandes questions qui traversent la société française aujourd’hui.

Le clivage social. Regardez les années 70. Quand Mitterrand gagne en 81, il est élu par l’immense majorité de ce que l’on appelait à l’époque la classe ouvrière et les employés. Mitterrand fait 75 à 80% dans ces couches populaires. Regardez les intentions de vote pour François Hollande, il ne fait pas du tout ses meilleurs scores dans les couches populaires mais chez les professions intellectuelles, chez les fonctionnaires, chez les salariés du secteur public et chez les cadres supérieurs. En revanche, Marine Le Pen, du côté ouvrier, fait 25%, plus du double de son score national. On voit bien que le vote à gauche du peuple est de moins en moins évident. De même, la bourgeoisie ne continue pas systématiquement à voter à droite. Les « bobos » (bourgeois bohême votent de moins en moins à droite). Il y a là un véritable bouleversement. D’ailleurs, plus personne ne parle de classe ouvrière. Le sentiment de classe ouvrière a disparu. Les ouvriers aujourd’hui sont pour les ¾ des ouvriers de services. Le gars qui livre des pizzas le soir est classé dans la catégorie « ouvriers » à l’INSEE. Vous voyez bien que c’est autre chose que l’ouvrier qui travaillait à Boulogne Billancourt chez Renault ! Ce n’est pas tout à fait la même conscience de classe. L’ouvrier d’aujourd’hui n’a pas du tout le même comportement politique que celui qui était encadré par la CGT.

Les identités territoriales. Vous êtes bien placés pour le savoir. Vous faites partie du Grand Ouest. Qui aurait dit que la région des Pays de la Loire serait gouvernée un jour par un président de gauche ? Ce n’était pas possible ! Cette région qui a tout un patrimoine historique tellement fort ! Et avec le Grand Ouest, toute la façade occidentale est passée à gauche. Il n’y a plus que des exécutifs de gauche. La dernière région de droite, c’est l’Alsace. En revanche, vous prenez maintenant la Provence, qui abrite les dernières municipalités de droite ! Nice, Marseille, Toulon sont à peu près les seules grandes villes que la droite parvient à garder, au sein de terres qui étaient historiquement de gauche. Maurice Agulhon, dans son livre « La République au village » montrait que la république était chez elle dans cette Provence républicaine, dans cette civilisation des villages où très souvent les cafés s’appelaient « Le cercle républicain ». C’est un peu l’antithèse de la Vendée. André Siegfried avait pour sa part bien expliqué comment la droite s’était enracinée en Vendée dans une structure de géographie humaine tout à fait particulière à la Vendée, avec bien sûr le souvenir de cette fracture historique qu’a été la guerre de Vendée. Le Pas de Calais maintenant, c’est là que Maurice Thorez est né, le stalinisme triomphant ! Eh bien les scores du parti communiste à Noyelles-Godault, la commune de naissance de Thorez, sont extrêmement bas. Par contre, le Front National est à un niveau de 30, 40, 45% ! Donc vous voyez bien que les bases territoriales ont complètement changé. Parce que la société française est d’une mobilité incroyable. Il ne s’agit pas que d’une mobilité urbaine. Je regarde régulièrement les études réalisées par l’INSEE qui montre que la mobilité touche maintenant même la population rurale. Celle-ci est restée longtemps fixée à son territoire, maintenant, c’est terminé. Bien entendu, cette mobilité contribue à déstructurer complètement les fidélités territoriales.

Les 3 ressorts qu’on avait pour aller voter ont fléchi. Prenez mon cas, je suis Alsacien, donc je me disais que j’allais plutôt voter à droite. L’Alsace Lorraine, c’est la droite républicaine, bleu, blanc, rouge, patriote, une droite différente de celle de l’ouest, porteuse d’autres traditions. Donc territorialement, ma famille « bouffait du boche », on avait été élevé dans un nationalisme très républicain. Sur le plan social, mon père était gaulliste et ma mère était héritière de l’Alsace Lorraine annexée. C’était un centrisme allemand vraiment profond, la vraie démocratie chrétienne à l’allemande qui a toujours considéré qu’il fallait faire tout de même un peu attention à la droite. J’avais donc une petite pression contradictoire.

Ces ressorts sont donc de moins en moins utiles car de nouveaux clivages sont apparus. Je vais vous en pointer 3 :
– le clivage sur l’Europe,
– le clivage sur la globalisation, qui occupe la campagne présidentielle pour la première fois et de manière écrasante,
– la question des valeurs,

Reprenons chacun de ces nouveaux clivages.

Le clivage européen est un clivage ancien puisque, au fond, la construction européenne a commencé dans les années 50. Je me souviens très bien de personnes de ma famille qui disaient « Trois conflits avec l’Allemagne, ça suffit ! On a donné. On a perdu suffisamment d’hommes et de femmes dans ces conflits fratricides, plus jamais ça ! » Il fallait vraiment arrêter tout ce que les générations précédentes avaient pu commettre comme atrocités dans ce conflit avec ceux qui sont de l’autre côté de la France. L’Europe était donc une grande question dans ces régions martyrisées. Mais l’Europe était une affaire d’élite dans les années 50. Monnet, Schuman, de Gasperi en Italie, Spaak en Belgique, Adenauer en Allemagne, ce sont des élites politiques, ce n’est pas le peuple qui s’empare de l’idée européenne. D’ailleurs, l’Europe va être construite par l’économique. On a essayé au début de faire autre chose avec la Communauté Européenne de Défense, sur un plan politique, et puis comme ça ne marchait pas, on a choisi de traiter la question sur le plan économique. C’est ce qui a été fait avec le Traité de Rome, la construction de la Communauté Economique Européenne, mais durant des décennies, ces questions restaient l’affaire de l’élite. C’est l’alliance de la gauche modérée et de la droite contre les extrêmes qui porte l’Union Européenne. Les communistes ont toujours voté contre. Le camp nationaliste de la droite, qu’on pourrait appeler la droite nationaliste, a voté la plupart du temps contre. Mais quoi qu’il en soit, jusqu’aux années 70, le peuple est largement exclu de ces questions. Tout change dans les années 70. D’abord, c’est passé inaperçu à l’époque, Pompidou décide de consulter les Français sur l’entrée de la Grande Bretagne, de la Norvège et de l’Irlande dans l’Union Européenne. C’est la première fois que le peuple s’empare de la question européenne. Et puis, en 79 a lieu la première élection du Parlement européen au suffrage universel. C’est-à-dire que nous commençons à voter pour élire nos parlementaires. L’Europe commence alors à devenir un enjeu. En 92, c’est le traité de Maastricht, puis 2005, le Traité Constitutionnel Européen. Là, le peuple consulté s’approprie de plus en plus cette question européenne. Naissent alors et se confirment des clivages profonds qui n’ont plus rien à voir avec les clivages politiques. Le « Non » à Maastricht et le « Non » au Traité Constitutionnel ne sont pas un « Non » de gauche ou de droite. Il provient largement du Front National, de ce qui reste d’une droite souverainiste, des électeurs communistes, des électeurs de l’extrême gauche. On voit donc qu’un nouveau clivage apparaît. Regardez ces effets dans la campagne. Les deux principaux candidats s’interrogent sur la manière de s’y prendre.

La question des valeurs maintenant. En 1968, les jeunes disaient qu’ils n’en pouvaient plus de la société gaulliste et corsetée et aspiraient à changer. Vous avez tous connu ça. J’avais 18 ans à cette époque. Je me souviens d’échanges avec mon père qui parfois étaient un peu houleux. Tout le monde était travaillé par les événements. On était en plein cœur de ce libéralisme culturel qui a énormément progressé. Aujourd’hui, il y a un débat autour de ces valeurs permissives. On se rend compte à quel point ce thème est présent dans la campagne. Et il ne faut pas croire que cela se ramène seulement à un débat gauche/droite. C’est plus compliqué que cela. Par exemple, la question de l’affirmation de l’identité homosexuelle traverse la gauche comme la droite. Ce qu’a fait Bertrand Delanoë quand il a fait son outing homosexuel ne l’a pas empêché d’être élu. Imaginez dans les années 50 un candidat à la mairie qui dévoile son identité sexuelle comme il l’a fait et qui aurait été élu triomphalement ! Ce qui prouve que l’électorat a bigrement changé. Et Paris n’est pas traditionnellement une ville de gauche ! Et il s’agit d’un maire sacrément bien implanté. Le cas Delanoë est emblématique de ce débat autour des valeurs qui traverse la gauche et la droite. On a même une autre tentative de repère qui trouble les références traditionnelles de gauche et de droite, c’est le cas Sarkozy. Ce n’est pas De Gaulle ou Nixon. Un des troubles de son électorat de droite, c’est qu’il décoiffe ! Cecilia, Carla, dont il parle durant une conférence de presse. Cette liberté déroute certains membres de son électorat. C’est le moins qu’on puisse dire ! Vous voyez bien que la question des valeurs a toute son importance.

Notre vote, c’est l’expression de ces clivages anciens et de ces clivages nouveaux, vous voyez que c’est compliqué. Chacun de nous est pris dans des tensions, dans les tenailles de ces clivages, et ce n’est pas simple.

Voter, c’est aussi une réponse à une conjoncture. On n’exprime pas seulement ses identités tout à fait respectables, on se trouve face à une conjoncture qui aujourd’hui s’avère morose. Les Français dépriment. De récentes enquêtes réalisées par l’eurobaromètre (le service d’enquêtes d’opinions de la CE) montrent que parmi l’ensemble des pays de la Communauté Européenne, nous sommes l’un des peuples les plus pessimistes de l’Europe. Les questions portaient sur son propre avenir, l’avenir du pays, l’avenir de ses enfants, l’appréciation de la conjoncture économique,… Alors que la France a des atouts phénoménaux, elle est en meilleure posture que les Pays Baltes, la Bulgarie ou la Roumanie. Les français sont au sujet de nombreux items beaucoup plus pessimistes. Le niveau de vie, contrairement à ce que l’on dit, n’a pas baissé en France, il a progressé sous le quinquennat qui vient de s’écouler, de peu, mais il a progressé. Nous sommes dans un climat franco-français de pessimisme et de défiance.

Celle-ci a 3 visages :
– La défiance vis-à-vis de la politique. Les politiques sont devenus de véritables boucs émissaires de tout ce qui ne va pas dans la société française. Ce qui empêche cette société de faire son auto-analyse. C’est une facilité d’accuser la classe politique de ses propres problèmes. C’est ce que Léon Poliakov appelait la causalité diabolique. Il disait que quand les choses ne vont pas, surgit toujours une explication par un diable qui nous veut du mal. Ce diable peut prendre toutes sortes de formes, les puissances de l’argent, le complot judéo maçonnique au moment de la Révolution française, les Juifs à une époque, telle figure étrangères, dans mon pays, c’était les boches. Ca soulage… On a l’impression qu’on tient le coupable de tous nos maux. En réalité, on ne tient rien du tout. Les politiques tiennent très souvent ce rôle diabolique alors qu’ils ne sont pas plus pourris que les professeurs d’universités, les bouchers, les garagistes ou les patrons de bistrot ! D’ailleurs, c’est nous qui les élisons… Cette défiance politique peut se manifester de deux manières : des Français qui s’abstiennent, qui se retirent du système politique, et puis le vote protestataire de Français qui votent pour des candidats que l’on sait incapables d’occuper le pouvoir politique, mais ce n’est pas grave, on se soulage en poussant un bon coup de gueule. Mélenchon, Le Pen en sont des exemples explicites.

– La défiance suivante est beaucoup plus gênante. C’est la défiance en nous-mêmes. Pour filer la métaphore psychanalytique ou psychologique, j’ai l’impression que notre pays est dans une sorte de haine de soi. Les Français ne s’aiment pas et n’ont pas confiance en l’avenir, ce qui s’avère délétère. Ce n’est pas à vous, chefs d’entreprises, que je vais apprendre que l’investissement est étroitement lié à la confiance. Le nerf de la guerre, c’est la confiance. Sans elle, comment voulez-vous faire redémarrer la machine ? On touche là l’un des problèmes les plus graves et les plus profonds de notre pays. La France est nostalgique de ce qu’elle était, de la grande puissance qu’elle était. Mais c’est fini, et on nous a caché que c’était fini. De Gaulle nous a raconté une superbe histoire dans laquelle on était au cœur du monde, et puis après, il y a eu le roman mitterrandien, le peuple de gauche, la majorité sociale qui rencontre la majorité politique, ceux qui n’ont jamais été reconnus qui rentrent à l’Elysée… On nous a caché la chute de rang de la France. Ce qui explique notre nostalgie. Un personnage symptomatique en est Dominique de Villepin, qui signifie que le coq gaulois est toujours présent, comme dans les années 30. Bien sûr, c’est sympathique, on se rengorge, on prend 10 cm de hauteur, mais ce n’est pas très objectif. Son discours sur l’intervention américaine en Irak incarne cette posture qui empêche le travail que nous devons faire pour sortir de la nostalgie. Les psychanalystes disent que lorsque l’on perd quelqu’un que l’on a aimé, on entre dans un travail de deuil. J’ai l’impression que la France se trouve dans un travail de deuil, un peu plombant mais dont le temps est incompressible.

– La défiance vis-à-vis du président sortant Sarkozy. Etre le président sortant ou le premier ministre sortant dans un contexte marqué par la crise est une tâche impossible. De nombreux Français veulent écarter l’homme qui est à l’origine de nos souffrances. C’est de cette façon que Gordon Brown, qui avait une politique très intelligente en Grande Bretagne, a été écarté pour être remplacé par David Cameron porté par les conservateurs. C’est comme ça que José Luis Zapatero a perdu en Espagne, et c’est comme ça que beaucoup d’exécutifs sortants, de droite comme de gauche, perdent actuellement en Europe. En France, c’est à ce titre que l’on nous annonce depuis des mois que Nicolas Sarkozy serait battu au second tour. A cela s’ajoute une dimension plus personnelle. Sa popularité est antérieure à la crise. Il l’a perdue dès 2008 autour de dimensions plus personnelles que politiques. D’abord parce qu’il s’est trompé de diagnostic sur sa victoire et qu’il a eu l’impression qu’il pouvait changer la fonction présidentielle. Sa victoire étonnante, très forte puisqu’il a fait plus de 53% alors que la gauche avait été annoncée comme victorieuse depuis des mois, cette victoire est à rapprocher de sa capacité à être au cœur du rassemblement de toutes les droites. Après l’élection, il a fait une ouverture à gauche qui a loupé parce qu’il s’agissait surtout d’un ralliement de personnalité. En cela, il a envoyé un message contradictoire à la majorité qui venait de l’élire. C’est une faute politique courante, que Chirac avait commise en 2002 en réunissant un gouvernement de l’UMP stricto sensu. L’échec du deuxième mandat de Jacques Chirac vient de ce choix. Il aurait dû élargir. La deuxième erreur de Sarkozy a été de penser qu’il pouvait mettre cul par-dessus tête la fonction présidentielle. Sarkozy faisait partie de ces leaders que vous connaissez bien dans les entreprises, dans l’esprit du « new management ». Le patron est branché, en chemise, pas de cravate, on tutoie le salarié, on l’embrasse, on l’appelle par son prénom, quitte à le saquer ensuite d’une manière absolument redoutable. On connaît ces fonctionnements qui font beaucoup de dégâts dans toutes nos institutions, que ce soit nos entreprises comme les institutions administratives. Sarkozy a pensé qu’il pouvait importer ces techniques de management au cœur même du système de la V° République qu’est la fonction présidentielle. Il a oublié quelque chose de fondamental : l’homme ne peut pas changer la fonction ! J’avais lu il y a quelques années un livre passionnant d’Ernst Kantorowicz qui s’appelait « Les deux corps du roi ». Il s’interrogeait sur la figure monarchique en faisant état des deux corps d’un roi : le corps réel, en chairs et en os, et le corps symbolique incarné par la nation. Il porte le symbole de la France sur ses épaules. Ces deux corps apparaissent dans l’exercice du pouvoir monarchique, le corps naturel et le corps symbolique. Ce dernier a pour mission de tirer le premier à lui. On doit se hisser à la hauteur de la fonction. Sarkozy a cru qu’il pouvait faire le contraire. Son corps naturel devient complètement envahissant. Souvenez-vous de la passation de pouvoir, avec un côté cool, décontracté, sympathique certes mais attention, on peut pénétrer dans une machine infernale ! Je me souviens également d’un jour où Nicolas Sarkozy était reçu par le roi Abdallah d’Arabie Saoudite. Il avait son téléphone à la main ! J’aime mieux vous dire que ce comportement a été modérément apprécié par l’appareil d’état saoudien. Il y a des endroits où l’on évite de consulter ses messages… Le corps naturel devient donc là envahissant et on assiste à une sorte d’avachissement de la fonction présidentielle. Aujourd’hui le peuple sanctionne cet état de fait. « Il faut que votre corps naturel soit à la hauteur de votre fonction ». C’est la fonction qui fait l’homme. Il l’a maintenant compris mais ce comportement a fait des dégâts redoutables en termes d’opinion et a contribué à créer quatre anti-sarkozysmes :
o L’anti-sarkozysme de gauche qui est normal, on ne va pas demander aux électeurs de gauche de voter pour Sarkozy,

o Plus préoccupant, il y a aussi un anti-sarkozysme du peuple de droite, de son propre électorat, qui l’a beaucoup handicapé. Un certain nombre de grandes défaites depuis 2007 a quelque chose à voir avec ce comportement. Mais, toutes les enquêtes le montrent, il reprend en main son électorat à l’approche du combat.

o Il demeure deux anti-sarkozysmes robustes, celui du centre et celui de l’extrême droite, la droite de la droite.
Je propose une explication. Les 5 candidats de gauche au premier tour font 42%. Mitterrand a gagné en 81 en faisant aux alentours de 45, 46% et quand il gagne en 88, il doit faire 47%. Actuellement, on est nettement en-dessous. Il n’y a pas de désir de gauche en France. Alors comment passe-t-on de 42% à 54% au second tour ? Eh bien par l’agrégation de ces 42% avec l’anti-sarkozysme de la droite et du centre et l’anti-sarkozysme de la droite de la droite. 50 à 55% des électeurs qui auront voté Bayrou au premier tour, voteront pour François Hollande au second. Et environ 40% du Front National annoncent qu’ils vont voter pour François Hollande. Donc, la décision électorale réside dans ces deux problèmes : ou bien le président sortant, qui après l’épisode de Toulouse est dans une dynamique de premier tour, arrive non seulement à rassembler son électorat naturel mais il se met en position de pouvoir réduire les deux anti-sarkozysmes dans la perspective du second tour. A ce moment-là, il peut gagner d’une courte tête. S’il n’y parvient pas, il ne gagnera pas.

L’épisode de Toulouse rouvre le jeu en raison de deux impacts, qui seront – ou ne seront pas – durables. D’abord, la hiérarchie des enjeux a changé. Les Français étaient avant tout préoccupés par des sujets d’ordre économique et social, la protection sociale, le pouvoir d’achat, la lutte contre le chômage. Sur ces thèmes, François Hollande est mieux placé, en termes de représentation. Mais Toulouse ramène des enjeux régaliens, l’insécurité, le terrorisme, la situation et les menaces internationales. Là, Nicolas Sarkozy est nettement mieux placé que François Hollande. Les enjeux ont donc bougé, et le regard posé sur Nicolas Sarkozy évolue parce que, en dépit des critiques inévitables dans ce genre d’affaires, la séquence très difficile des 4 jours qui viennent de se dérouler montre que ce candidat à la présidence a fait son job. A ce moment-là, les Sarkozy-sceptiques redécouvrent, sans lui prêter toutes les qualités, des vertus, alors que beaucoup ne lui voyaient que des défauts. Cette situation peut dégeler des ressorts anti-sarkozystes pourtant robustes. L’affaire n’est donc pas bouclée, et en temps qu’observateurs et citoyens, ces événements constituent un spectacle que l’on va regarder avec intérêt jusqu’au bout.

 

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Extraits des questions-réponses :

Le parti communiste version Mélenchon est-il mort ?

Le parti communiste n’est pas tout à fait mort parce qu’au-delà du parti, il y a la culture. Celle-ci n’a pas disparu avec le déclin électoral irrémédiable du parti communiste. Rappelez-vous que Marie-George Buffet a fait  1,8% aux dernières élections… L’histoire n’est pourtant pas terminée. Un des meilleurs historiens du parti communiste français, Marc Lazar, dit que le rêve communiste est resté présent dans nombre de têtes de citoyens français. Aujourd’hui, Nathalie Arthaud se présente comme La candidate communiste. Elle cherche à remonter le handicap phénoménal qu’elle connaît face à Arlette qui était une véritable institution et à récupérer à son profit la véritable nostalgie liée au parti communiste. Il ne faut pas oublier qu’après la guerre, ce parti représentait 28% des votes, plus d’un électeur sur 4, plus d’un million d’adhérents ! Il a donc marqué de son empreinte la société et la culture politique françaises. Il est d’ailleurs en voie de quasi disparition chez les jeunes mais reste bien présent chez un certain nombre de personnes âgées. Les communistes ont investi Jean-Luc Mélenchon qui vient de passer dans la position du 3° homme, ce qui prouve que ce n’était pas un mauvais choix. L’homme a un réel talent de démagogue, de tribun, et une intelligence intuitive du peuple auquel il s’adresse. Les communistes sont donc là, et après la présidentielle viendront les législatives. Se posera alors la question de négocier un accord avec le parti socialiste. Des tensions risquent alors de réapparaître parce que les communistes vont vouloir réinvestir leurs députés sortants et laisser assez peu de place aux représentants du Parti de Gauche. Le parti communiste peut résister au phénomène de disparition politique qui est le sien dans une stratégie d’union de la gauche qui ne dit pas son nom. Son manque d’ancrage chez les jeunes constitue toutefois une vraie fragilité.

Au-delà de cette nécrose du parti, il reste une belle culture communiste. Mélenchon, c’est autre chose que « la gauche molle ». Il a un côté Fouquier-Tinville, accusateur public, représente une culture profonde du militant de la gauche de la gauche. Or la gauche modérée a toujours eu un énorme complexe par rapport au parti communiste. Elle a toujours eu l’impression qu’il lui manquait quelque chose. François Hollande est assez émancipé de cette tradition de complexe, mais des hommes comme Benoît Hamon ou Arnaud Montebourg demeurent dans cette culture du complexe de ne pas être suffisamment à gauche.

 

En prenant l’hypothèse que Sarkozy passe de justesse aux présidentielles et qu’aux législatives, la gauche passe également de justesse, Sarkozy accepterait-t-il une cohabitation ?

Depuis la réforme du quinquennat en 2000, puis la réforme du calendrier électoral, les choses ont changé. Nous sommes dans un système de mandat court dans lequel l’élection présidentielle se déroule avant les élections législatives. Les Français estiment donc que la messe est dite avec l’élection présidentielle et que les législatives ne sont qu’une ratification. Si Hollande l’emporte, il aura très probablement une majorité de gauche. Si Sarkozy parvient à l’emporter au second tour, je pense que les Français n’auront pas à cœur d’handicaper le président à peine élu. Se posera toutefois le problème des triangulaires. Vous savez qu’aux législatives, si vous avez passé la barre des 12,5% des inscrits, vous pouvez vous maintenir au second tour. Si le Front National atteint une moyenne, disons de 16% sur le plan national, la barre des 12,5% sera aisément franchie dans certaines régions, et il n’a aucune intention de rendre quelque service que ce soit à la droite française. Il veut l’élection de François Hollande car ce n’est qu’au travers de ce scénario que Marine Le Pen aura la possibilité d’espérer peut-être la récupération des décombres de la droite française à son profit. On ne mesure donc pas l’enjeu d’une éventuelle triangulaire. Une droite pourrait avoir sur le papier normalement la majorité, mais peut être privée d’une victoire par le maintien de candidats du Front National particulièrement dans les terres du sud-est qui peuvent envoyer au tapis toute une série de candidats de l’UMP. Ailleurs, ce sera plus difficile. C’est au travers de ce scénario qu’une cohabitation est possible. On peut se demander si dans ce contexte le président resterait. Je le pense. Il n’a envoyé aucun signal disant qu’il refuserait la cohabitation. Barre l’avait refusée, De Gaulle l’aurait évidemment refusée, Giscard avait dit qu’il ne la souhaitait pas mais l’accepterait, Chirac l’a appliquée. Je pense que Nicolas Sarkozy dans ce cas attendrait le moment venu d’une éventuelle crise pour pratiquer la dissolution.

 

Malgré le peu d’intentions de vote pour Eva Joly, pouvez-vous nous en parler ?

Bien sûr ! Je vais donc vous parler de l’écologie et de l’élection présidentielle. Je parlais tout à l’heure du mariage difficile entre la gauche et l’élection présidentielle, avec l’écologie, c’est un mariage impossible ! Parce que l’élection en France est tellement personnalisée qu’elle est totalement incompatible avec la culture autogestionnaire, collective, de l’écologie. Ils ont donc toujours échoué dans l’élection présidentielle. Daniel Cohn-Bendit, avec la rouerie et l’intelligence qui est la sienne, dit « Ca suffit, on n’est pas masochistes, on a gagné de manière triomphale aux Européennes, on s’est très bien défendus aux Régionales, profitons de cette position de force pour négocier un accord béton avec les socialistes pour nous garantir une représentation parlementaire. En échange de quoi, on ne sera pas candidat aux présidentielles. » C’est le seul qui a tout compris ! Les écologistes ont organisé une élection primaire où, sans vouloir les froisser, ils ont élu la plus mauvaise candidate. Eva Joly connaît très mal le système politique français et n’a cessé de cumuler les erreurs depuis qu’elle a été choisie. Elle s’est tiré plusieurs balles dans le pied ! Elle était partie avec un capital solide, aux alentours de 7%, aujourd’hui, elle est en voie de disparition avec 2% environ. L’électorat écologiste s’est totalement dispersé sur le vote Hollande, sur le vote Mélenchon, et une partie s’est dirigée vers François Bayrou. Je ne vois pas très bien les éléments qui pourraient inverser cette tendance dans les 4 semaines qui viennent.

 

De quoi parlez-vous en disant qu’elle s’est tiré plusieurs balles dans le pied ?

Son erreur réside dans le fait qu’elle ne s’est pas adressée aux électeurs mais à la frange la plus gauchiste des militants verts. Elle a pratiqué une sorte de gauchisme pacifique délirant, qui a un écho dans l’opinion publique allemande, mais pas en France. Elle s’est transformée en quelques semaines de candidate qui pouvait jouer dans la cour des grands en candidate absolument marginale. Elle n’a pas compris qu’il fallait s’adresser aux électeurs, pas aux militants. Et elle a montré par son entêtement qu’elle n’avait pas beaucoup plus de souplesse dans sa vie politique que dans l’exercice de sa profession judiciaire.

 

Dans votre propos liminaire, vous avez abordé l’esprit défaitiste de nos concitoyens, mais vous avez occulté la fonction des médias qui jouent un rôle à mon sens dans ce climat délétère, notamment en ce qui concerne l’absence de patriotisme économique et de culture économique de la nation. Pensez-vous qu’on puisse y remédier et de quelle manière ?

Vous touchez en réalité deux questions. La question de la culture économiques des Français et la question de la médiatisation. La presse économique en France est une presse de qualité. Prenez par exemple Les Echos ou le Nouvel économiste. Mais il est vrai que le niveau de culture économique du citoyen français est faible. Pour plusieurs raisons. D’abord, l’enseignement économique dans le secondaire est soit nul, soit extrêmement orienté. Les professeurs de sciences économiques et sociales abordent leur sujet de manière souvent militante. L’entreprise y est la plupart du temps diabolisée. Les élèves que nous rencontrons dans le supérieur ont été fortement marqués par cette approche particulière qui tend à prouver que l’entreprise constitue un inconvénient au lieu d’être un avantage. Dans ces conditions, croyez-moi que le travail à fournir n’est pas mince ! Ces professeurs n’ont en général aucune expérience de l’entreprise, ce qui pose un problème quand on initie des jeunes esprits au fonctionnement de l’économie. Le second point, c’est qu’il existe, contrairement à ce qui se produit dans d’autres pays européens, des courants politiques en France qui restent, au pire dans une hostilité à l’égard de l’entreprise privée, au mieux dans un rapport de méfiance. Ce qui n’existe pas en Allemagne, en Angleterre ou en Scandinavie. En France, toute une partie de la gauche et même de la droite n’est pas ouvert à la valorisation de l’entreprise. Les entrepreneurs sont potentiellement suspects. Une partie de la fonction publique est porteuse de cette culture. Les choses évoluent mais depuis quelques années, on assiste à un retour en force d’attitudes extrêmement négatives par rapport à l’entreprise. La crise a réactivé cette méfiance. Le monde des petites et moyennes entreprises est touché par un phénomène de diffusion de défiance qui s’est développée à l’égard du monde des très grandes entreprises du CAC 40. Un troisième point touche notre système de formation qui a de gros progrès à faire, notamment sur deux terrains. Le système d’éducation en France a besoin des entreprises. Ce sont elles qui recrutent avant tout. Les acteurs de l’enseignement doivent faire un effort gigantesque pour adapter leur système aux besoins des entreprises. Deuxième terrain : la formation professionnelle doit également être valorisée. Pour 90% des citoyens français, elle est considérée comme le rebut qui accueille toutes les scories de l’enseignement général. En Allemagne ou au Danemark, les choses sont radicalement différentes. En France, quand les parents apprennent que leur enfant doit être dirigé vers l’enseignement professionnel, ils se demandent pourquoi leur enfant doit être si durement puni ! On a un taux de chômage des jeunes parmi les plus élevés en Europe. Ça prouve bien qu’on a un problème d’adaptation de l’offre et de la demande ! Je suis surpris que la campagne ne s’intéresse pas beaucoup à ces questions pourtant essentielles.

 

La France est le seul pays d’Europe occidentale qui possède un régime présidentiel. Pensez-vous que, compte-tenu d’une construction européenne de plus en plus politique, la France pourrait passer à un régime plus équilibré, voire parlementaire comme l’Allemagne ou la Belgique d’ici quelques années ?

Vous avez raison, la France a un statut relativement exceptionnel en Europe, relativement car plusieurs pays connaissent des doses de présidentialisme un peu moins, voire beaucoup moins affirmé que le nôtre. Au Portugal, en Autriche, en Pologne ou en Roumanie par exemple, le président est élu par le peuple. Nous avons en France un régime semi-présidentiel, contrairement au Etats-Unis où il n’y a pas deux têtes de l’exécutif. Nous avons une séparation des pouvoirs : l’Assemblée peut faire tomber le gouvernement et le président peut dissoudre l’Assemblée. Ce sont deux caractéristiques du régime parlementaire.

Ce régime peut-il changer ? Je ne le crois pas, car les Français, tout en émettant de multiples critiques, considèrent qu’ils ont suffisamment souffert dans leur histoire de l’instabilité constitutionnelle. Au XIX°, on changeait de régime tous les 10 ans. On a tout essayé, on a récupéré la dictature montagnarde, le Consulat, le Premier Empire, la Restauration, la monarchie constitutionnelle à la britannique avec la Monarchie de Juillet, après on a connu la Seconde République, puis on a discuté pendant 5 ans, entre 1870 et 1875, du régime qu’il fallait pour la France, et on a voté la République à une voix de majorité. La III° République a tenu le choc de la première guerre mais elle n’a pas résisté à la seconde. On a opté pour la IV° République. La question coloniale s’est ensuite posée qui a abouti à la V° République. On ne va pas changer la règle du jeu tout le temps ! Un des grand acquis du Général De Gaulle et de la V° République prolongé par le Président Mitterrand a été de stabiliser l’Etat. Quelles que soient nos tendances, on est au moins d’accord sur les règles. Parmi lesquelles figure l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. On peut aménager ces règles, Nicolas Sarkozy en 2008 a fait des réformes de toute première importance dont on parle peu. Comme la revalorisation de la fonction parlementaire. Reste aux parlementaires à s’emparer des pouvoirs qu’on leur a donnés. Ils doivent arrêter de se plaindre et agir dans ce nouveau cadre. Cette culture française de la plainte permanente est exaspérante ! Autre réforme : la présidence de la Commission des finances donnée à l’opposition, ce n’est pas rien. On peut bien sûr continuer à aller plus loin mais il a rééquilibré. Le travail parlementaire a complètement changé avec la réforme. Et le pouvoir exécutif a nettement moins de pouvoir qu’il n’en avait.

 

L’écologie et son chapitre sur le développement durable ne devrait pas faire l’objet de clivage du point de vue de la nécessité de sa mise en œuvre. Or on associe souvent la gauche et l’écologie. Pour quelle raison. Ce thème de l’écologie ne peut-il pas faire l’objet d’un clivage à lui seul ?

Dans l’histoire des idées, l’écologie n’est pas un thème de gauche. Elle naît plutôt dans les milieux de la droite, mais comme toutes les idées, elle migre. Elle s’est déplacée vers la gauche après une tentative d’exister de manière indépendante avec Antoine Waechter. Cet alsacien très proche de la tradition écologique un peu fondamentaliste a tenté de la faire vivre de façon autonome, mais comment voulez-vous que quelque idée que ce soit puisse vivre durablement sans alliance dans un système bipolarisé ? C’est ce que les écologistes ont compris, ils sont donc tombés à gauche, particulièrement sous le gouvernement Jospin avec qui ils ont négocié un accord qui leur a permis d’entrer dans le gouvernement où ils ont plus joué les utilités qu’autre chose. Le dossier écologique avancera en réalité plus sous le gouvernement Fillion. Le Grenelle de l’environnement a fait beaucoup plus évoluer les choses que la présence de Dominique Voynet dans le gouvernement Jospin.

L’écologie européenne est tombée à gauche, derrière les verts Allemands qui ont montré le chemin en se rapprochant du SPD. Voilà pour cette histoire de la migration aussi idéologique que politique de l’écologie. Le retour à l’autonomie des verts poserait le problème d’une éventuelle réforme du mode de scrutin de la VI° République. Mais attention, à trop vouloir promouvoir ces forces porteuses de nouveaux enjeux, on peut déstabiliser l’ensemble du système. Il conviendrait alors d’envisager simplement un correctif constitutionnel. C’est la proposition de François Hollande et de l’actuel président de continuer au scrutin majoritaire à 2 tours pour l’essentiel des députés et d’avoir une liste nationale pour 10 ou 15% des mandats. C’est une idée. Il y a un scrutin mixte qui a fait ses preuves, c’est le scrutin municipal. Il a deux avantages : il permet la représentation des minorités mais il ne remet pas en cause la capacité des communes à être dirigé par une majorité stable. Il faut que le mode de scrutin garde une dominante majoritaire pour que les élus puissent gouverner de manière stable sur le mandat qu’on leur a donné.

 

J’aimerais vous entendre sur la notion de désenchantement auquel on assiste actuellement. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’une rupture par rapport au contrat social tel qu’il a été défini par Jean-Jacques Rousseau ? Je pose cette question parce que je trouve que la représentation parlementaire ne représente pas précisément toutes les facettes du peuple. La classe ouvrière par exemple est peu présente, et je ne vois pas beaucoup de représentants de la diversité.

La question du désenchantement touche à la confiance. Au moment où la pensée des Lumières va peu à peu accoucher de cette idée de la souveraineté nationale, de la démocratie représentative, de tout ce qui se met en place au moment de la rupture révolutionnaire, l’Abbé Sieyès dit que le pouvoir vient d’en-haut mais que la confiance vient d’en bas. La démocratie représentative basée sur le processus de l’élection qui se met en place ne peut fonctionner que sur les bases de la confiance. Quand il n’y a plus de confiance, la démocratie représentative est malade, et nous en sommes un peu là aujourd’hui. D’où l’urgence pour les hommes politiques de tous bords de renouer ces liens de confiance. La défiance est à l’origine de l’état économique délétère dans lequel s’est installée la France. Le lourd coût en est politique. D’après un remarquable économiste Américain, Albert Eichmann, quand il n’y a plus de confiance et de loyauté au sein d’une organisation quelle qu’elle soit, il y a 2 stratégies possibles, il y a la fuite, la sortie du système, on s’implique le moins possible, et puis il y a la boxe, on reste dans le système essentiellement pour gueuler, pour protester et se plaindre. Lisez à ce sujet « La culture de la plainte » de Robert Hughes. C’est passionnant ! La confiance constitue donc le ressort fondamental sans lequel le pouvoir représentatif ne peut s’exercer.

Vous posez ensuite une autre question : qu’est-ce que la représentation ? C’est représenter le peuple. Raymond Aron, qui ne s’est pour ainsi dire jamais trompé, ce qui est rare pour un intellectuel, avait écrit que la représentation politique n’est pas une représentation sociologique. Un député représente la nation, et pas seulement sa circonscription. On estime qu’un homme peut représenter les femmes, qu’un blanc peut représenter les noirs, qu’un noir peut représenter les blancs, qu’un catholique peut représenter les protestants, les athées, etc. Et je suis souvent choqué d’entendre des députés dire qu’ils sont représentants de telle ou telle circonscription. Il faut donc être prudent. Il ne s’agit pas que l’Assemblée soit un échantillon représentatif de la France mais il ne faut pas non plus qu’elle soit trop éloignée de la diversité. Diversité de genres, diversité de milieux socioprofessionnels, diversité d’origines culturelles et ethniques. Il est vrai que nous avons de ce côté-là des progrès à faire. Concernant la parité hommes/femmes, faute de volontaires, on a même été obligés de passer par les quotas. Quant à la diversité sociale, c’est un vrai problème. Le parlement représente d’abord les fonctionnaires et la haute fonction publique. Ce n’est pas équitable mais il y a une explication. C’est tellement plus facile d’être élu quand on est fonctionnaire. Quand vous êtes chef d’entreprise ou ouvrier, travailleur indépendant, artisan ou commerçant, le risque que vous prenez en étant élu ou non réélu est réel. Quand vous êtes fonctionnaire, ça ne change pour ainsi dire rien. La sous représentation du monde du privé, d’en haut et d’en bas, est de ce fait notoire. Les partis de gauche n’ont pas du tout joué le rôle des partis de gauche en France, contrairement à d’autres pays d’Europe. La sociale démocratie allemande par exemple, a fait monter des gens de la base. En France, il n’y a pas d’ouvrier dans le groupe socialiste. Le troisième problème relatif à la représentation concerne la diversité culturelle et ethnique. Nous avons en France un vrai problème d’intégration. Il faut intégrer des populations alors que la machine économique est grippée. Autrefois, l’intégration se faisait par le travail à l’usine. A partir des années 80, quand ces « machines à intégrer » ont commencé à disparaître, l’intégration est devenue plus difficile. On a alors dirigé l’attente vers l’institution scolaire. L’école peut beaucoup de choses mais elle ne peut pas s’occuper de tout ce qui ne va pas dans la société. La classe politique doit donc prendre ses responsabilités face à cette question.

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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