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Pierre GIORGINI : ‘Comment survivre à la transition fulgurante ? »

Pierre GIORGINI

81° rencontre du CERA du vendredi 17 novembre 2017

« Comment survivre à la transition fulgurante »

« Comment survivre à la transition fulgurante ? »
Cette fulgurance provient de la combinaison d’une nouvelle révolution techno-scientifique, d’un nouveau paradigme des modes de coopération entre les hommes et les machines, et d’une transition vers une économie plus créative.
Pierre Giorgini décrit avec clarté les articulations de cette transformation, les effets de cette « fulgurance » sur nos modes de vie et de pensée.
Il est avant tout orienté vers l’espoir d’un monde nouveau, dans lequel certes la place de l’homme sera brutalement modifiée mais en même temps chacun sera appelé à se faire co-responsable du changement notamment en tant qu’acteur de différentes communautés interconnectées.

Ce monde digital, mondialisé, aux connexions ultra rapides, dans lequel les tâches de gestion rationnelle des données seront de plus en plus automatisées, peut non seulement conduire à une productivité considérable mais surtout à donner une importance jamais égalée aux tâches mobilisant créativité et innovation.

Des questions universelles qui nous poussent à réfléchir et à agir, dans cette première historique où « la guerre est déclarée contre nous-mêmes ».

C’est l’urgence de cette situation qui doit nous pousser à intervenir dans le domaine de la politique de l’État, qui doit se mettre davantage en communication avec le citoyen, mais aussi de la politique mondiale, où une nouvelle charte est à constituer, pour protéger la planète et les plus faibles.

L’emploi ne peut se résumer à une transaction entre un travail et un salaire. Il doit épanouir le travailleur et l’amener, à travers des réseaux organisés, à mettre en œuvre des services pour le bien de la communauté.

Face aux nouvelles menaces que représente une mauvaise utilisation des technologies, il est nécessaire de mettre en place de grands principes de régulation incontournables accompagnés de sanctions conséquentes.

Rappelant que l’homme a pu évoluer grâce à sa capacité d’abstraction, de réflexion, Pierre Giorgini nous appelle à relever le défi gigantesque qui se pose à nous, par des vertus dont l’émerveillement et l’amour sont des vertus fondatrices.

Accueil par Jean-Michel Mousset

Ingénieur de formation, Pierre Giorgini a une double expérience du monde l’entreprise et de celui de l’enseignement et de la recherche. Il a été Directeur du développement et des compétences d’Orange Monde, puis DRH national de l’ANPE avant d’être directeur délégué d’Orange Innovation, avec sous sa responsabilité 4500 chercheurs. En ce qui concerne l’enseignement, il a été Directeur général du groupe ISSEN, une école d’ingénieurs en numérique, et aujourd’hui, il est Président Recteur de l’Université Catholique de Lille qui rassemble 30 000 étudiants, 1000 lits d’hôpitaux et 500 lits d’EPAD.

Pierre Giorgini, vous êtes aussi essayiste. Vous avez écrit 3 essais. En 2014 : La transition fulgurante, ou vers un bouleversement systémique du monde, en 2016 : La fulgurante recréation, en 2017 : Au crépuscule des lieux, ou comment habiter le monde en transition. Et en janvier 2018, vous allez publier un nouveau livre intitulé La tentation d’Eugénie, ou L’humain face à son destin. C’est notre sujet du jour.

Pierre Giorgini 

Bonjour à tous, merci de m’accueillir cet après-midi pour faire ensemble un petit voyage autour de ces trois ouvrages qu’on appelle avec la petite équipe en compagnie de laquelle je travaille « les récits contemporains de la modernité ». C’est une manière d’exécuter un pas de côté vis-à-vis de la prospective. Je vais tout de suite vous mettre à l’aise en vous racontant que dans les années 80, j’ai défendu l’idée suivante : Internet, un projet voué à l’échec : 0 milliard de bits, 0 milliard de chiffre d’affaire. Le minitel est l’avenir » ! Ça vous en dit long sur mes capacités prospectives et devrait vous amener à exercer votre légitime méfiance à l’égard de ce que je vais vous raconter à partir de maintenant. Il faut reconnaître qu’à l’époque, on se bagarrait pour faire passer 9600 Bites par seconde, on rêvait d’un 64000 Bites par seconde… et on nous expliquait que sur un protocole qu’on appelle IP, on ferait passer des trains vidéo à haut débit. Je pars de cet épisode qui a probablement été un élément de bascule dans ma vie, qui m’a appris à me montrer un peu plus prudent. J’étais un matheux plutôt brillant à l’école, un peu physicien également. Fils de réfugiés Italiens, mon père qui avait tout juste son certificat d’études nous disait de faire des études, meilleur moyen de ne pas vivre ce qu’il avait vécu. Les études pour moi était une manière d’accéder à l’autonomie de la pensée. Je ne croyais que ce que je voyais, conceptualisais, rationalisais, mathématisais. Je me méfiais de tout le reste habité par une dimension ontologique du monde. Je me suis aperçu que malgré toutes mes études, je continuais à ne voir que ce que je croyais. Cette attitude a accompagné une certaine distance et explique pourquoi je préfère parler de « récits contemporains de la modernité » plutôt que de prospective, car même si nous sommes très engagés à la Catho de Lille sur la prospective, il est probable que nous traversions actuellement une certaine crise de celle-ci. Nous sommes aujourd’hui particulièrement baignés dans des récits de la modernité qui étaient plutôt habituellement portés par la science-fiction. On sait bien que les grands romans de ce genre écrits par Jules Verne, Asimov et bien d’autres, sont beaucoup plus importants qu’on ne le pense, car même dans l’excès, ils offrent une figure fictive de l’avenir. D’une certaine manière, ils structurent notre façon de nous représenter ce que pourrait être l’avenir, que ce soit dans le refus, la peur, l’angoisse ou l’enthousiasme. En ce sens, ils participent à sa construction. Des études l’ont démontré. Mais aujourd’hui, on voit apparaître une nouvelle forme que j’appelle les romans de science fictive. Les auteurs s’appuient sur un certain nombre de réalités scientifiques avérées qu’ils extrapolent pour créer un certain nombre de fantasmes, parfois d’impostures, résumées dans des mots réducteurs de la réalité. Par exemple Nick Bostrom dans Superintelligence nous dit qu’entre 20 et 90 ans, ce qui lui laisse la marge de se tromper et de mourir avant, nous serons en mesure de créer un cerveau plus intelligent que le cerveau humain. Qu’est-ce que le cerveau, qu’est-ce que l’intelligence ? Il existe déjà des cerveaux machines plus intelligents que des cerveaux humains. Ça dépend de quelle intelligence on parle. Essayez de résoudre certaines équations, votre cerveau n’y parviendra pas. Toute une science fictive se développe autour d’idées comme celle-ci. On trouve des mythes comme l’immortalité par exemple, qui est une très vieille idée qui apparaissait déjà dans le mythe de Gilgamesh, la victoire définitive contre la maladie, etc. L’idée qui prévaut étant que l’on pourrait un jour par la science épuiser le réel. On va essayer d’avancer sur ces récits car je pense que notre devoir est d’aiguiser notre perception de l’avenir pour accompagner nos jeunes. Je suis partagé entre une vraie inquiétude et une profonde espérance – j’ai d’ailleurs passé un 49.3 avec moi-même en décidant d’arrêter les débats parlementaires pour devenir espérant. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça m’a fait du bien ! L’espérance ne déçoit pas. Ce qui ne m’empêche pas de passer par des phases de bourdon, quand je vois par exemple la difficulté que l’on a à tirer la jeunesse vers les sciences, notamment en France. Nous devons absolument aujourd’hui accéder à des connaissances qui nous permettent de ne pas nous faire balader dans des représentations symboliques qui sont parfois des impostures, qui structurent  notre représentation du futur sans avoir rien de scientifique. On va même jusqu’à nous faire signer parfois des appels à des moratoires impliquant des prix Nobel d’astrophysique. En réalité, il s’agit de spéculations parfois hasardeuses. A l’inverse, il ne faut pas être naïf. Certains dangers éthiques accompagnent les technosciences. Mon dernier ouvrage, La tentation d’Eugénie en parle. Il existe aujourd’hui de sérieux enjeux sur ce plan. Or les fantasmes qui existent risquent de nous faire passer à côté des vrais enjeux. La question pour moi est d’identifier les clés d’une espérance raisonnée. Imaginez-vous que le recteur de l’université de la Catho chargé d’accompagner toute une jeunesse puisse être désespérant ? Évidemment non ! Si j’ai décidé d’être espérant, c’est notamment à cause de mon troisième fils qui, assistant il y a quelques années à l’une de mes conférences, m’a dit « Tu es devenu un vieux c… comme les autres. Tu as passé une heure à nous expliquer que nous nous trouvions dans une panade absolue, et l’autre heure à nous expliquer qu’on aura du mal à s’en sortir. » Il serait peut-être temps de changer de discours ! »

Nous avons deux grands défis majeurs à relever. Le défi de la complexité. Edgar Morin en parle magnifiquement lorsqu’il évoque l’imprédictibilité, et bien sûr le défi éthique. On a appris depuis très longtemps que dans le management d’entreprise, dans la pédagogie, il faut apprendre à travailler avec l’inconnu. Si par définition le futur était connu, on le saurait ! Nous sommes aujourd’hui en train d’entrer non pas dans l’inconnu mais dans l’inconnaissable. Si on nous annonce un ouragan d’une puissance inégalée, on est dans l’inconnu. On n’est pas dans l’inconnaissable car on sait ce qu’est le vent. Si on nous dit en revanche qu’il va se passer quelque chose d’énorme sans nous en dire plus, on est dans l’inconnaissable. Aujourd’hui, les épistémologues parlent de changement de paradigme, ce qui signifie que nous sommes face à quelque chose que nous avons du mal à penser car nos catégories, nos classifications, nos modèles mentaux se trouvent mis en cause, doivent être réinventés, y compris le langage lui-même. Si vous lisez  Alain de Vulpian, sociologue et ethnologue, dans son Éloge de la métamorphose, nous sommes effectivement  en cours d’une métamorphose qu’il qualifie d’anthropologique.

Nous allons essayer d’éclairer 5 grands récits contemporains de la modernité. Sans entrer dans les détails, vous pourrez le faire en lisant mon dernier livre, La transition fulgurante. Je précise que j’en ai cédé tous les droits à la Catho, il n’y a donc aucun enrichissement personnel ! Je crois que si mes livres ont rencontré un certain succès, c’est parce que j’ai tenté de montrer en quoi ces récits font système. La fulgurance de la transition n’est finalement pas tant liée aux feuilles de route de chacune des disciplines scientifiques qu’à leurs combinaisons, la manière dont elles se renforcent mutuellement et dont elles interagissent avec le tissu socio-économique qui les environne. Les 5 grands défis, les 5 grandes transitions dont nous allons parler sont les suivants. Nous allons commencer par la transition technoscientifique, pas du tout parce que ce serait la poule et le reste l’œuf. Ce qui nous intéresse, ce sont les interactions. Si on essaye de se raconter un peu cette transition technoscientifique sans entrer dans le détail de chacun des actants, puisque nous sommes dans un récit, on voit qu’au cœur de cette aventure qui s’ouvre devant nous, il y a l’hyper puissance digitale, l’hyper puissance numérique. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les progrès effectués ces dernières années. Ingénieur de formation, j’ai commencé à travailler sur le cœur des ordinateurs. J’ai commencé à travailler avec des machines qui traitaient 10.000 opérations par seconde. Aujourd’hui, nous sommes à 1000 milliards d’opérations par seconde, on annonce 4 térabits, c’est-à-dire 4000 milliards de caractères. Pour vous donner un ordre de grandeur, la bibliothèque François Mitterrand avec ses 44 millions de références une fois numérisées occupe à peu près 110 téras, 5 teras après compression. Je dois donc me préparer assez vite à voir arriver mes étudiants avec la bibliothèque François Mitterrand dans leur cartable. Pour en faire quoi… ça c’est une autre histoire ! Avec l’avènement de l’indexation sémantique automatique, les agents intelligents, nous avons la possibilité de réaliser des notes de synthèse, rédiger des articles, etc. Il existe une revue de presse économique aux États-Unis entièrement rédigée par des robots qui analysent le contenu d’Internet. Ce  journal annonce que ce robot serait capable de rédiger des articles dans peu de temps. Il suffira de lui donner des pistes selon le ton désiré de l’article, plutôt optimiste ou pessimiste par exemple. Ça va faire bouger un peu la pédagogie avec la question des moyens mis en œuvre pour transmettre. La question n’est plus tellement de savoir comment transmettre mais ce que nous allons transmettre ! Cette hyper puissance digitale du traitement pose des questions dans la mesure où nous n’avons pas le bout de la première hypothèse pour savoir comment programmer à l’avenir de tels niveaux de parallélisation sans erreur. On peut toujours spéculer ! Je peux vous dire qu’on a 50 % de chances de voir débarquer des extra-terrestres dans un délai de 20 et 90 ans. D’ici-là, je serai mort, sauf si Laurent Alexandre me conduit à l’immortalité. Cette  hyper puissance digitale va se combiner avec les 3 révolutions scientifiques de la deuxième révolution industrielle, à savoir la biologie, la chimie, et la bioéléctronie, qui sont en train de converger. Quand on pense que les nano et bio technologies nous permettent d’imprimer en 3D à l’échelle atomique, c’est le microscope à effet tunnel ! A l’échelle quantique, les nanotechnologies ont des incidences sur ce qu’on appelle les biotechnologies. La deuxième révolution de ce deuxième millénaire s’observe dans les neurosciences. Dernièrement à la télévision, une émission expliquait le travail des scientifiques capables d’observer au niveau de l’hippocampe les troubles apparaissant chez les enfants ayant été victimes de pédophiles. Les neurosciences sont en train d’exploser les connaissances que l’on a du fonctionnement du cerveau, et là encore on retrouve la science fictive, comme si on allait pouvoir épuiser le réel de la connaissance du cerveau. Sauf qu’au fur et à mesure que l’on avance dans la connaissance, on s’aperçoit que c’est plus compliqué. Il suffit de lire les livres d’Alain Berthoz. C’est le principe d’incomplétude cher à mon ami Thierry Magnin. Plus on avance, plus on se rend compte du long chemin à parcourir. J’illustre souvent cette idée avec la troisième révolution, qui est celle de la génétique. La génomique est l’association de la puissance fournie par nos ordinateurs et de la génétique. Je travaille beaucoup avec des généticiens. Je rappelle que dans les années 80, à l’époque où nous commencions à imaginer que nous pouvions séquencer le gène, nous lisions dans l’Express qu’en 2000 le cancer serait vaincu, ainsi que toutes les maladies liées à des malformations génétiques. On pensait que tout cela fonctionnait en commande/contrôle, que quand on aurait séquencé le gène, on aurait plongé au cœur de ce qui le commande. Mais au cours des recherches, on s’est rendu compte qu’il fallait tenir compte de l’épigénétique, que les cellules sont des circularités, qu’il existe des interactions à l’intérieur même des cellules. On est sûr de la complexité et de l’imprédictibilité. Et pourtant beaucoup de personnes continuent à dire qu’on va finir par épuiser le réel.

Un nouvel entrant apparaît, c’est l’IA, l’Intelligence Artificielle, qui a passé un hiver rude. Je me souviens avoir ressorti des articles sur les systèmes experts. De grands spécialistes parlaient de la fin de l’expertise. Grâce aux systèmes experts, ils affirmaient que nous n’aurions plus que quelques centaines d’experts par grandes disciplines et il y aurait des cogniticiens qui seraient capables d’aller extraire cette expertise. Nous évoluerions dans une grande démocratie de la connaissance. Je dis que c’était un hiver rude parce que d’abord, nous n’avions pas la puissance des machines, et la question de l’actualisation des machines est quelque chose d’extrêmement compliqué. Dans les processus de décision, bien d’autres choses intervenaient. La pure rationalisation formelle et l’intelligence algorithmique ne suffisent pas pour résoudre tous les problèmes du monde ! Comment peut-on imaginer que toute la complexité de l’âme humaine puisse être cernée par la biochimie ? J’ai la profonde conviction que nous ne sommes pas qu’un sac de neurones.

A côté de la puissance des machines, il y a aussi le deep learning, l’apprentissage profond, on parle aussi d’apprentissage non supervisé, qui s’adosse à l’idée que l’homme apprend de ses propres essais et erreurs. Il apprend du réel. Sartre disait que l’essence précèdent l’existence. Nous ne faisons pas l’objet d’une pré programmation. Nous sommes capables d’apprendre. On commence à parler de machines capables d’auto-apprendre. Voilà d’ailleurs un exemple de science fictive. Jacques Prince dans sa  dernière publication montre que si nous imaginons des machines avec un tel parallélisme s’auto-programmer par essais/erreurs, le nombre d’itérations nécessaires pour avoir une machine sans erreur programmée en moins d’un siècle est inférieur au temps élémentaire, c’est-à-dire au mur de Planck. Vous voyez, on a encore un peu de marge ! On peut tout de même signaler une prouesse puisqu’une machine a été capable de reconnaître une tête de chat, enfin à pondérer car quand on lui a montré une tête de lapin à qui on avait coupé les oreilles, elle a reconnu un chat… Je rappelle qu’un enfant de 6 ans est capable de reconnaître un chat… De telles combinaisons amènent des technologies qu’on qualifie de rupture. D’abord le traitement massif des données, le big data, qui a conduit à toutes sortes d’extrapolations. Souvenez-vous de Watson qui pensait guérir le cancer. Certes ces machines sont capable d’identifier les corrélations mais Watson avait confondu corrélation et causalité, or ce n’est pas la même chose. Concernant le big data, il y a une question importante à côté de laquelle on est en train de passer. Il est possible aujourd’hui à une banque de segmenter son marché à partir de relevés de banque, de savoir qui parmi nous est très ou un peu malade, et de cibler une mutuelle santé sur ce segment. Ce sont des questions d’éthique. Mon premier livre a eu le prix Meri d’éthique. Grâce au big data, on est capable de prédire assez précisément la venue de troubles et de maladies liés à un certain nombre de comportements. Ce qui peut impacter assez considérablement l’idée qu’on se fait de la solidarité du bien commun. Aurai-je encore le droit d’être obèse dans vingt ans ? Parce qu’au fond mon obésité vous coûte. Or si on fait des analyse précises, qu’on croise mon génome, mon nutritiogramme, mon sociogramme etc. à l’aide d’un big data, on va définir une probabilité et même un coût économique que je représente pour la société. On commence déjà à réfléchir à des pénalités financières qui pourraient peser sur des personnes qui ne feraient pas une coloscopie ou une mammographie au bon moment, même si l’on a démontré aux États-Unis que la mammographie obligatoire ne réduisait pas la mortalité liée au cancer du sein. Nous risquons d’entrer dans un système d’une nouvelle morale collective qui viendrait interagir avec la question de la liberté individuelle. Je me souviens à ce sujet d’une femme âgée qui m’avait interpellé au cours d’une conférence que j’avais faite aux États-Unis, me disant que mon obésité lui coûtait cher. Je lui avais répondu que son obstination à ne pas mourir me coûtait également très cher ! La réalité virtuelle, l’impression 3D, la blockchain sont autant de sujets passionnants mais auxquels nous devons réfléchir. Je crois notamment qu’on devrait se préoccuper beaucoup plus des DAO, les Organisations Autonomes Décentralisées. Je me souviens, participant à des réunions de réflexion avec des banques, qu’elles disaient être impactées par la dématérialisation des intermédiaires, mais elles pensaient qu’on ne leur prendrait jamais le tiers de confiance. Sauf que les blockchains riment avec la mutualisation des tiers de confiance, c’est la communauté qui portent les tiers de confiance. On n’est plus intermédié par un tiers de confiance. Tout cela est en train de bouleverser de façon assez fulgurante les choses. C’est le thème du premier ouvrage.  Nous sommes en train de construire deux récits. La machinisation de l’homme incapable de se passer de son téléphone portable en fait partie. Comme dit Michel Serre, au bout de 5 mn de cours, je ne peux plus en placer une, les étudiants me reprennent sur les dates de naissance des auteurs que je cite. D’un bout à l’autre de l’amphi, ils se passent le lien du texte que je suis en train de commenter. Il n’y a plus aucune mise à distance, on ne maîtrise plus rien. On comprend de mieux en mieux Michel Serre qui dit que nous sommes en train de passer d’une augmentation exogène à une augmentation endogène de l’humain. Si nous sommes corrigés, comme avec des lunettes, depuis un bout de temps, nous n’avons jamais été augmentés. Nous corriger, c’est nous permettre de retrouver notre état humain initial. Augmenter, c’est passer à une autre dimension. Aujourd’hui tout le monde dispose à peu près des mêmes droits à être corrigé, mais qui aura ou n’aura pas le privilège d’être augmenté ? Ce sera en rapport avec l’augmentation des salaires ! On va retrouver la machinisation de l’homme et sa contraposée, l’humanisation des machines avec l’arrivée des humanoïdes, des robots qui prennent des formes de plus en plus humaines. Avec parfois des résultats très intéressants dans des maisons de retraite. J’ai vu à Montréal des chambres pour personnes âgées dépendantes sans soignant. Des patients préféraient avoir affaire à un robot qu’ils trouvaient plus sympathique, d’humeur égale, jamais en colère. Ça pose de sacrées questions. Heidegger dit que la technique fait de l’altérité le prolongement de soi. Quelle est la part d’irréductible par la technologie que nos sociétés vont souhaiter préserver ? C’est pour cette raison que mon livre suivant parle de l’économie de l’altérité. Concept sur lequel je reviendrai. Parlons de la singularité défendue par les post-humanistes qui disent que l’on pourrait faire émerger une nouvelle espèce, un hybride entre de la chair et de la technique. Ce serait la convergence entre la civilisation de la machine et celle de l’homme. Tout cela nous amène au grand récit trans-humaniste. Attention de ne pas parler de « trans-humanisme » car il existe plusieurs écoles. Les meilleuristes, les longévistes, certains se réclament même de Theilhard de Chardin ! Le deuxième récit de la modernité qui se présente à nous, c’est le changement de paradigme de la coopération qui va évidemment produire une crise du sens. Je reprends là les travaux d’Alain de Vulpian et de Jean-François Gobeil sur ce qu’on appelle L’holoptisme, l’avènement de l’Homo Holoptichius. J’aimerais vous parler des étourneaux, et plus particulièrement des nuages qu’ils forment.  J’ai un souvenir très précis d’un épisode qui s’est déroulé lorsque je participais à un séminaire sur l’intelligence collective à Berkeley aux États-Unis. Jean-François Gobeil détermine plusieurs familles d’intelligences collectives. Ce qu’il appelle l’équipe naturelle, la famille babouins, la forme « essaim » comme les abeilles, le banc de poissons ou le marathon de New-York, et la forme holoptique comme le vol des étourneaux. L’étourneau a ceci de très particulier qu’il voit à 360°, il voit ainsi le détail comme le global, perçoit parfaitement ce qui se passe à l’intérieur comme à l’extérieur du nuage qu’il forme avec ses congénères. Cette forme d’holoptisme est très intéressante pour nous qui constatons qu’avec Internet nous sommes en contact permanent avec le local et le global, sans proximité physique. Beaucoup de philosophes disent d’ailleurs que chacun d’entre nous est porteur d’une part d’universel. Je peux vous parler du jour où j’ai compris ce qui avait bougé dans le monde. Ça a fait beaucoup bouger ma vie. Nous sommes dans la compréhension intégrale lorsque nous sommes à la fois tête, corps et cœur. Je participais à un séminaire avec un certain nombre d’ingénieurs. On était une vingtaine, tous des hypertrophiés de l’hémisphère gauche, pas tous soignés. On nous a passé un film avec une trentaine de danseurs habillés en noir. Des chaises sont postées parmi eux, on met de la musique et les voilà qui dansent, en formant comme un nuage. Comme les étourneaux. C’était beau, fluide, équidistant. L’animateur arrête le film et demande à 8 d’entre nous d’être volontaires pour danser en nuage de la même manière. J’en faisait partie. Nous devions démarrer au moment où l’animateur frapperait dans ses mains. Ce qu’il fait. Rien ne s’est passé. Il a frappé une deuxième fois. Pas plus de mouvement. L’un des participants a fait alors remarquer qu’il n’a pas démarré parce qu’il ne savait pas qui devait partir le premier. Vous imaginez les étourneaux désigner l’un d’entre eux ! Un autre dit qu’il aurait aimé savoir où allaient se diriger les autres avant de choisir sa trajectoire. Vous imaginez les étourneaux se concerter ? Nous n’avons pas réussi à faire ce nuage car nous étions incapables de lâcher prise, de faire confiance à l’ajustement mutuel, à l’intelligence des autres pour réaliser une œuvre collective. Le changement de paradigme de la coopération, c’est observer que notre génération vient d’une façon de penser la coopération plutôt distributive. On est sûr de la pyramide, de l’arborescence. Pas seulement dans l’organisation des hommes car si vous regardez un livre structuré en chapitres,  on s’aperçoit qu’on suit tous le même chemin suggéré par l’auteur. On parlait autrefois de maîtres et esclaves, aujourd’hui de clients et de fournisseurs. Nous sommes dans des systèmes pyramidaux où le nœud prime le lien. Si vous mettez un imbécile en haut de la pyramide, sa capacité de nuisance est énorme parce qu’il tient son statut de sa place dans l’organisation. Quand vous êtes en ordre coopératif maillé, tout change car c’est la capacité d’alliance avec un certain nombre de personnes qui va influencer tout le système. Et ce nouvel ordre, où le lien prime le nœud, prend de plus en plus d’importance. Alain de Vulpian nous dit que ce phénomène va produire un certain nombre de conséquences. Concernant nos étudiants de la Catho de Lille dont nous observons les manières de travailler, y compris sur Internet, il s’avère que l’ordre coopératif maillé les invite à chercher toutes sortes d’informations sur Internet sans en connaître les sources. Ce mode de récolte est extrêmement risqué. Il revient donc aux enseignants d’apprendre à leurs étudiants le discernement. Le rôle de tout enseignant d’université, c’est finalement de transformer l’information en connaissance. C’est le Professeur Pillet qui dit ça. Aujourd’hui, on est sur-informés, on parle d’infobésité ! Après on peut les accompagner à passer de la connaissance à la sagesse, puis à la spiritualité. Nous sommes sur une rupture d’ordre épistémologique qui va produire un certain nombre d’effets. Dont le passage du triangle au carré. Plus aucune entreprise n’échappe aujourd’hui à ce phénomène. En entreprise, nous centrions nos processus sur le client. On appelait ça le client au centre. En université, on cherchait à se centrer sur l’apprenant. A l’hôpital sur le patient. Et voilà que le triangle devient carré parce que le bénéficiaire revendique de plus en plus de monter en tête d’un carré où il est partenaire à part entière centré sur le bénéfice attendu. C’est le concept du consommacteur, du citoyen acteur. On passe de la collaboration à la co-élaboration. Et nous sommes un peu perdus parce que nous ne savons pas ce qu’est un management co-élaboratif. Comment passe-t-on à la pédagogie co-élaborative ? Ce sont des questions difficiles à appréhender, qui se posent dans tous les domaines. Il y a 20 ans quand on allait chez le médecin on arrivait avec des symptômes, on sortait avec une maladie. Aujourd’hui, le patient arrive avec une maladie qu’il a diagnostiquée sur Internet avant même d’aller voir son médecin. Il se dit même en mesure d’orienter les examens, veut avoir son mot à dire sur les prescriptions. De Vulpian parle d’effondrement des hiérarchies traditionnelles, de crise du sens. Dans les 3 grandes hiérarchies, la hiérarchie du savoir a basculé, celle qui m’incitait à atteindre un certain niveau d’expertise avant d’oser poser une question à un professeur d’université. Aujourd’hui les étudiants me posent des questions au bout de 3 semaines de cours, ou me disent qu’ils ne sont pas d’accord sur tel ou tel point. Le statut de la vérité pose question. La vérité en mode maillé coopératif, c’est une suite d’itérations suffisamment nombreuses pour s’assurer qu’on a produit collectivement quelque chose de vrai. C’est Wikipédia, plus fiable que l’Encyclopédia Universalis à condition que les experts qui écrivent un article soient suffisamment nombreux pour rentrer dans un dialogue. Même la vérité devient une convergence maillée et coopérative, alors que je viens d’un monde où la vérité était le statut de l’expert.  La hiérarchie des pouvoirs a également basculé avec la crise des autorités traditionnelles. L’autorité de l’État, l’autorité du professeur, celle du chef d’entreprise, etc. Je prépare un livre qui s’appellera L’extinction des dirigeants et l’avènement des grands reliants. On assiste également à l’effondrement des hiérarchies des avoirs. Les jeunes ont aujourd’hui et besoin de posséder des avoirs signifiants. Ils veulent y trouver du sens. La plupart des chefs d’entreprise me disent qu’ils ne parviennent pas à recruter. Et beaucoup me disent que s’ils ne savent pas donner du sens au travail proposé, ils ne pourront pas attirer les talents. On assiste à une chute vertigineuse chez les jeunes du désir d’entreprise et une augmentation vertigineuse du désir d’entreprendre. Les deux courbes sont en train de se croiser ! Ce qui signifie qu’ils ne voient pas comment projeter dans l’entreprise le mode maillé coopératif dans lequel ils sont en train de plonger. D’ailleurs on utilise encore cette expression terrible « offrir un emploi ». On ferait mieux de dire « merci de mettre votre talent au service de notre projet commun ». On doit aussi parler de la crise du sens liée au morcellement des proximités signifiantes. Que veut dire habiter aujourd’hui ? Jacques Arènes a écrit un magnifique livre L’humanité a perdu son toit. On voit de jeunes startupers beaucoup plus proches de partenaires qui habitent à des milliers de kilomètres que de leurs voisins physiques si l’on compte le nombre d’échanges quotidiens qu’ils entretiennent avec les uns et les autres. La notion de proximité est en train d’exploser littéralement, notamment en raison du nombre croissant d’hyper-nomades. Ils voyagent sans arrêt, ne connaissent même pas le nom du maire de leur domicile. Demandez aux personnes âgées qui vous entourent d’où elles sont, elles vous répondront immédiatement, sans hésitation. Posez la question à vos enfants, ils auront plus de mal à répondre. Ce morcellement des proximités participe à la crise du sens. La troisième transition est l’automatisation extrême. Nous sommes en train de passer de l’efficacité productive à l’intensité créative. Parmi les 3 piliers de l’économie néoclassique, le facteur de différenciation, ce qu’on appelle l’avantage comparatif, la productivité liée à l’automatisation et la spécialisation des processus de production. Ces 3 principes sont en train de voler en éclat. La différenciation avec la robotique intelligente, flexible, avec l’effondrement des coûts de la robotique, font que l’efficacité productive n’est plus différenciante. Pour expliquer ça à mes étudiants, je prends volontiers l’exemple de la râpe à fromage. C’est le meilleur rapport qualité/prix que vous allez attendre de cet objet. Vous êtes sur l’efficacité productive. En face un autre objet, un dessin tracé par Picasso sur un bout de nappe qui vaut plus de 100 000$ sur le marché de l’art. Là c’est une question d’intensité créative qui prévaut. La gaussienne de la valeur perçue par le client ne cesse de se déplacer d’année en année de  l’efficacité productive à  l’intensité créative. Il s’agit d’une rupture fondamentale. Les ressorts de l’économie de la créativité et de la connaissance ne sont pas du tout les mêmes que ceux de l’économie de l’efficacité productive. D’abord parce que l’économie matérielle est soustractive et que l’économie de la connaissance est sommative. Une autre dimension apparaît également, c’est que pendant 2 millions d’années, les valeurs ajoutées dominantes humaines, c’était la force et l’habileté. Quelqu’un qui n’en disposait pas ne pouvait pas nourrir sa famille ! Et c’était encore vrai il y a très peu de temps. On a ensuite utilisé l’animal pour démultiplier la force, puis la machine à vapeur, puis des robots de plus en plus sophistiqués. Ce qui signifie que nous sommes entrés dans une phase où nous avons falsifié le geste humain par le geste animal puis le geste technique. On pourrait dire substitué, je préfère falsifié. Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne dit que se libérer du fardeau de ce qu’elle appelle la nécessité est une quête ancestrale. On a donc vu arriver l’ingéniosité et l’intelligence, qu’on affectait plutôt au cerveau gauche même si l’on pense que ce n’est pas aussi simple que ça car il y a toutes sortes de dimensions qui interviennent. Donc déplacement vers  l’ingéniosité et l’intelligence avec une sorte de dictature des maths et de la physique. Dans les années 50, 70% des emplois se trouvaient dans le bâtiment et l’industrie. Aujourd’hui, on en compte moins de 20%.  Le basculement s’est fait dans le tertiaire. Il se trouve dans le tertiaire une part importante d’ingéniosité et d’intelligence. Un basculement important va se produire entre le tertiaire et le quaternaire. Qu’est ce que sera le quaternaire ? On est là au cœur du débat entre les économistes, ceux qui disent que Schumpeter est toujours vivant, qu’il y aura une destruction créatrice par l’innovation, et ceux qui disent que  Schumpeter est mort, en témoigne le livre de Luc Ferry, L’innovation destructrice. Je pense pour ma part que  Schumpeter est mort, que la création d’emplois ne se fera certainement pas dans les formes que l’on connaît aujourd’hui. On voit ce passage de  l’efficacité productive à l’intensité créative, et j’ajouterais l’économie de l’intensité relationnelle. Parce que la question clé va être dans ce processus de substitution du geste humain, depuis le geste du corps, physique, puis le geste mental, cognitif ou algorithmique, et on commence d’ailleurs à nous parler de geste du cœur, émotionnel – en témoigne la mention de l’empathie appréciée chez certains robots. On voit ce passage à l’économie de l’altérité. Il y a plein d’exemples. Regardez aujourd’hui on peut divorcer sur Internet. Mais on a imposé la présence d’avocats parce qu’on veut des vrais hommes et des vraies femmes. Le droit est typiquement un processus sans sujet si je reprends l’expression de Luc Ferry, puisque l’on crée des catégories sur lesquelles on édicte des règles, même si ces règles, dans le droit anglo-saxon, peuvent se modifier par la jurisprudence. A quoi sert un avocat ? Ça sert par l’altérité à éclairer le droit de la situation singulière dans laquelle le client se trouve. L’avocat a devant lui des êtres de chair et d’os qui ont un vécu singulier. C’est pareil pour la médecine. La médecine se réduit-elle à la technicité médicale ? Auquel cas vous pouvez discuter en salle d’attente avec un humanoïde qui vous pose toutes sortes de questions bien qu’il dispose déjà d’un certain nombre d’informations puisqu’il est connecté à votre dossier médical. Il est également coordonné à toutes les cohortes du coin pour savoir quels sont les microbes qui circulent. Avec toutes ces informations, il établit un pré diagnostic dont votre médecin va prendre connaissance. Ce dernier va vérifier 2 ou 3 choses avant de vous imprimer une prescription. La durée moyenne de la consultation n’a pas duré plus de 5 mn. Personnellement je préférerais avec ce concept de médecine intégrale que mon médecin me dise qu’il a pu traiter en 5 mn la part technique de la situation et que maintenant il a du temps à m’accorder sur toutes sortes d’autres sujets en lien avec ma complexité d’être humain. On pourrait parler de toutes sortes de sujets de cette manière. La question, c’est de savoir quelle part d’irréductible nos sociétés vont vouloir affecter à l’altérité. L’altérité vraie, humaine, physique, multi-sensorielle, la relation. Je suis lévinasien. L’infinie transcendance du visage de l’autre. Que va-ton conserver pour préserver notre pleine humanité qui relève de l’altérité ? Va-t-on vers une économie de l’altérité et du sens ? Je pense que oui mais là je sors de la partie objective de mon exposé et reconnais qu’il s’agit d’une prise de parti assez partiale. Je vous ai dit que j’avais fait un 49-3. Je pense que la montée en conscience écologique est une opportunité formidable de ce point de vue. Parce que c’est la première fois que l’humanité prend conscience qu’elle est en guerre avec elle-même. Autrefois on savait localiser l’ennemi. Aujourd’hui on se rend compte que nous sommes en train de nous auto-détruire. Comme le dit l’astrophysicien François Rodier dans son traité passionnant de thermo sociologie, notre humanité a perdu l’autopoïèse, c’est-à-dire la capacité à avoir des processus internes qui se renouvellent aussi vite qu’on transforme l’environnement. Nous devons absolument retrouver l’autopoïèse. Le seul moyen de le retrouver relève du vivant, avec des communautés en interaction à la fois à l’échelle locale et à l’échelle globale. La glocalité du vivant. Je fais une petite parenthèse. Quand on nous dit qu’on va vaincre la mort et la fragilité, il est d’abord question d’une imposture sur le plan philosophique car je rappelle que c’est le rapport à la fragilité, la nôtre et celle des autres, qui nous humanise, sans tomber dans le dolorisme. Mais si je sors de ce champ philosophique, toute l’histoire du vivant montre que le vivant a progressé vers la merveille que nous sommes devenus aujourd’hui, et qui n’est peut-être pas finie, au prix de deux forces. La force de conservation et la force d’altération. Le vivant a toujours migré vers la complexité parce qu’il était en interaction avec des éléments qui le fragilisaient. Il a toujours cherché à s’adapter. C’est l’autopoïese qui est à la base du vivant. Donc vaincre les fragilités et la mort, c’est vaincre la vie, tout simplement. La montée en conscience écologique est donc un vrai enjeu et l’avènement peut-être de l’économie symbiotique autour de la bifurcation. C’est-à-dire autour de l’invention d’une alliance entre la technosphère, la sociosphère et la sphère économique. On voit apparaître de nouveaux modèles. En Europe du Nord, certaines villes fonctionnent en économie circulaire intégrale. Tout s’appuie sur des fonctionnements coopératifs. Aux États-Unis, on commence à voir chez les makers des gens qui vivent très bien avec 200$. C’est le règne du DIY, le do it yourself . Ils font de la gestion coopérative, créent des ressourceries, etc. C’est encore un signal faible, moins d’1 % de l’économie mondiale, mais attendons de voir ce que ça va devenir. Paul Jorion, dans la préface de mon 4° livre, se montre sceptique sur mon idée de la révolution copernicienne de l’éthique par rapport à l’économique parce qu’il pense que nous n’arriverons jamais à ce schéma si nous continuons à confondre le prix et la valeur. Le marché des prix n’est qu’une mathématisation du marché de la valeur. Le marché n’est pas le marché des prix mais l’ensemble des échanges qui se passent dans les sphères privées et publiques. Il y a du don, du contre don, de l’altruisme, etc. et puis il y a la mathématisation de cette réalité. Le marché des prix est une représentation du marché des valeurs. L’altérité va-t-elle envahir le marché des prix ? Quelle valeur par le prix serons-nous capables d’affecter à l’altérité ? Concrètement en parlant de l’économie et de la sécurité sociale va-t-on laisser dériver le système vers une productivité optimale avec des médecins automatisés qui permettront de réduire les coûts, ou souhaitera-t-on une médecine basée sur l’altérité réelle et physique ? C’est une question importante. Finalement va-t-on attendre l’effondrement général qui va nous conduire à une sous-humanité ou va-t-on bifurquer ? Idriss Aberkane vous en avait parlé, même s’il a été un peu contesté sur ce sujet-là. Nous commençons à voir des signes intéressants, y compris dans les technosciences. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas traîner, car commence à monter dans la communauté mondiale un anti-scientisme primaire qui peut être dangereux, allant parfois jusqu’à une forme de radicalité. Alors imaginez s’il se faisait une alliance entre cette radicalité anti-science et les radicalités religieuses. On va s’amuser ! Nous voyons apparaître des pistes. Idriss Aberkane prend souvent l’exemple de la diatomée qui a une structure logique en silicium à 4 nanomètres produite dans l’eau de mer parfois polluée alors que nous devons de notre côté disposer de salles blanches et que le passage à 12 nanomètre coûte 14 milliards de dollars…  Reconstruire le monde de bas en haut, c’est l’objet de mon livre La fulgurante recréation. Vous pourrez y lire un échange entre Michel Rocard et moi. Il me dit « Monsieur le recteur, pourriez-vous me redonner un peu d’optimisme ? Le problème est de savoir qui va conduire ça ! Vous avez l’air de compter sur les politiques, alors que vous ne pouvez rien attendre d’eux. » Il dit qu’à l’époque des rois, on avait les bouffons qui pouvaient dire ce qu’ils voulaient devant les rois. Ils n’avaient juste pas le droit d’entrer dans la cathédrale. A partir du moment où on les y a laissés entrer, le politique a été réduit à l’impuissance. Il racontait qu’il était venu un jour défendre à la télévision une réforme fondamentale qui avait été ridiculisée au muppet show. Il a dû abandonner le projet. Je pense que c’est l’avènement des tiers lieux qui va nous permettre de retisser tout cela. Il y en a partout, les SEL, les AMAP, les Ruches, etc. Un tiers lieu est un espace non jugeant inclusif où l’on va construire l’éthique du vivre ensemble. L’idée s’appuie sur les thèses de Jürgen Habermas dans le champ de l’agir communicationnel. On construit les conditions d’un vivre ensemble dans des conditions difficiles. J’ai travaillé avec des enseignants qui me disaient que la classe était en train de perdre pied face à la cour de récréation. La classe est le lieu de l’ordre, du sens qui nous précède, de la transmission. Je rappelle que la démocratie n’a aucun sens si elle perd la capacité d’éduquer les peuples, s’il n’y a pas une montée en conscience citoyenne. Lisez Tocqueville à ce sujet. On voit bien à quel point cette question de l’éducation est au cœur du politique. La cour de récréation, c’est le lieu des alliances, de la résilience après la punition, du je, du jeu, de la créativité, c’est aussi un lieu maintenant connecté. Beaucoup de jeunes disent car ils en ont le sentiment, qu’ils apprennent plus dans la cour de récréation, mais aussi sur le campus, dans les associations, etc. que dans les cours. Cette constatation est assez redoutable car la cour de récréation, c’est aussi le lieu de la domination du plus fort, du racket, de l’exclusion. On pourrait d’ailleurs caractériser de la même manière le débat politique actuel. Alors certains enseignants disent qu’il suffit de mettre la classe dans la cour de récréation. Pourquoi pas mais dans ce cas, ce ne sera plus la cour de récréation ! Internet en faisant partie, produisant le meilleur et le pire. D’autres disent qu’il faudrait transformer la classe en cour de récréation. Oui mais à ce moment-là, où passe le sens qui nous précède qui s’appuie sur les valeurs qui fondent notre communauté ? Le tiers lieu, inclusif et non jugeant, permet de retisser du lien, conjuguant deux dimensions qui s’apparentent à la classe et à la cour de récréation, celle du sens, qui s’apparente au Surmoi, et en regard celle de la pulsion, de la créativité, à rapprocher du Ça. C’est ce qui est en expérimentation un peu partout dans le monde aujourd’hui. Beaucoup de politiques en ont compris la nécessité au niveau local. Walter Lippmann dans un livre, La cité libre écrit en 1937, « Le genre de révolution qui rendrait périmée l’économie marchande serait une série d’inventions permettant aux hommes, par leur effort individuel et sans avoir besoin de personne, d’obtenir un niveau de vie meilleur que celui auquel ils aspirent maintenant. » Il ne parle pas d’assouvir leurs besoins. On a ouvert le plus grand TechShop d’Europe sur la Catho avec la Société Leroy Merlin, 3000 mètres carrés, le DIY est permanent. C’est incroyable ! Y compris sur le plan de la résilience économique. Des gens qui travaillent selon des horaires irréguliers vont fabriquer eux-mêmes toutes sortes d’objets pendant leur temps libre. Ivan Illitch expliquait il y a quelques années qu’une voiture ne fait pas gagner de temps. A l’époque, un Français travaillait environ 2000 heures par an, il passait un peu plus du quart de son temps pour payer sa voiture. Illitch en déduisait qu’il passait environ 500 heures par an à payer sa voiture, et qu’au vu du nombre de kilomètres qu’il faisait en moyenne, il n’allait pas plus vite qu’à pied ! La voiture ne fait pas gagner de temps, elle fait gagner du délai. Ce n’est pas la même chose. Mais à faire les choses soi-même, on n’a pas la productivité, la compétence, la technicité, etc. et en plus on perd ce qui était le ressort principal de l’économie marchande : le raccourcissement du délai d’accomplissement du désir. C’est de ça dont nous sommes en train de sortir. Ce qui me fait plaisir et que j’observe chez les jeunes de plus en plus fréquemment, c’est à la fois le développement d’un hédonisme qui semble montrer la volonté d’un désir immédiat et la quête paradoxale parallèle de donner du sens à l’avoir. Je pense donc que la révolution copernicienne dont nous avons besoin, c’est la laïcisation de l’économie, non pas au sens religieux mais en nous considérant comme des homo œconomicus, c’est-à-dire des êtres rationnels qui faisons des choix coûts/bénéfices. Ce qui renvoie la question de la morale, des valeurs, voire de l’éthique à la sphère privée et individuelle. Si l’éthique ne renvoie pas à l’économique, si nous n’apprenons pas à piloter l’économique par l’éthique, ça ne va pas bien se passer pour les générations suivantes. C’est la raison pour laquelle je suis toujours très heureux, comme le dit Pierre Rabhi, d’être le petit colibri qui fait la part du job !

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Extraits du débat :

Comment voyez-vous l’enseignement dans 15 ou 20 ans ?

Je vais commencer par dire comment je ne le vois pas. A partir du moment où comme je l’ai expliqué je pense que nous sommes en train d’entrer dans une civilisation de l’altérité, je pense saugrenue l’idée qui nous vient de nos amis américains que l’on pourrait substituer le geste pédagogique et le geste éducatif, falsifier comme je le disais. A chaque fois qu’on automatise, qu’on remplace un geste humain, qu’il soit du corps, du cœur ou de la tête, par un geste technique, on réalise une opération d’extension et de performance mais en même temps, on opère une réduction. Ce ne sera jamais la même chose d’être conduit par sa Google car ou par son épouse ou son mari.  Ce ne sera jamais la même chose d’être soigné par des plantes ou par des gélules même si celles-ci suivent très exactement la composition chimique de la plante. En tenant compte de la dimension ontologique de la plante, on sait bien que celle-ci ne se réduit pas à sa composition chimique. L’altérité de l’humain suit cette même idée. Jean Vannier dit que pour changer le monde, il suffirait tout simplement qu’on sache dire à l’autre qu’on a besoin de lui, que nous lui révélions ainsi qu’il est plus que lui-même.

Je reviens à votre question, l’acte d’éduquer qui mène à l’apprentissage de penser par soi-même ne se réduira jamais à la transmission des savoirs formels. Nous devons dans ce sens à la culture américaine des universités. Notre université mène à des enseignements assez formels, or le monde aujourd’hui évolue dans la complexité, c’est-à-dire dans les interactions, la surface des savoirs et la mise en abyme. On ne peut pas être spécialiste en tout, nous nous nourrissons du savoir des autres. Alors dans l’éducation, nous devons séparer ce qui relève d’un niveau d’instruction, qui passe par l’incontournable lire, écrire, compter. A cet égard, je suis stupéfait de constater l’appauvrissement du langage de certains étudiants en master. Le langage c’est la nuance, la modération, l’armement contre les radicalités intellectuelles. Nous devons travailler dans cette direction, y compris via des serious games très bien faits. Je pense que la transmission du savoir formel peut passer par des supports techniques. En revanche le sens de ce savoir formel et sa traduction dans la connaissance et dans la compétence demandent l’exercice d’une altérité vraie, humaine, qui va bien au-delà du savoir formel. Je pense donc que les universités de demain doivent miser sur l’expérience étudiante. Nous nous sommes lancés à la Catho de Lille dans l’objectif zéro carbone. On espère atteindre sur le campus zéro carbone en 2021. Dans un contexte universitaire traditionnel, on imaginerait accompagner la transition énergétique en proposant des cours théoriques sur ce thème, dans des bâtiments qui dilapident le carbone. L’expérience étudiante devra s’intégrer au savoir. C’est pour cette raison que nous essayons de penser l’université comme un écosystème ouvert, intégré au monde, en lien avec toutes les parties prenantes, les entreprises, des personnes de tous âges, pour inventer et mettre en place des expériences qui vont permettre aux étudiants de recréer le monde pour y trouver leur place.

Au sujet de cette nouvelle génération de l’intelligence artificielle, que pensez-vous de cette fameuse AlphaGo Zéro qui apprend par elle-même ?

Cette machine vient de perdre à un jeu dans lequel il y a une dimension prise de risques et qui fait appel aux émotions. Si je prends l’exemple de mon iPhone, je ne sais pas si vous imaginez toute la complexité qui se trouve dans cet appareil. Les codes correcteurs d’erreurs pour le faire fonctionner sont aussi complexes que la conception même du système. Ça donne une idée de la conception humaine. Au fond, on peut penser que nous nous réduisons à des équations biochimiques, bien que ce point de vue soit déraisonnable sur les plans philosophique et scientifique. Peut-être avez-vous vu certaines expériences faites sur des machines. L’une a été mise en œuvre sur Twitter, capable d’interagir avec une communauté. Au bout de 3 semaines il a fallu l’arrêter, elle faisait la promotion du nazisme parce qu’elle a été alimentée avec du contenu provenant de hackers. L’autre concernait deux machines qui ont peu à peu développé un langage qu’on ne comprenait plus. On ne parvenait même plus à les stopper. Le problème de ces engins lorsqu’ils sont mis en réseaux, c’est qu’ils se dupliquent à toute vitesse dans le monde entier. Nous devons être extrêmement vigilants.

Avez-vous des blattes parfois chez vous? La blatte offre une caractéristique extrêmement intéressante, elle a ses terminaisons nerveuses sur le dos. Vous savez qu’aux États-Unis on a très peur du Big One, un tremblement de terre massif. Dans ces circonstances, ce que l’on craint le plus c’est de ne pas retrouver des personnes vivantes enfouies sous terre. On a heureusement l’aide des chiens. Un ingénieur Américain a mis au point une minuscule puce avec un détecteur infra-rouge et un générateur basse fréquence qu’on plante sur le dos d’une blatte. On peut ainsi tracer l’insecte avec une tablette. En cas de catastrophe, on peut piloter la blatte à distance et l’inciter à se rapprocher de la source chaude et ainsi retrouver des individus. Ce type de découverte ne pose bien sûr aucun problème éthique puisque l’on sauve des vies humaines. Une société de marketing a acheté le brevet en 2012 pour développer un jouet à 47$ qui permet une fois la blatte capturée de monter sur son dos le petit dispositif et de piloter l’insecte partout dans la maison, le lit des parents, etc. Qui d’entre vous achèterait ce jouet ? Quand on pose la question à des étudiants d’une vingtaine d’années, 20 à 25 % sont enthousiastes. Ce qui me paraît intéressant, c’est toujours de susciter un dialogue entre ceux qui sont pour et les autres. Certains sont choqués par le fait de prendre le pouvoir sur quelque chose qui relève du vivant, d’autres disent qu’il ne s’agit que d’une blatte, une sorte plante à pattes pensent-ils. Une fois la discussion entamée, je leur propose d’imaginer de remplacer la blatte par une souris. Les derniers sont moins emballés parce qu’elle peut crier ! Vous voyez, on entend toutes sortes de choses. Je me pose la question de savoir quels sont les lieux aujourd’hui où l’on peut réfléchir de cette manière. Sans faire le vieux, de notre temps, il y avait les syndicats, les partis politiques, les lieux d’éducation populaire. Aujourd’hui quels sont les lieux où l’on peut mettre en question les points de vue moraux comme celui-ci avec quelqu’un qui s’assure que l’on est dans un vrai dialogue ou tout le monde écoute et respecte la parole de l’autre. C’est le rôle des tiers lieux et probablement celui des universités.

Je reviens sur la question des nœuds et des liens. Quel rapport peut-on faire avec le monde de la finance ? A partir du moment où tout va être mis en réseau, comment voyez-vous l’évolution de ce monde assez hiérarchisé et contrôlé ?

La transaction haute fréquence, c’est-à-dire automatisée, n’est contrôlée par personne. Elle couvre entre 25 et 30 % des mouvements. Ce ne sont plus les hommes qui décident mais des machines en fonction du réseau. Je me souviens d’un jour où une personne âgée se trouvait à la maison. Nous regardions à la télévision une émission où l’on voyait qu’une fibre optique était tirée pour gagner 27 millisecondes sur la vitesse des transactions haute fréquence. Cette opération qui allait coûter 300 millions de dollars serait amortie en 12 minutes. Comment voulez-vous que cette personne âgée ne pense pas qu’on a perdu le sens commun ?

Aujourd’hui, le milieu financier, ce sont des opérateurs qui agissent un peu partout dans le monde et qui ont créé un cybionte, une espèce de réseau d’êtres hybrides faits de chair et de machines assistées par des calculateurs. Il s’agit d’un réseau d’intelligences en interaction permanente, un processus sans sujet comme le nomme Luc Ferry. Dominique Lambert, professeur à Louvain, travaille beaucoup sur ce qu’il appelle la responsabilité ultime. C’est là que les politiques et la démocratie ont un rôle à tenir. Nous devons préserver coûte que coûte cette responsabilité ultime. Prenez l’exemple de Google car. Ça marche aujourd’hui. Et toutes les études ont montré que si on généralisait ce système, on réduirait d’à peu près 80% la morbidité sur la route. C’est évidemment beaucoup plus fiable que les conditions de circulation actuelles. Sauf qu’il y a un problème qu’on appelle le dilemme tragique, et quelle que soit la technologie utilisée, on ne peut pas l’éviter. Dans le cas de la voiture, ce dilemme tragique se situe entre protéger les enfants qui se trouvent à l’arrière ou une femme enceinte qui traverse sans regarder. Le fantasme de la reprise en main est complet puisqu’il faut 7 secondes à l’humain pour reprendre la main en cas d’accident. 7 secondes pour situer le contexte, comprendre ce qui se passe, etc. Quel algorithme va-t-on implanter ? Chez Mercedes, selon le principe de l’économie laïcisée, les Allemands ont choisi de protéger les occupants du véhicule. Ils ont dû abandonner l’idée en raison du tollé qui s’est manifesté sur les réseaux sociaux. En France, Renault voulait intervenir dans le sens inverse de la vulnérabilité des personnes. On protège d’abord les piétons. Les Américains définissent 12 profils, vous en choisissez un en montant dans la voiture et vous calculez en temps réel la valeur de votre police d’assurance en fonction de tous les événements qui peuvent advenir. Qui va légiférer ? En droit, il existe un point fondamental qui s’appelle la responsabilité indirecte. Si vous êtes ingénieur chez Airbus et qu’il est prouvé que l’avion sur lequel vous avez travaillé présentait un dysfonctionnement, vous allez en pénal. Comment établir une responsabilité indirecte sur un tel dispositif ? On voit bien qu’à chaque fois qu’on pousse la question de la responsabilité multiple, on en vient à la question du processus sans sujet. Par ailleurs, on n’a pas pris en compte tous les cas où c’est l’intuition humaine qui a évité l’accident. Pour les milieux financiers, c’est la même chose.

Que pensez-vous de la dématérialisation de l’argent ?

C’est sans doute ce qui explique la montée en puissance des monnaies locales. Ce n’est pas tellement la dématérialisation, c’est que les monnaies aujourd’hui n’ont plus de valeur explicite. Elles n’ont plus de sens, offrent une apparence neutre. C’est ce que vous allez faire avec qui est signifiant. C’est en France que les monnaies locales fonctionnent le moins bien. La monnaie locale est une monnaie signifiante. La dématérialisation de la monnaie explique que l’on ne sait plus donner du sens à l’acte d’achat dans ce qu’il produit économiquement en termes de solidarité. C’est ce qui se produit pour l’impôt, beaucoup de gens renâclent à le payer parce qu’ils ne voient pas comment cet argent est utilisé. Aujourd’hui, ils n’ont plus l’impression de contribuer à quoi que ce soit, les choses sont devenues tellement complexes. C’est important aujourd’hui de redonner du sens, d’où les nouvelles formes de solidarité, comme dans le don contre don. Mais tout le monde ne peut pas se mettre à dématérialiser. Prenez le techShop, en vous formant pendant 2 heures sur une machine-outil, vous pouvez fabriquer vos meubles, une femme peut se fabriquer elle-même une robe en utilisant un logiciel qui lui permet de la dessiner un ordinateur, elle vient au techShop et repart une heure après avec sa robe. Elle peut aussi en fabriquer pour d’autres personnes. Tout cela va échapper à la taxation. On recrée ainsi des services, mais non monétarisés. La résilience économique apparaît aujourd’hui, ce n’est plus un signal faible. Le modèle économique de l’État distributif qui pompe l’économie réelle pour financer la solidarité, la police, la justice, la santé et l’éducation risque d’être mis en danger. Alors comment fait-on ? Certains disent qu’il faut développer les services coopératifs. C’est là que je pense que la dimension écologique joue vraiment. L’économie circulaire en témoigne. Je voudrais dire à cet égard que la Chine entre clairement dans une ère écologique. Avec ce système parallèle, on risque de revenir à des communautarismes et à des milices. Il y a des sujets lourds ! C’est la raison pour laquelle il me semble urgent d’organiser en France un grand débat autour de la question « Que voulons-nous mettre dans le bien commun ? Et quels sont les espaces dans lesquels nous allons ouvrir la co-élaboration ? »  car on ne pourra plus à l’avenir financer tout ce que nous finançons aujourd’hui.

L’action machine, qui remplace l’action humaine, n’est pas de même nature. Ne pensez-vous pas que cette action pourrait devenir similaire si la machine devenait « individu » ?

Nous sommes là dans un débat philosophique profond. Qu’est ce qui fonde notre état d’homme libre ? Nous ne sommes pas un objet mais un sujet parce que nous ne sommes pas produits mais créés. Hors de la dimension religieuse. Ce qui fonde notre liberté et notre singularité, c’est que nous ne sommes pas réduits à l’objet du désir de nos parents. Bien sûr que nous sommes influencés par notre patrimoine génétique, par des données socio-économiques, mais nous pouvons toujours conserver ce petit fond de liberté qui nous permet de suivre, comme le disait Emmanuel Mounier, des valeurs qui sont plus que nous-mêmes. Si demain nous choisissons des ovocytes, si nous achetons les enfants comme on achète autre chose, on réduira l’enfant à l’objet du désir.

Pour moi il n’y a pas de danger parce que les processus linéaires déterministes, à partir du moment où ils se combinent dans une interdépendance, créent l’imprédictibilité. Je vais vous raconter une histoire pour éclairer cette théorie. Il est 2 heure du matin, vous êtes dans un brouillard épais. Vous avez heurté un arbre avec votre voiture, impossible de sortir de votre voiture et votre portable a été éjecté. Vous êtes en train de mourir et vous vous demandez ce que vous fichez là. Votre premier réflexe, qui s’appuie sur la causalité linéaire déterministe, vous incite à vous repasser le film de l’accident en essayant de comprendre ce qui s’est passé et vous repensez au lapin que vous avez essayé d’éviter. Ensuite vous pensez à l’abruti qui a planté un arbre précisément sur votre trajectoire. Et là vous passez à la causalité du hasard, qu’on a appelé longtemps la providence. Sauf que les modèles mathématiques montrent l’irréductibilité de cette équation. Vous commencez donc progressivement à arriver à ce qu’on appelle la causalité complexe. Je continue l’histoire. Vous vous demandez pourquoi vous avez pris votre voiture en pleine nuit dans le brouillard. Homo economicus. Coût/bénéfice. Votre épouse avait mal à la tête, vous avez comparé la solution d’aller chercher un médicament ou de ne rien faire et vous avez privilégié la première solution parce que vous alliez passer pour un héros, que vous alliez peut-être avoir droit à un câlin alors que vous risquiez de pâtir de la mauvaise humeur de votre épouse si vous n’y alliez pas. Causalité rationnelle. Et puis d’un seul coup, vous avez pensé à l’amour que vous lui portez, à sa souffrance, à l’infinie transcendance de son visage, et vous avez décidé d’y aller par amour. Causalité de l’altérité. Vos humanoïdes ne parviendront pas à cela.

A travers vos propos, en le disant discrètement, ne prônez-vous pas un modèle de société qui conduit vers la décroissance, notamment lorsque vous parlez de la jeunesse ?

Probablement, mais à condition que l’on définisse ce qu’est la croissance. S’agit-il de la décroissance du PIB, ou la décroissance du bonheur, ou de la décroissance de l’avoir au sens de sa démonétisation, l’ambiguïté qu’on a créé entre le prix et la valeur ? Si je n’en parle pas, c’est que je crois ce débat pipé d’avance. Je pense que nous nous trompons en discutant de croissance et décroissance. Le débat est ailleurs. Il s’agit d’un autre paradigme. Quand on parle de croissance verte, on pense qu’il s’agit de l’industrie du futur qui va créer de l’emploi, donc des salaires, de la taxation, de l’impôt, du bien commun et de la sécurité. Je pense que ce modèle-là doit être réinventé de fond en comble. Nous sommes en quelque sorte piégés par les mots. Si j’entre dans un débat croissance / décroissance, je risque de me tromper de sens. On peut entrer dans une société de croissance dans l’économie symbiotique. C’est-à-dire autour d’une nouvelle alliance entre la technosphère et la sociosphère. Il existe une ville au Danemark quasiment autonome. Comment voulez-vous évaluer s’il y a ou non croissance ? Les habitants de cette ville disent que le bonheur ne cesse d’y croître.

Depuis combien de temps avez-vous mis en place les tiers lieux de l’université de Lille dont vous nous avez parlé et avez-vous commencé à constater des effets dans la formation des jeunes ?

On mesure des effets dans l’attractivité des entreprises. Pas encore dans la formation des jeunes. D’abord parmi nos 30 000 étudiants, seuls 2 ou 3 000 vivent des expériences concrètes et mesurables dans ces écosystèmes. Les autres sont baignés dans un je ne sais quoi d’indicible en termes de créativité, selon leurs propres mots. Par contre nos ateliers de codesign fonctionnent bien. Aujourd’hui, nous gérons plus de 200 projets d’innovation par an, apportés par les entreprises qui sont très intéressées par la variété des compétences que nous mettons à leur disposition. Nos équipes pluridisciplinaires sont constituées d’étudiants en électronique, informatique, droit, etc. Nous avons réduit à 50 % la formation académique de nos étudiants. Le reste du temps, ils sont baignés dans un explosens.

Les entreprises envoient-elle certains de leurs collaborateurs dans ces formations ?

Ce ne sont plus tellement des formations. Les entreprises y envoient leurs chefs de projet . Et maintenant ça va plus loin car de plus en plus de dirigeants d’entreprise se rendent compte que leur business model est mort et ils viennent le réinventer dans ces écosystèmes avec des jeunes. Ceux-ci apportent aujourd’hui la nécessité de donner du sens. Et c’est là que l’éthique intervient. Si l’innovation a une esthétique en soi, si elle accélère le processus de création, elle va accélérer aussi la vitesse à laquelle on va aller dans le mur. Nous souffrirons donc moins.

Vous avez parlé de 50 % d’enseignement académique. Comment se passe la validation du diplôme ? C’est la Catho de Lille qui propose sa propre certification ?

Sur les écoles d’ingénieurs, nous n’avons pas trop de problèmes car la commission des titres et assez souple sur ces affaires-là, de plus en plus convertie à la pédagogie par projets. Dans les corps facultaires, on délivre des masters où l’on est contraint de présenter des maquettes, et là c’est plus compliqué car l’université publique reste très attentive à l’évaluation des contenus. Il y a une vraie révolution à conduire. L’évaluation des compétences transverses, de la créativité, de la capacité à co-designer, à co-élaborer. C’est fou de constater qu’un prix de conservatoire de piano n’a rien à voir avec un master. L’enfermement sur la question de la discipline est complètement suranné.

J’ai deux questions. D’abord quid de l’intérêt du principe de précaution dans une société confrontée à la transition fulgurante ? Ma deuxième question vise à savoir si les bases philosophiques qui aident à accompagner la jeunesse dans sa quête de  sens ont changé ?

Votre première question est redoutable car le principe de précaution poussé à l’excès est le contraire de ce que je vous ai dit. Il peut devenir réducteur de liberté pour l’homme sujet par un certain nombre de modélisations de corrélations qui ne sont pas de la causalité. Celles-ci risquent de faire intervenir des pouillèmes de risques. On ne peut pas tendre vers le zéro risque car on a besoin d’avoir du jeu et du je ! C’est un piège terrible car si nous continuons à rentrer dans une précaution absolue, on en arrive à des paradoxes ingérables. Prenez par exemple les vaccins. Les gens qui refusent la vaccination ne tiennent pas compte du fait qu’on a éradiqué un certain nombre de maladie grâce aux vaccins. Je pense à St Paul qui disait « quand je crois faire le bien, je fais le mal, et quand je pense faire le mal, je fais souvent le bien. »

Concernant votre deuxième question, je pense que c’est l’holoptisme qui change chez les gens. Je considérais autrefois le passage du local au global au travers du prisme politique, syndical, etc. J’avais des intermédiaires qui m’aidaient à transformer un désir local de plus de justice en un projet politique explicite. J’étais militant de l’éducation populaire, on passait des week-ends entiers à refaire le monde. Aujourd’hui ceci n’est plus offert aux jeunes. Ils sont renvoyés à eux-mêmes pour construire une sorte d’équation entre les décisions qu’ils doivent prendre au quotidien et ce qu’ils ont compris de ce qui pourrait être bien pour le monde.  A tel point qu’un certain nombre d’entre eux décident que finalement, le monde est trop compliqué pour eux. Ils se replient donc en disant qu’ils sont contents de faire le bien autour d’eux et qu’ils n’ont pas envie de s’enquiquiner à voir plus loin puisque de toute façon, ils seront impuissants. J’ai observé cet état d’esprit chez un couple de jeunes qui distribuaient de la soupe à des migrants à Calais. Ils assistaient en même temps que moi à une conférence qui portait sur la complexité de l’accueil des migrants avec des schémas, des courbes, etc. La salle écoutait un peu médusée l’expert qui intervenait. L’un des jeunes s’est levé et a dit « c’est très intéressant ce que vous nous dites mais que voulez-vous, quand je croise trois migrants, moi je leur donne de la soupe . »  Quand on rentre dans de grandes équations globales, on ne sait plus très bien où est le bien, où est le mal. C’est ce qui explique le retour de plus en plus répandu à l’action locale. Ce qui est traité dans le film « Demain ». C’est cet état d’esprit que je repère très fort aujourd’hui.

 

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

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