j'adhère au cera

Mondialisation et Civilisations : quelles valeurs pour le XXIème siècle ?

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 2 avril 2010

 

Présentation d’André COMTE SPONVILLE par Stéphane PETIT

André COMTE-SPONVILLE se définit comme un philosophe matérialiste, rationaliste et humaniste. Il est membre du Comité Consultatif National d’Ethique, a publié de nombreux livres, traduits en 24 langues. Il tient une chronique dans le magazine « Le Monde des Religions » et dans l’hebdomadaire « Challenges ».

Je rappelle la définition de la philosophie de notre expert « Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée ». Une des questions que l’on a envie de lui poser aujourd’hui dans cet esprit est la suivante : « Sagesse et citoyenneté sont-elles deux valeurs à cultiver ? »

 

André COMTE-SPONVILLE

« Mondialisation et Civilisations : quelles valeurs pour le XXI° siècle ? », autrement dit, quelles valeurs pour aujourd’hui ?

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New-York, des attentats de Madrid en 2004, de Londres en 2005, sans parler de ceux, nombreux et plus meurtriers encore qui auront lieu à l’avenir, nous assistons au « choc des civilisations ».

 

Je vous propose de traiter la question qui nous intéresse aujourd’hui selon trois parties :
– Sur le thème de la mondialisation et des civilisations. Toutes les civilisations sont-elles égales ?
– Concernant les valeurs du XXI° siècle. Que reste-t-il de l’Occident chrétien quand il n’est plus chrétien ?
– L’humanisme et sa conscience des limites de la démocratie et du Marché.

 

Je commence donc par cette interrogation « Toutes les civilisations sont-elles égales ? »

Tout à l’heure, j’évoquais les attentats de New-York, Madrid et Londres, spectaculaires et tragiques, qui nous ont tous plongés dans des abîmes de perplexité. Ces événements semblaient confirmer la thèse de Samuel P. Huntington développée dans son ouvrage Le Choc des civilisations paru en 1996. L’auteur traitait de l’histoire de notre monde au XX° siècle, organisé entre socialisme marxisme et capitalisme libéral. Après la rupture entre l’Est et l’Ouest, c’est entre le Nord et le Sud que se produirait le conflit. L’opposition désormais existerait entre les civilisations arabo-musulmanes et occidentales. Qui dit conflit, dit qu’il nous faut choisir notre camp. C’était plus simple il y a quelques années de choisir l’Ouest, puis le Sud. Aujourd’hui, le choix s’avère plus compliqué dans la mesure où nous avons tous été élevés dans l’idée que toutes les civilisations se valent. Comme la thèse d’Huntington était inconfortable, on a décidé qu’elle était fausse. Les événements du 11 septembre 2001 ont démontré qu’elle ne l’était pas !

Nous nous trouvons aujourd’hui dans un désarroi dont je vais vous aider à sortir en vous disant que toutes les civilisations ne sont pas égales !

Une civilisation regroupe un ensemble de cultures. Ces dernières constituent chacune un ensemble de valeurs, croyances, savoirs et savoir-faire propres à une population. Toutes les cultures ne se valent pas sur ces plans.

 

Je vais, pour illustrer mon propos, vous rapporter deux anecdotes. La première s’est produite lors d’un échange avec le plus jeune de mes fils, âgé de 15 ans environ au moment des faits. Berlusconi venait de parler de la supériorité de la civilisation judéo-chrétienne sur la civilisation arabo-musulmane. Ce parti-pris avait choqué mon fils. Je lui ai tendu un peu la perche en lui demandant « Qu’est-ce qui te choque la dedans ? Berlusconi n’a pas complètement tort, mais il n’a certes pas raison ». Et ce parce que l’on confond trop souvent les deux assertions suivantes : « Toutes les civilisations sont égales en faits et en valeurs » et « Tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité ». Rien ne permet de passer de l’une à l’autre.

 

La seconde anecdote se situe au cours d’un débat public organisé il y a des années par des étudiants de l’Alliance Française à Paris. Suite à un article intitulé « Réinventer l’Orient » que j’avais fait paraître dans le quotidien Le Monde dans lequel je défendais l’intérêt de la coexistence de plusieurs cultures, ils m’avaient invité autour du débat «  Toutes les cultures se valent-elles ? » J’étais le « gentil » parmi d’autres, face à Alain Finkielkraut qui jouait le rôle de « méchant » censé défendre la culture européenne. Et là, ô surprise ! Nous avons tenu grosso modo des propos fort proches. Divers points de vue se rencontrent bien sûr autour de la question « Toutes les cultures se valent-elles ? » Les points de vue théologique, subjectif et objectif, scientifique.
– Sur un plan objectif, oui, elles se valent toutes, tout en ne valant rien. Cette égalité n’est en aucun cas mesurable. Comme en géométrie où aucune figure n’est supérieure à une autre.

Si tout se vaut, rien ne vaut. C’est la définition même du nihilisme, à la fois démobilisateur et mortifère.

En tant qu’être humain, sujet pensant, nous avons besoin d’un 2° point de vue :
– Cette question est bien plus compliquée et intéressante sur un plan subjectif. Il m’est difficile de m’interroger sur les valeurs respectives de chaque civilisation, compte-tenu que j’appartiens soit à la civilisation judéo-chrétienne, soit à la civilisation arabo-musulmane. Mes valeurs de références relèvent par conséquent de l’une ou de l’autre. Selon mon appartenance, je vais conclure que « ma » civilisation détient la vérité. Il s’agit là de ce que Claude LEVI-STRAUSS appelait le relativisme sans appel. Ce relativisme sans appel me guide à partir du moment où j’estime que Dieu n’existe pas.

Nous relevons d’une société, d’une culture, d’une civilisation et pensons « Je n’ai à aucun titre le droit de juger des valeurs des diverses civilisations ». C’est ce qui explique que de nombreux débats contemporains confondent nihilisme et relativisme sans appel.

Imaginez que je vous dise « l’amour est relatif à l’histoire » ou « l’amour est relatif à la sexualité » ou encore « l’amour est relatif à la société ». Ces différents postulats situent l’amour sur des plans radicalement différents sans pour autant que certains soient plus justes que d’autres. L’idée même qu’il n’existe qu’une seule vérité est fausse. Je suis un intellectuel européen de mon époque. Dans ce cadre, à la question « toutes les civilisations se valent-elles ? » Je réponds « non » ! Il n’est pas question que je fasse semblant d’être ce que je ne suis pas.

Personne ne peut nier l’étonnante supériorité de la civilisation de l’ancienne Egypte sur les autres civilisations européennes. Je ne choque personne en disant cela. De même, lorsque je parle de la supériorité de la culture grecque du V° et IV° s. av. J.-C. sur les autres cultures européennes (gauloise, étrusque, etc.), ou de la supériorité de la civilisation arabo-musulmane (X° et XI° s.) sur d’autres qui croupissaient dans le Moyen-âge, la supériorité italienne aux XIV° et XV° s., en termes d’humanisme, de tolérance, d’ouverture et d’intelligence, ça ne choque personne.

Tout le monde est d’accord pour reconnaître qu’il a existé des cultures et civilisations supérieures à d’autres. Pourquoi cet état de fait n’existerait plus aujourd’hui ? Ce raisonnement relève de la bonne foi.

 

Dire que toutes les civilisations se valent n’est pas défendre les droits de l’homme. C’est précisément le contraire !

Je reviens à l’échange que j’avais eu avec mon fils sur la question de la supériorité de telle ou telle civilisation. Il est indéniable qu’une civilisation qui affirme l’égalité entre les hommes et les femmes est supérieure à une civilisation qui enferme ces dernières. De même, une civilisation démocratique qui affirme l’égalité des droits des citoyens est supérieure à une autre qui s’appuie sur une autorité transcendante.

Je n’ai aucune hésitation à dire que notre civilisation est supérieure à celle de Ben Laden. Pour autant, j’estime que Berlusconi a tort. Son erreur est de poser la question en des termes généraux qui bloquent la pensée plutôt qu’ils ne l’aident à progresser.

Il me paraît nécessaire de se poser la question de la nature de la civilisation judéo-chrétienne. On s’aperçoit très vite que tout ce qui la compose est loin d’être homogène. Prenez par exemple Jean-Marie LE PEN et l’Abbé Pierre, l’Inquisition et Mère Teresa ! De même, la civilisation arabo-musulmane compte Avicenne et le Mollah Omar, le Commandant Massoud et Ben Laden, la culture andalouse  et les Talibans !

Croire que tout est bon d’un côté et mauvais de l’autre est absurde. Il convient de s’informer et de faire le tri. Ce qui donne tort à Berlusconi comme à la thèse de Samuel P. Huntington, c’est qu’il existe des démocrates musulmans comme des fascistes judéo-chrétiens. Une culture démocratique est supérieure en faits et en valeurs à une culture fascisante.

Les différentes civilisations, du fait même de la mondialisation, seront de moins en moins homogènes et immuables, et les interconnexions de plus en plus nombreuses.

Je vous propose de faire ensemble une expérience de pensée. Imaginons 4 jeunes cadres d’une trentaine d’années, un Français, un Marocain, un Américain et un Japonais. Ils ont la même formation (peuvent avoir étudié ensemble dans une école Suisse par exemple), se nourrissent de manière semblable (dans des restaurants de toutes nationalités aux 4 coins du monde), écoutent à peu près les mêmes musiques (si ce n’est que le Japonais joue merveilleusement du Schubert, le marocain adore le jazz, le Français préfère la musique orientale et l’Américain la variété française), ils regardent les mêmes films, lisent les mêmes livres, travaillent dans une même entreprise multinationale, échangent ensemble le plus souvent en anglais sur Internet.

Leurs valeurs sont laïques, démocrates, respectueuses des droits de l’homme.

Ces 4 personnes se connaissent, se comprennent et s’entendent beaucoup mieux que leurs grands-parents ne le faisaient. Ils n’ont plus de raison de se faire la guerre. En 1920, un jeune Japonais n’avait rien à dire à un jeune Français.

Cette mondialisation culturelle est avant tout une bonne nouvelle !

Le conflit aujourd’hui oppose la civilisation mondiale (nos 4 jeunes cadres) et tous ceux qui sont contre les valeurs démocratiques, craignent pour leurs petites propriétés, défendent leurs petits pouvoirs, de Le Pen à Ben Laden, en passant par José Bové. Pour ma part, je choisis mon camp sans hésiter !

 

Le processus de constitution de la civilisation mondiale s’appuie sur divers personnages, véritables icônes de la civilisation mondiale :
– Tout le monde se sent plus proche de cet homme que du roi d’Angleterre qui régnait à son époque ! George V est mort. Gandhi reste vivant dans nos cœurs.
– Le pasteur Martin Luther King n’appartient pas à notre civilisation, pourtant nous nous sentons tous proche des valeurs qu’il professait.
– Nelson Mandela fait l’unanimité par son charisme, son intelligence, son humanisme extraordinaire. C’est grâce à lui qu’un bain de sang a été évité en Afrique du Sud.
– Le Dalaï Lama m’éclaire pour ma part bien plus que ne le fait Benoît XVI qui n’intéresse que les chrétiens.
– Taslima Nasrine, condamnée à mort par fatwa pour avoir affiché son athéisme nous touche tous.
– Les étudiants Chinois de la Place Tien An Men massacrés pour avoir réclamé la démocratie aux cris de « Liberté, égalité, fraternité » sont bien évidemment de véritables icônes pour le monde.

 

Ben Laden avait compris que j’ai raison, c’est pour cela qu’il a fait en sorte de me donner tort en organisant les attentats du 11 septembre 2001. Il a décidé de commettre des actes terroristes lorsqu’il a senti qu’il perdait son pouvoir sur les jeunes musulmans. Sa conception de l’Islam se réduira comme une peau de chagrin au cours du temps. Son recours au terrorisme illustre un durcissement du choc entre les civilisations, qui ne va en aucune façon briser le cours de constitution de la civilisation mondiale.

La laïcité permet de confronter et d’intégrer nos différences. Mais il faut qu’elle dispose d’un contenu pour ne pas être fragile à l’image d’une coque vide.

 

J’aborde maintenant ma deuxième partie concernant les valeurs du XXI° siècle. Que reste-t-il de l’Occident chrétien quand il n’est plus chrétien ?

Le passage au 3° millénaire s’est accompagné d’une préoccupation particulière à l’égard de nouvelles valeurs. Je me souviens de la façon dont un journaliste me pressait, à la veille de l’an 2000, de lui faire part de nouvelles valeurs comme d’un scoop !

Mais de quelles valeurs voulait-il que je lui parle ? En termes de valeurs, vous n’avez pas vraiment le choix. Vous avez forcément recours à celles que vous avez reçues. Il n’est pas question d’en inventer !

Au VI° s. av. J.-C., aux 4 coins de la planète, des individus disent, sans se connaître, à peu près la même chose en matière d’éthique. Il s’agit de Bouddha en Inde, de Lao-Tseu et de Confucius en Chine, de Zoroastre en Perse, des prophètes Hébreux, des philosophes présocratiques,…

Ils déclarent ainsi que la sincérité vaut mieux que le mensonge, que la générosité vaut mieux que l’égoïsme, que le courage vaut mieux que la lâcheté, que la compassion vaut mieux que la cruauté, que l’amour vaut mieux que la haine,…

Il ne s’agit donc pas d’inventer de nouvelles valeurs mais de se montrer fidèle aux valeurs anciennes et d’assurer leur transmission. La fidélité étant ce qui demeure de la foi lorsque l’on a perdu celle-ci.

Pour ma part, je ne crois plus en Dieu depuis longtemps. C’est le cas de nombreuses personnes en Europe, d’où le phénomène de déchristianisation. Est-ce une raison pour renoncer à toutes les valeurs que je viens de citer ? Valeurs transmises par la religion catholique depuis de longues années. Est-il nécessaire de croire en Dieu pour se dire que la générosité vaut mieux que la haine ? Non, bien évidemment, ces valeurs valent assurément la peine d’être incarnées et transmises.

 

Je vous propose une nouvelle expérience de pensée. Imaginez que vous êtes croyants. Tout à coup, vous perdez la foi. Vous réunissez solennellement vos enfants autour d’un déjeuner et leur dire « Mes enfants, j’ai perdu la foi. Je ne crois plus en Dieu. Par conséquent, considérez que toutes les valeurs que je vous ai enseignées doivent être considérées comme nulles et non avenues ! » Bien sûr que non, vous leur direz « Mes enfants, j’ai perdu la foi. Je ne crois plus en Dieu. Mais je reste bien entendu fidèles à toutes les valeurs que je vous ai proposées ».

Cette réflexion peut être menée partout dans le monde, mais nous sommes en Occident. Il convient donc de nous poser plus précisément cette question «  Que reste-t-il de l’Occident chrétien lorsqu’il n’est plus chrétien ? » Soit la réponse est « Rien ». Dans ce cas, nous sommes en plein nihilisme, plus rien ne vaut le coup. Soit la réponse est « Il en reste quelque chose. Ce n’est plus une foi commune mais ce peut être une fidélité commune, un attachement partagé à des valeurs communes ».

S’agissant des jeunes des banlieues, personne ne leur demande de renoncer à l’Islam mais de partager des valeurs avec les Français pour permettre l’assimilation. Ce n’est pas par excès de foi que l’on fait brûler des bus mais par manque de fidélité. Il faut combattre toutes les formes de fanatisme, d’intégrisme certes, mais il faut également combattre le nihilisme. Laïcité et fidélité permettent de lutter contre ces deux fléaux.

 

Conformément au plan que nous nous sommes fixés, je vais traiter maintenant d’humanisme et de conscience des limites de la démocratie et du Marché.

Quand une valeur s’installe au premier plan, elle s’installe pour longtemps !

Montaigne au XVI° s. défend les mêmes valeurs que Socrate au IV° s., Spinoza les mêmes que Jésus Christ. Ce dernier avait dit l’essentiel en termes d’éthique. Socrate, Jésus Christ, c’est de l’Histoire. On ne change pas de valeurs morales en quelques siècles.

Pourtant, au XX° s., on a assisté à un changement de valeur radical en ce qui concerne la morale sexuelle. Je vous propose d’illustrer cette mutation de la manière suivante : vous avez décidé de réunir votre famille pour le réveillon. Le jour J, 3 ou 4 générations se réunissent donc. Votre père, donc le grand-père, arrive de fort méchante humeur « Il n’y a plus de morale ! Les homos sont fiers d’être gays, on parle de masturbation dans les magazines féminins branchés, Catherine Millet fait un succès littéraire incroyable avec des histoires d’échangisme. On marche sur la tête ! » Son petit-fils rit à gorge déployée, il ne comprend absolument pas ce qui fait bondir ainsi son grand-père et lui répond « Mais grand-père, tout ça, ca fait du bien ! » L’incompréhension est profonde…

Vous demandez alors à votre fils « Bon, tu es d’accord avec tout ça, ok, mais le viol, qu’en penses-tu ? » Il vous répond « C’est épouvantable ! » Son grand-père n’en revient pas. De son temps, on ne faisait pas tant d’histoire autour de tout ça ! Même chose pour le proxénétisme ! Les maisons closes, la pédophilie,…ne posait pas autant de problèmes. L’adolescent est extrêmement choqué.

Il s’agit dans les 6 cas de morales sexuelles. Les 3 premières ne font pas de mal à l’Autre, les 3 suivantes l’agressent de manière caractérisée.

C’est très révélateur d’un changement de statut des valeurs en général. Nous sommes passés d’une morale transcendante faite de commandements et d’interdits, à une morale immanente et humaniste. Le bien, c’est ce qui fait du bien à l’autre, ou du moins ne lui fait pas de mal. L’image du mal n’était pas la débauche mais la torture. L’image du bien est l’humanitaire. Nos valeurs sont devenues humanistes. L’humanisme est l’horizon éthique de notre temps.

On peut dans ces conditions se poser la question « L’homme est-il devenu notre dieu et l’humanisme notre religion ? »

Je ne le crois pas. Si l’homme était un dieu, ce serait le plus piètre que l’humanité ait jamais porté !

Une nouvelle valeur est apparue il y a quelques décennies, qui m’a particulièrement frappé car je me souviens précisément du jour où j’en ai entendu parler pour la première fois. Il s’agit de la science de l’environnement, l’écologie, qui dit que l’homme n’est pas Dieu, qu’il doit retrouver sa place dans la nature. Cette discipline est, 30 ans plus tard, devenue une valeur. Essayez donc de vidanger votre voiture dans le caniveau devant votre fils ! Vous verrez sa mine horrifiée !

 

Mais revenons au concept de démocratie. Comme tout le monde est démocrate en Occident, on oublie 3 limites à la démocratie – institutionnelle, théorique et morale.
– La limite institutionnelle : j’interdis quelque chose à mes 3 fils, de manière ferme, sans aucune intention de revenir sur ma décision. L’un d’entre eux me dit « Ce n’est pas démocratique ». Je lui réponds « La démocratie n’a pas sa place ici. Ce sont les parents qui ont le pouvoir sur leurs enfants tant que ceux-ci vivent sous leur toit. Plus tard, vous l’exercerez chez vous ».

La démocratie sert à prendre le pouvoir. La famille n’est pas un lieu où elle s’exerce. De même, l’école n’est pas une institution politique, l’entreprise non plus. Le pouvoir n’y est pas à prendre.
– La limite théorique. On ne vote pas sur le vrai ou le faux, on ne vote pas pour savoir si 2+2=4. Si tout se votait, on ne pourrait plus voter. L’arithmétique n’est pas soumise à la démocratie. On ne vote pas au sujet d’une vérité qui risque d’être ainsi fragilisée. On ne vote pas pour savoir si les chambres à gaz ont – ou n’ont pas – existé. La démocratie risquerait d’en être fragilisée.
– La limite morale. On ne vote pas sur le bien ou le mal. Aucune loi n’interdit le mensonge ou l’égoïsme. Ce n’est pas pour autant une bonne chose de les pratiquer. Notre conscience n’est pas soumise au scrutin majoritaire, et j’espère que ça va continuer !

 

L’économie de marché est l’horizon économique de notre époque à condition d’en marquer les limites théoriques, morales et politiques.
– Théoriquement, la vérité n’est pas à vendre. Combien faudrait-il que je vous paye pour entendre que 2 + 2 = 5 ? Personne ne peut défendre cette idée bien sûr ! La vérité n’est pas une marchandise.
– Notre morale n’est pas à vendre. Le viol et la cruauté ne peuvent pas devenir des valeurs par l’argent.
– Sur un plan politique, tout n’est pas à vendre. La liberté, la dignité, la justice ?… Nous avons donc besoin d’autre chose que du Marché, nous avons besoin de l’Etat. La richesse n’a jamais suffi pour créer une civilisation. Le Marché et l’entreprise créent de la richesse mieux que l’Etat. Les deux premiers ne sont pas à même de créer de la justice. Nous n’avons pas à choisir entre les deux, nous avons besoin des deux.

 

En conclusion, où allons-nous ? Je ne suis ni prophète ni prévisionniste mais philosophe. Je vous dis donc « Allons vers l’avenir ! » Ce n’est pas un scoop, je vous l’accorde, d’autant que nous nous dirigeons vers notre mort… Il me paraît donc plus important de nous demander où nous voulons aller. Un proverbe africain dit : « Quand on ne sait pas où l’on va, il faut se souvenir d’où l’on vient ». Il s’agit de la seule façon de savoir où l’on veut aller.

L’un des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer est la perte de mémoire. A peine le malade sort-il de chez lui qu’il ne se souvient plus de son adresse. Il n’a plus d’avenir puisqu’il a perdu la mémoire de son passé. Aujourd’hui, notre rapport à l’avenir manque de clarté mais nous possédons la mémoire de notre passé. La fidélité aux valeurs en fait partie. Du passé ne faisons pas table rase, celui-ci nous préserve de la barbarie. Le XXI° s. sera fidèle et laïc ou ne sera pas.

**************

 

Extraits des questions-réponses :

Avez-vous d’autres exemples de nouvelles valeurs?

Ce qui relève de la bioéthique. Ecologie et bioéthique sont de nouvelles valeurs qui nous permettent de faire face à de nouveaux problèmes. En réalité, il s’agit de l’application d’une valeur très ancienne qui est celle de la préservation et de la transmission du patrimoine de l’humanité.

 

Existe-t-il des causes et des remèdes pour éviter que la crise ne se reproduise ?

La cause principale de la crise est la cupidité de l’espèce humaine. Nous ne disposons donc d’aucun moyen d’éviter que ça ne se reproduise… Mais je voudrais ajouter aussitôt que les plus grands progrès de l’humanité ont été entraînés par la cupidité.

1° leçon : le capitalisme est radicalement amoral (entendez par là totalement privé de morale). Certains se sont scandaleusement enrichis pendant que d’autres qui avaient travaillé honnêtement et sérieusement ont perdu leur emploi, leur maison,… Les gens sont mus par la vision subjective de leurs intérêts.

Alain critiquait Marx qui disait : « Les hommes sont mus par l’intérêt ». Si c’était exact, il n’y aurait plus de guerre. Ce n’est pas l’intérêt qui meut les personnes, mais la passion. En l’occurrence la passion de l’argent en ce temps de crise, qui les a entraînées à entreprendre des choses contre leurs intérêts. La passion est par définition déraisonnable. Protégeons donc nos intérêts de la passion de nos banquiers !

Le capitalisme ne sait pas s’autoréguler. Les ultras libéraux avaient moralement, socialement et politiquement tort mais économiquement raison ! Il est scientifiquement démontré que le plein emploi est totalement assuré par les citoyens survivants d’un pays dont l’Etat ne s’occupe pas d’économie !

La morale est aussi incapable de réguler le capitalisme. Notre première réaction face à un événement comme la faillite de la banque Lehman Brothers est morale. C’est la bonne décision d’un point de vue éthique. Pas d’un point de vue économique.

Il ne reste que la politique et le droit pour réguler. Une politique économique mondiale implique des négociations absolument indispensables.

James Galbraith disait que la cupidité conjuguée à l’économie de marché créait inévitablement des bulles. Quelques unes de ces bulles éclatent de temps en temps. Ce sont des crises. Il faudrait voter une loi contre la stupidité et la candeur pour les éviter ! Difficile à appliquer…

 

Les gènes sont-ils à vendre ?

Cette décision ne peut relever que du droit. Tout dépend de quels gènes il est question. S’il s’agit de ceux du maïs, pas de problème. S’il s’agit de gènes humains, il n’en est bien sûr pas question. Tout n’est pas monnayable. C’est à nous de décider si les gènes sont à vendre ou pas.

 

Au sujet du thème de la civilisation mondiale émergente. Durant la période de crise que nous traversons, c’est la divergence des intérêts qui prévaut. Parmi les 4 cadres que vous avez pris en exemple, l’étudiant Marocain ne va-t-il pas revenir aux valeurs de sa culture, de son pays ?

La divergence des intérêts n’a jamais empêché la convergence des valeurs. La concurrence fait partie de l’économie de marché. C’est parce que l’on veut les mêmes choses que l’on s’oppose. Nous convergeons autour de la valeur de l’argent. Le jeune Marocain va continuer à évoluer à l’échelle du monde, pas de son pays.

Si demain la Chine envahissait Taïwan, l’Occident ne bougerait pas. Si demain l’Irak envahissait le Koweït, l’Occident règlerait la chose en un mois ! Rappelez-vous que la Révolution khomeyniste installée il y a 20 ans dans l’enthousiasme ne tient plus que par la terreur. Personne n’est dupe. L’islamisme mettra sans doute un peu de temps à se décomposer. Les principaux problèmes sont rencontrés par les Musulmans eux-mêmes qui vont les résoudre.

 

La place de l’homme dans l’écologie. On met de plus en plus en doute l’idée que la raison et l’homme prédominent sur la nature. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes une espèce animale parmi d’autres. Supérieure à beaucoup d’autres en termes d’intelligence. Certains d’entre nous dépensent une immense énergie au profit des autres espèces, soit, mais il convient de se montrer raisonnable vis-à-vis de la place qui revient à chaque être. Il y a des moments où il faut savoir si l’on est plus attaché à la vie d’une baleine, d’un lézard ou d’un éléphant qu’à celle d’un être humain. Dites-vous bien qu’aucune baleine ne lèvera jamais un bout de nageoire pour nous sauver si nous sommes un jour en danger ! A force d’aimer la nature, méfions-nous de ne pas négliger l’humain…

 

Internet n’est-il pas une nouvelle valeur dans la mesure où il peut infléchir le cours de certains régimes totalitaires par exemple ?

Non, Internet n’est pas une valeur mais un outil, très efficace certes, mais il demeure un outil. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est de constater que beaucoup de gens considèrent, à tort, la communication comme une valeur.

On trouve le meilleur et le pire sur Internet. Les œuvres d’Aristote et des chats lamentables de grossièreté et de vulgarité. Je n’ai rien contre les ordinateurs mais je voudrais préciser que la mission de l’école, ce n’est pas d’apprendre à se servir d’Internet, c’est d’apprendre à lire et à écrire. C’est beaucoup plus précieux ! Nos ordinateurs sont obsolètes tous les 10 ans ! Ne confondons pas l’accélération du temps technique avec le long apprentissage de la pensée.

 

Vous nous avez présenté une évolution assez optimiste vers une civilisation mondialisée. Ne comporte-t-elle pas le risque d’une pensée unique et l’absence de contre-pouvoirs ?

Vous avez raison, je suis assez optimiste sur l’évolution de la civilisation, ce qui n’exclut pas un certain nombre d’inquiétudes. Claude LEVY-STRAUSS disait sa crainte d’une homogénéisation de la planète. Lorsqu’il était parti au Brésil dans les années 30, il avait connu un véritable bouleversement. Ce ne serait plus le cas aujourd’hui où les sociétés tendent à se rapprocher. Les voyages sont de ce fait moins déroutants. Il a fallu attendre Marco Polo pour sortir de chez soi. Avant cette époque, on se mariait avec sa voisine.

La constitution d’une civilisation n’a jamais empêché l’existence de cultures différentes. Regardez ce qui se passe en Europe : les cultures germanique, britannique, hispanique, française,… offrent de grandes différences. Ce qui permet le prolongement du dépaysement lorsque l’on voyage.

La charge de la différence incombe de plus en plus aux individus. Un Marocain, un Français, un Américain sont beaucoup plus proches relativement que 3 jeunes habitants actuels de la Roche-sur-Yon. D’un côté, vous avez la mondialisation, de l’autre, l’individualisme. Attention de ne pas toujours prendre l’individualisme en mauvaise part. L’individu est un être unique équipé de ses nombreuses spécificités. C’est une bonne chose !

Comment vit-on avec cet individualisme ? Gide disait « Il faut suivre sa pente, mais en la remontant ! ». La version montante de la pente implique que rien n’est plus précieux qu’un être humain, quel qu’il soit. La version descendante, au contraire, suppose qu’il n’y a rien de plus précieux que moi-même. Ici on parle d’égoïsme. A chaque instant de notre vie, on a le choix de monter ou de descendre.

Internet est le média le plus mondialisé et le plus individualisé. Avant, j’avais ma série télé d’une part, et mon cahier intime d’autre part. Aujourd’hui, le cahier intime de mon enfant est son blog, ce qui caractérise la conjonction de l’individuel et du mondial.

 

Quelle est la place de l’individualisme dans la démocratie ? Dans le vote, il y a abandon de l’individu dans son droit de représentation. Qu’en pensez-vous ?

C’est parce que nous sommes tous égoïstes que nous avons fait de la générosité une valeur.

Voter et la seule façon de participer à la vie de la cité. Ne pas voter, c’est montrer le discrédit que l’on éprouve à l’égard de la politique. Mais attention ! On a les hommes politiques que l’on mérite. Le volontarisme de Sarkozy est un défaut. C’est la volonté qui est une valeur. Notre président dit : « J’irai chercher la croissance avec les dents ». Ce n’est pas de cette manière-là que ça fonctionne. Il apprend douloureusement les limites du volontarisme. « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » disait Francis Bacon. Vouloir ne suffit évidemment pas. Mais pourquoi avons-nous tant besoin, nous, citoyens électeurs, de promesses ? Nous avons les hommes politiques qu’on mérite…

 

Quid de la question de la valeur « travail » ?

Le travail n’est pas une valeur morale mais une valeur marchande. Travailler, c’est une contrainte, un besoin, une nécessité. Quand on gagne au loto, on ne perd pas sa dignité ! Parce que le travail n’est pas une valeur morale.

Les 35 heures, ce n’est pas un problème moral mais une erreur économique. Quand on a plus de temps, on peut davantage s’occuper de ses enfants, se cultiver, être utile aux autres, c’est très positif !

Le propre d’une valeur morale, c’est d’être une fin, non un moyen. Or le travail est un moyen d’existence.

 

Peut-on faire un lien entre la baisse de la chrétienté et la montée des valeurs ?

Ce ne sont pas des vases communicants. Je dis que les valeurs ont été vécues dans la religion dans l’Occident chrétien depuis 20 siècles. Ce ne sont pas les valeurs mais leurs statuts qui ont changé. Ce n’est pas parce que la religion a décliné qu’il y a moins de valeurs.

L’Eglise se vide. C’est un constat, non un postulat. Sociologiquement, il n’y a aucun doute sur ce fait.

En conclusion, je me définis comme un athée, non dogmatique et fidèle. Athée parce que je ne crois pas en Dieu. Non dogmatique car je ne peux pas dire avec certitude que Dieu n’existe pas. Personne ne le sait. Fidèle parce que je reste attaché à des valeurs morale, spirituelles et humanistes.

Je suis donc bien placé pour dire que croyant ou pas, on peut rester absolument en phase avec les valeurs morales. La seule chose dont on ne peut pas se passer, c’est de la fidélité.

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
www.semaphore.fr