Compte rendu du Grand débat 2016 du CERA le 28 octobre 2016
« Quelle identité pour la France et les Français au XXIème siècle ? »
Diplômé du Centre de Formation des Journalistes, Franz-Olivier GIESBERT à d’abord exercé au Nouvel Observateur en tant que rédacteur au service politique, grand reporter, puis Chef de la Rédaction en 1985.
En 1988, il devient Chef de la Rédaction pour Le Figaro jusqu’en 2000, puis devient Directeur du Point.
Il a également exercé à la Radio en tant qu’éditorialiste hebdomadaire sur Europe 1 entre 1992 et 1993. À la télévision, il a présenté sur Paris Première le magazine littéraire et culturel « Le Gai Savoir », puis sur France 3, l’émission « Culture et dépendances ». On a également pu retrouver Franz-Olivier GIESBERT dans les émissions « Chez FOG » (France 5), « Vous aurez le dernier mot » et « Semaine critique ! » (France 2) ou encore « Le Monde d’Après » (France 2). Il intervient aussi dans le magazine politique animée par David PUJADAS sur France 2 « Des paroles et des actes ».
Michel Onfray, né le 1er janvier 1959 à Argentan dans l’Orne, est un philosophe français.
Défenseur d’une vision du monde hédoniste (système philosophique qui fait du plaisir le but de la vie), épicurienne (dont le but est d’atteindre un état de bonheur constant) et athée, Michel Onfray est principalement influencé par des philosophes comme Nietzsche et Épicure.
Michel Onfray a été professeur de philosophie de 1983 à 2002 au lycée technique catholique Sainte-Ursule à Caen. Il a cependant décidé de démissionner pour créer l’Université Populaire de Caen. En effet, il a souhaité répondre à une « nécessité d’éducation collective » suite à l’accès au second tour de Jean-Marie LE PEN aux élections présidentielles de 2002.
Michel Onfray :
Quelle identité pour la France ? Ce sont des questions auxquelles on peut s’essayer. On pourrait faire toutes sortes de prédictions un peu risquées. L’Histoire ne permet pas d’identifier toutes sortes de causalités. Ce n’est pas parce que la pauvreté et le chômage ont rendu possible l’ascension d’Hitler que nous connaîtrons l’équivalent. On peut aussi avoir Lénine. Autrement tout serait le contraire de tout. L’hypothèse que j’avance dans le livre « Décadence » que je fais paraître en janvier prochain témoigne de ma conviction que nous sommes dans une période de décadence. Certains, comme Monsieur Duhamel, me traitent de « décadentiste », ce que je trouve curieux. Il s’agit juste d’un diagnostic de ma part. Les journalistes travaillent dans l’instant, les chaînes d’information continue massacrent les choses en annonçant ce qui a lieu, en décrivant les événements sans les commenter. Nous sommes ainsi prisonniers d’instants, ce qui nous rend difficile la réflexion sur la longue durée. La longue durée, c’est Fernand Braudel. On ne fait plus d’Histoire aujourd’hui. L’Histoire est fasciste et réactionnaire. On est dans le concept et l’idéologie. Moi je pense qu’il faut faire de l’Histoire, d’abord pour éviter les bêtises qui ont déjà été commises, et pour pouvoir comprendre ce qui advient. Les grandes durées de Braudel, c’est un ou deux millénaires. Les journalistes n’en tiennent absolument pas compte. Pour réfléchir à ce qui va advenir au XXI° siècle, nous devons nous interroger sur ce qu’était le premier siècle de ce XXI° siècle. Le comput du XXI° siècle est judéo-chrétien. Les musulmans comptent à partir de l’Hégire. Quand on fait l’Histoire de cette civilisation, on note qu’à un moment donné, et c’est le point de la décadence pour moi, la foi ne suffit plus, il faut recourir à la raison. Ce n’est pas la Révolution française ou Mai 68 comme certains le croient, qui sont à l’origine de cette décadence. Depuis que la raison a été nécessaire pour que la foi soit, c’est-à-dire à partir de la scolastique au XII° siècle suivie par la Renaissance, le siècle des Lumières puis la Révolution française, nous avons entamé une sorte de descente qui mène à l’extinction de notre civilisation. Notre XXI° siècle ne sera pas occidental, enfin ne sera pas judéo-chrétien. Bien sûr, il y a des périodes de tuilage, comme on l’a observé au cours de la chute de l’empire romain. Au début du IV° siècle, l’empereur Constantin a fait en sorte qu’il existe un empire chrétien. Cette étape est datée. Ben Laden, la création de l’État islamique, l’égorgement du Père Hamel, autant d’événements qui nous permettront de dater le début d’une nouvelle ère, mais ils sont trop proches pour le savoir aujourd’hui. Le XXI° siècle sera à mon avis celui de l’effacement de l’Occident et du judéo-christianisme et de l’avènement d’une autre civilisation, sans que nous sachions encore laquelle. Pour ma part, je crois Huntington lorsqu’il parle du choc des civilisations qui sont construites sur des textes sacrés. Il a raison lorsqu’il dit qu’il y a une civilisation du Talmud, une civilisation de l’Ancien testament, une civilisation du Pentateuque, une civilisation du Coran, mais aussi une civilisation du Bhagavad Gītā, etc. La disparition de notre civilisation ne va pas dire qu’on va mourir mais qu’on ne sera plus ni décideur ni prescripteur. On s’aperçoit déjà que nos œuvres, qui s’inscrivaient dans la grande tradition de l’Occident, ne comptent aujourd’hui plus pour rien.
Franz-Olivier Giesbert :
Je suis d’accord avec ce que tu viens de dire, à quelques réserves près que je vais développer. La décadence a commencé il y a longtemps. Les textes que tu cites sont très anciens. Mais on peut aussi relire des auteurs du XIX° ou du XX° siècles, comme Bernanos ou Huysmans qui ne parlent que de décadence. Comme tu le dis, l’Occident va être appelé à jouer un rôle de spectateur pour les siècles à venir, probablement au profit de la civilisation asiatique, chinoise ou indienne, car on voit bien que tout se passe de l’autre côté de la planète aujourd’hui. Dans cette chute de l’Occident, on a l’impression que le pays le plus malade, le plus atteint, c’est la France. C’est un peu angoissant, d’autant qu’on ne comprend pas très bien pourquoi et comment on en est arrivé là. En France, en Allemagne, aux États-Unis, on observe une civilisation qui ne croit plus en elle, qui a totalement perdu le sens du sacré. Le choc des civilisations est absolument évident. Mais revenons à la France qui est un cas particulièrement préoccupant, accentué par le glissement de l’économie. Contrairement à toi, Michel, je suis libéral, je pense que c’est ce mouvement qui fait avancer le monde, et je m’aperçois qu’on a choisi les plus mauvaises solutions. On ne peut plus dire que nous sommes un pays libéral puisque nous sommes à 57 % de dépenses publiques par rapport au produit intérieur brut, ce qui fait de nous presque un pays communiste. Une communisme mou bien sûr, pas un communisme policier, mais l’État est présent partout. Ce ne sont pas les chefs d’entreprises qui font la France mais l’État. Il y a des solutions, principalement économiques. Mais nous manquons d’énergie. L’énergie se trouve dans d’autres régions du monde.
Pour répondre à la question du jour sur l’identité française, il faut revenir aux fondamentaux. Je vous renvoie à un livre merveilleux qui s’appelle « L’Histoire de France » de Jacques Bainville, qui était l’une des principales figures de l’Action Française avec Maurras. A ceci près qu’il n’a pas donné dans l’antisémitisme, qu’il prenait toujours un peu de hauteur. Dans ce livre, il y a beaucoup d’anachronismes et une certaine germanophobie contextuelle, mais il parle de la France comme d’une entité géographique très particulière puisque nous formons un isthme. Une fois qu’on s’y trouve, on ne peut plus bouger. Ce qui explique la présence de nombreux peuples. Si nous vivons cette décadence dont nous parlons beaucoup plus mal qu’ailleurs, c’est peut-être parce que notre système, qui fonctionnait si bien, s’est complètement désagrégé. Et le fait qu’on ait totalement oublié le roman national accélère notre propre décadence. Notre pays a lancé de grandes idées, comme le libéralisme qui était à l’origine une idée de la gauche française à la chute de la monarchie. Il s’agissait au début d’un libéralisme politique qui s’est transformé en libéralisme économique. Nous souffrons du refus de regarder le passé, de regarder l’histoire qu’on nous présente comme quelque chose d’horrible dans la mesure où nous avons été un affreux peuple colonisateur. Ce dont nous souffrons par-dessus tout, c’est de la haine de soi ! Cette haine de soi qui fait naître parmi nous un réflexe de peur.
Michel Onfray :
Je voudrais revenir sur le libéralisme. Il y a dans ce concept une option déiste qui est restée la tienne. Tu as raison de dire que le libéralisme est une option de gauche, une option antimonarchie absolue, car il s’agissait avec Mirabeau de construire une monarchie constitutionnelle. Avant cela, les physiocrates avaient prôné une liberté absolue en tout, la presse, la publication, l’éducation, la pensée, la réflexion, jusqu’au laisser-faire et au laisser-passer absolus. Économiquement, on a estimé qu’il fallait laisser faire parce qu’une main invisible allait certainement proposer ce que les médecins appellent l’homéostasie, c’est-à-dire une espèce d’équilibre de l’ensemble. Marx fait la démonstration que le libéralisme ne produit pas l’homéostasie mais la paupérisation. C’est-à-dire de plus en plus de pauvres encore plus pauvres et de plus en plus de riches encore plus riches. Il suffit juste de regarder la réalité et d’observer que dès qu’on laisse faire, c’est de cette manière-là que les choses se passent.
Franz-Olivier Giesbert :
Aucun libéralisme ne laisse faire. Il y a toujours une voiture balai qui fait jouer la solidarité. Une société qui n’est pas capable de faire jouer la solidarité est vouée à une mort certaine.
Michel Onfray :
Prenons l’exemple de la presse. Si le libéralisme était vraiment pratiqué dans la presse, il n’y aurait plus de journaux. Combien l’État verse-t-il au Point tous les ans ? 10 millions d’euros pour Le Figaro, 10 millions d’euros pour Le Monde, c’est environ ce qui est versé aujourd’hui.
Franz-Olivier Giesbert :
Pour Le Point j’ai toujours refusé les aides, à part l’aide postale. En 2014, la situation était critique pour Le point. Nous sommes allés voir le Président de la République. Il s’est moqué de nous en disant que nous venions demander de l’argent alors que nous étions contre la hausse de la dépense publique. Je lui ai répondu que les dépenses de la Poste en France était deux fois plus élevées qu’en Allemagne, que j’attendais donc avec impatience le jour où nous pourrions utiliser la Poste allemande en France. Mais ce n’est pas demain la veille à cause de la loi. Parce que nous ne sommes pas dans un système libéral, nous sommes obligés d’utiliser la Poste française qui coûte deux fois plus cher que la Poste allemande et que celle de la plupart des pays européens. C’est ça la vérité. Dans ces aides, il y a des aides justifiées. Il s’agit d’un moyen pour l’État de subventionner la Poste.
Michel Onfray :
Quand ça les arrange, les libéraux sont libéraux et quand ça ne les arrange pas, ils demandent l’aide de l’État. Et l’État, c’est nous, et c’est souvent les plus modestes qui paient, parce que les autres ont les moyens d’échapper à l’impôt, en optimisant fiscalement comme on dit, pour ne pas dire tromper le fisc. Si vraiment tous les journaux libéraux refusaient l’aide de l’État, ils disparaîtraient immédiatement. Les journaux n’existent que subventionnés. Le quotidien le plus subventionné, c’est L’Humanité. Moi je veux bien le libéralisme, mais dans ce cas, je veux qu’on en ait aussi les avantages, et pas seulement les inconvénients. La liberté d’entreprendre, c’est très bien mais alors qu’on ne dise pas quand ça ne marche pas, aidez-nous ! Pour que nous conservions des journaux et la liberté d’écrire, je suis plutôt pour les subventions de l’État, tout en déplorant le manque de cohérence du système. Les gens qui font l’éloge du libéralisme le font pour eux-même, pas pour les autres. Aux États-Unis, les libertariens m’intéressent en affirmant qu’on peut même inventer la monnaie, qu’on peut solliciter des milices privées contre la police et l’armée. En France, Hervé Morin, président de la Région Normandie a le projet d’inventer une monnaie normande. Cette idée convient tout à fait au libertaire que je suis. Mais je voudrais revenir au XVIII° siècle où nous étions, avec cette pensée déiste. Le théiste est celui qui dit « Dieu existe, c’est Lui qui décide de tout ». Si un enfant meurt, on ne comprend pas pourquoi mais on l’accepte car c’est Dieu qui en a décidé ainsi. Les voies du Seigneur sont impénétrables. Le déiste lui, ne pense pas de la même manière. Il dit que Dieu existe mais qu’il ne s’occupe pas du détail des choses. Il y a quelque chose de cet ordre chez les libéraux qui nous disent « la main invisible c’est comme Dieu qui s’occupe bien des choses. Laissez-Le faire et vous verrez qu’il y aura la prospérité ». Il s’agit de la fameuse fable des abeilles de Mandeville qui nous dit que les vices privés font les vertus publiques. C’est-à-dire qu’on ne peut pas changer les hommes qui sont ce qu’ils sont, autrement dit méchants, méfiants, cupides et jaloux. Le libéral nous dit de laisser faire tout ça pour que les choses fonctionnent bien. Il affirme que s’il n’y a plus de vices, plus de prison, il n’y aura plus de gardien de prison, plus de constructeurs de prisons, plus de personnel administratif pénitentiaire. On a aussi besoin du luxe pour faire travailler les fabricants de tissus, les couturières, les négociants, etc. Il passe en revue la totalité des vices et affirme qu’ils ont toute leur place puisqu’ils débouchent toujours sur des vertus. Laisser faire la liberté, ça débouche toujours sur l’harmonie. J’avais fait un cours sur Jeremy Bentham qui est un penseur du libéralisme. Il y a deux Bentham. L’un d’entre eux est ultra libéral et nous dit « laissez-nous faire ». Et l’autre que nous connaissons un peu plus en France qui est celui de la panoptique, le modèle de la fameuse prison. En 1975, Foucault avait fait paraître son ouvrage « Surveiller et punir » dans lequel il développait son analyse de Bentham. Cette prison (dont le modèle date de 1780, permettait à un gardien, logé dans une tour centrale, d’observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s’ils étaient observés – ndlr) améliorait les conditions d’incarcération de l’époque. Je me dis que ce discours est un peu paradoxal venant d’un libéral qui disait de laisser faire l’économie libérale, s’engageait à faire disparaître la pauvreté, et qui en même temps mettait les pauvres en prison. Penser le mode d’internement des pauvres est le reliquat du libéralisme. On s’aperçoit finalement que le libéralisme ne fonctionne pas. Ça crée des pauvres, des gens dangereux, des criminels, qu’il faut écarter de la société et mettre dans un panoptique où ils seront logés, chauffés, nourris, et dans des conditions bien meilleures que dans les culs-de-basse-fosse précédents. Je trouve très étonnant que le libéral ne voit pas qu’il y a un problème dans sa pensée qui est censée générer le bonheur du plus grand nombre alors qu’elle ne génère que le bonheur de quelques-uns et le malheur du plus grand nombre.
Franz-Olivier Giesbert :
Tu parles là d’un libéralisme embryonnaire. Le libéralisme, ce n’est pas çà. Regarde les thèses de Milton Friedman, qui est très proche du libertarisme que tu aimes. Il est notamment partisan de vider les prisons et avec l’argent ainsi dégagé, d’aider les gens à se libérer de la drogue, tout en légalisant celle-ci pour que les gens puissent en essayer l’usage s’ils le souhaitent. Il veut un État fort qui soit en mesure d’aider les gens, et un État régalien sur toutes sortes de sujets. C’est lui qui est considéré comme le pape de l’ultra-libéralisme. Si on laisse faire la main invisible, il y aura à l’arrivée des monopoles et des ententes, avec des gens qui vont s’organiser sur le dos des consommateurs. On ne veut pas de ça. Il faut aussi et surtout empêcher la pauvreté. Mais la pauvreté n’augmente pas ! On entend dire ici et là qu’il y a de plus en plus de pauvres. Ce n’est pas vrai. L’économiste français Thomas Piketty a écrit un livre qui a très bien marché aux États-Unis où il reste encore pas mal de marxistes et de communistes, comme en France d’ailleurs. Ce livre a rencontré un gros succès sur le thème du traitement des inégalités. Effectivement, les inégalités ont considérablement augmenté dans le monde au cours des dernières décennies. C’est un scandale auquel il faut bien entendu remédier. Mais il oublie l’essentiel, si les inégalités ont augmenté, c’est parce qu’il y a eu une croissance absolument considérable au cours des dernières années, due à cet « affreux » libéralisme qu’il condamne par ailleurs. Des continents comme l’Afrique, des pays comme l’Indonésie et beaucoup d’autres ont découvert la croissance. L’Afrique a connu une croissance de 6 % jusqu’à une date récente. Pour des pays comme la Côte d’Ivoire, le Ghana ou d’autres, il s’agissait parfois d’une croissance à 2 chiffres. Sur plusieurs années, ça fait beaucoup d’argent. En 1990, 36 % de la population mondiale était en dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, nous sommes à moins de 10 %.
Mais revenons à Milton Friedman. Il veut lui aussi corriger le système. Le système qu’il propose, tout à fait intéressant, plaît autant aux libéraux, parce qu’il simplifie tout, qu’à l’ultra gauche. Il s’agit du revenu universel qui me paraît très judicieux. Piketty appelle d’ailleurs ce système l’impôt négatif. Il s’agit d’une sorte de base qui permettrait à tout le monde de vivre. Le libéralisme a, me semble-t-il, beaucoup évolué depuis le libéralisme absolu du XIX° siècle avec l’idée de la main invisible. Tout le monde sait bien qu’il n’y a pas de société sans solidarité.
Michel Onfray :
La solidarité n’est pas naturelle, elle doit s’organiser.
Je reviens juste un instant sur la question de la croissance. Tu as raison, la croissance est incontestable. Mais on fait dire ce qu’on veut aux chiffres. On dit que le salaire moyen se calcule en considérant le salaire de la personne la plus riche de France et l’absence de revenu de la personne la plus pauvre. Ça ne veut évidemment rien dire ! On sait bien que la croissance n’étant efficace que pour les riches, elle entraîne le phénomène de paupérisation. La classe de riches est de moins en moins importante et de plus en plus riche. On voit bien comment se sont constituées un certain nombre de mafias partout dans le monde, et notamment en Afrique. Il suffit de regarder la politique française à cet égard depuis des années. On entretient des dictateurs sur place, qui donnent de l’argent pour les campagnes présidentielles et les menus plaisirs des grands de ce monde, et ils affament leurs pays. Bien sûr il y a des riches en Afrique mais il reste des pauvres. Les choses ne s’améliorent pas pour les personnes qui vivent dans la misère.
Franz-Olivier Giesbert :
Il existe tout de même des chiffres publiés par la Banque Mondiale qui sont très parlants. De moins en moins d’habitants de cette planète sont en état de grande pauvreté. Bien entendu l’argent génère l’argent, les riches sont de plus en plus riches, je suis d’accord, mais 800 millions de personnes sont sorties en 20 ans de l’état de grande pauvreté. Ça va dans la bonne direction !
Pendant que nous sommes en décadence, une partie du monde explose. En Chine par exemple, on assiste à un libéralisme fou mais cadré par des directions. Les Chinois, eux, savent où ils vont. Ce qui n’est pas toujours l’image que l’on a des États-Unis.
Michel Onfray :
Les membres enrichis des classes mafieuses russe et chinoise que l’on voit sortir des grands magasins parisiens les bras pleins de produits de luxe sont ceux-là mêmes qui confisquent l’argent et les richesses dans leur pays.
Je pense que la paupérisation va de pair avec le libéralisme et que la solidarité dont tu parles n’est pas naturelle. Théoriquement, quand la gauche était de gauche, elle avait le monopole de l’organisation de la solidarité. Ce qui n’est plus le cas. Mais il reste une mystique de gauche. Au XIX° siècle, c’est la gauche qui voulait sortir les enfants des mines pendant que la droite s’inquiétait de ne pas rester compétitif sur le marché du charbon européen. C’était le discours que tenait la droite. C’est la gauche qui a fait en sorte de les enfants aillent à l’école plutôt qu’ils participent au levier de la compétitivité. La gauche reste celle qui a organisé la solidarité sociale pendant que la droite pratiquait la charité de temps en temps, juste pour se soulager l’âme. Je vois qu’aujourd’hui, la gauche n’est plus capable d’organiser la solidarité. Nous sommes dans une sorte d’assistanat qui n’est pas la solidarité. L’assistanat étant la privation de la dignité.
Franz-Olivier Giesbert :
Bravo, tu es en train de devenir libéral en faisant le procès d’un système qui est totalement antilibéral. Il s’agit d’une espèce de machine à recycler de l’argent mais qui en réalité ne recycle que de la pauvreté. 57 % des dépenses publiques est censé assurer la solidarité, alors qu’en fait on ne sait absolument pas où ces sommes sont passées. La formation est confisquée par les syndicats. On sait bien que la formation professionnelle est un fromage à syndicats ! On n’accompagne pas les chercheurs d’emploi avec l’indemnité chômage. Si à la place de Pôle emploi on avait 4 ou 5 agences concurrentielles, tu verrais que ça fonctionnerait !
Michel Onfray :
Je pense que le revenu universel n’est pas une bonne chose parce que l’égalité n’est pas l’égalitarisme. Je ne vois pas pourquoi Bernard Arnault aurait droit à la même somme que mon frère qui travaille à l’entretien du matériel dans une carrière. Il y a des riches et des pauvres et je ne vois pas pourquoi les riches auraient droit à ces subventions pendant que les pauvres n’auraient pas droit à ces subventions qu’on pourrait augmenter si on ne les donnait pas à des riches.
Franz-Olivier Giesbert :
Bien sûr il y a un problème de seuil qui est très compliqué philosophiquement. A quel moment passe-t-on à la pauvreté, à 50,00 euros près ? François Hollande avait dit je crois qu’on est riche au-dessus de 4 000,00 euros…
Michel Onfray :
Ce n’est pas si difficile. On sait que certains parents ont les moyens de payer les études de leurs enfants. D’autres pas. Les enfants de ces derniers vont contracter des prêts de 20 ou 30 000 euros. Ils sortent du bac, ils n’ont pas de boulot, et ils sont déjà endettés. On sait très bien que ce sont déjà des signes possibles de pauvreté. Être riche ou être pauvre dans une société de consommation, en Chine ou en Afrique, autrement dit dans des endroits où il n’y a guère de quoi consommer, ça ne veut pas dire exactement la même chose. Ces fameux seuils de pauvreté qui illustrent le fait que des gens sont passés de la pauvreté à l’extrême pauvreté ou inversement, pointent en réalité le fait que des personnes gagnent juste 1 dollar de moins ou de plus par jour. Ce qui ne change finalement pas grand-chose. La pauvreté doit aussi être envisagée par rapport à la société à laquelle on appartient. Mon père était pauvre parce qu’il ne gagnait pas grand-chose en tant qu’ouvrier agricole, mais il était riche parce qu’il ne dépensait presque rien. Il n’avait pas besoin de plus de son salaire pour vivre. La richesse et la pauvreté illustrent un certain type de rapports à l’argent et non pas un certain type de rapports à la possession de l’argent. Il s’agit d’un rapport qualitatif à l’argent. Et l’on voit bien que notre société contemporaine où il faut acheter les nouveaux vêtements, les nouvelles voitures, les nouveaux téléphones, etc. et où l’on organise l’obsolescence programmée, nous incite à consommer et vivre d’une certaine manière. Si l’on refuse ce système, il arrive un moment où le matériel qu’on utilise n’est plus compatible, les mises à jour ne sont plus possibles et les choses deviennent très compliquées. Un certain nombre de personnes n’ont pas les moyens de suivre ce rythme. Elles sont pauvres en ce sens. Leur rapport à l’argent leur supprime leur dignité, même si hélas celles-ci devrait être ailleurs.
Franz-Olivier Giesbert :
Avec le sujet que tu abordes là, on touche l’identité française.
Cher public, vous avez bien compris que Michel Onfray est égalitariste. Il est vrai que l’égalité est un sujet difficile à traiter quand on essaye d’aller au bout du système. Notre ami Tocqueville explique que la France se définit de cette manière, par ce souci, ce désir, cette volonté d’égalité. Il n’en reste pas moins que ce sujet de l’égalité, ou de l’égalitarisme, fabrique aussi l’inégalité. Le phénomène le plus extraordinaire étant l’école. Notre système éducatif fabrique de façon évidente de l’inégalité. Les rapports de l’OCDE sont accablants à l’égard de la France. Dans les pays plus libéraux que nous, comme l’Allemagne, dans lequel les dépenses publiques sont en-dessous de 50% du PIB, un professeur en début de carrière est payé le double du salaire français. Aux États-Unis, il est payé 1/3 de plus. Et en même temps, la France est l’un des pays où l’on dépense le plus pour l’enseignement ! Où va l’argent ?
Michel Onfray :
Le problème de l’école, c’est moins l’argent que la pédagogie.
Je voudrais juste reprendre le terme que tu as employé à mon égard. Je ne suis pas égalitariste mais égalitaire. Je suis par exemple contre le collège unique. J’ai été prof en lycée pendant 20 ans et je voyais bien, quand je faisais le cours de méthodologie par exemple, qui vise à expliquer comment construire une dissertation, que certains élèves saisissaient parfaitement et appliquaient ce que j’avais expliqué, alors que d’autres n’avaient absolument rien compris. Je reprenais donc mais ceux qui avaient compris s’ennuyaient bien sûr. Ce qui m’incite à penser qu’il faut évidemment des classes de niveaux pour être au plus près des enfants qui rencontrent des difficultés et entretenir l’élan de ceux qui vont vite. J’avais un an d’avance à l’école parce que j’étais dans une classe à 3 niveaux. Un jour, l’institutrice m’a juste dit de changer de place dans la pièce où nous étions tous ensemble pour rejoindre le niveau supérieur, en me disant que si ça ne fonctionnait pas, je retournerais à ma place. On avait la possibilité de faire fonctionner les cervelles des enfants à leur vitesse respective. Une pédagogie adaptée devrait être mise en œuvre pour que les enfants qui fonctionnent à petite vitesse puissent augmenter leur rythme. Je ne suis pas en phase avec le collège unique qui part du principe que tout le monde est semblable. Il s’agit d’une perversion issue de la Révolution française qui a déclaré l’égalité de tous devant la loi. « Les hommes naissent libres et égaux en droit », c’est-à-dire devant la loi. Et aujourd’hui, on dit qu’on est tous égaux en tout, y compris en balayant les différences entre hommes et femmes par la théorie du genre, en niant qu’il y ait des riches et des pauvres, en niant qu’il existe des intelligences manuelles et d’autres intellectuelles, visuelles, olfactives, etc. Çà c’est de l’égalitarisme, et je ne m’y retrouve absolument pas. Par contre je suis égalitaire dans le sens où je pense qu’on doit donner les mêmes chances aux gens. Les classes doivent accueillir moins d’enfants, il faut que les instituteurs aient la possibilité d’être derrière chacun pour l’aider à progresser à son rythme. Dans ce sens, c’est plus une question de projet politique pédagogique que d’argent. Nous n’avons pas de projet politique. Dernièrement, j’ai eu l’occasion de parler avec une documentaliste qui m’a expliqué comment fonctionnait le lycée. C’est terrible. Nous perdons tout ce qui fonctionnait bien ! Et ce n’est pas une question de moyens mais de volonté politique, de décision. Je ne choisis pas entre cette gauche qui va à vau-l’eau sous prétexte de pédagogie, et Marine Le Pen qui nous propose de revenir à l’instituteur avec la blouse grise et l’inspection des oreilles. Il faut revenir à l’instituteur pédagogue enseignant, ce qui suppose un projet politique qui n’existe pas. Quand j’ai écrit sur mon compte twitter qu’il fallait que les enfants apprennent à lire, à écrire, à penser, à compter, avant d’apprendre le tri sélectif, je rentrais dans la fachosphère pour Libération ! L’autre jour, j’ai entendu Jean-Michel Jarre dire qu’à l’école on apprenait d’abord le respect de la nature et le tri sélectif. Il trouvait ça très bien ! C’est ça qui ne va pas. Le problème, ce n’est pas d’opposer l’un à l’autre. Je le dis volontairement de façon un peu polémique, mais je pense que nous devons tout de même fixer une priorité en apprenant d’abord à lire, écrire, compter, penser. Les comportements écologiques peuvent s’apprendre ailleurs qu’à l’école dont la mission est de faire de l’instruction publique et non de l’éducation. Malheureusement, les parents ne jouent pas le jeu, parce qu’un certain nombre d’entre eux n’a pas appris à lire, écrire, compter, penser. C’est ce qui entraîne des comportements comme celui de ce gamin de 17 ans qui égorge un prêtre et pense qu’il gagnera ainsi le paradis. C’est aussi ça le problème. Quand l’Éducation nationale a failli à ce point à sa mission en produisant des jeunes qui croient qu’ils vont accéder au paradis et disposer de vierges ad libitum en commettant des assassinats, on se demande ce qui s’est passé pour que des gens souscrivent à cette pensée magique. Je pense que l’école n’a pas fait son travail lorsque l’on croise des gamins qui pensent que le virtuel est plus réel que le réel, des gamins si peu éduqués à la raison. La raison ne consistant pas à penser que porter un burkini est agréable à Dieu. A ce sujet, je dis toujours que le problème n’est pas ce que l’on a sur la tête mais dans la tête !
Franz-Olivier Giesbert :
Le burkini relève à mon avis d’un autre problème. Il était lié cette année à la conjoncture politique et social. Il s’agissait de femmes qui voulaient protester. C’était une opération salafiste, rien de plus.
Michel Onfray :
Je suis d’accord avec toi, mais ça ne m’empêche pas d’essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens qui pensent de cette manière, qui sont des produits de l’Éducation nationale française. Mon père, ouvrier agricole, a quitté assez vite l’école, mais il faisait fonctionner sa raison et son intelligence quand on lui donnait juste deux ou trois informations. A l’école on faisait et on défaisait un raisonnement, on déconstruisait et on reconstruisait une idée, aujourd’hui, on ne fait plus ce genre de travail, au point où l’on a des espèces d’éponges à la place du cerveau, qui absorbent ce que disent les médias dominants. Que Cyrille Hanouna soit possible dépasse mon entendement !
J’aimerais m’arrêter quelques instants sur la question de l’Histoire. Il y a quelques jours, j’ai enregistré une émission avec le fils de Patrick Buisson et Jean-François Colosimo qui est à la tête des Éditions du Cerf. Que ce soit l’un des signes du nihilisme ou pas, qu’on parle de décadence ou pas, il y a effectivement dans le refus de l’Histoire quelque chose qui me sidère. Je reste un homme de gauche mais je reconnais que la droite a plus le sens de l’Histoire que la gauche. Elle a plus le sens de l’idéologie. Sans doute parce qu’elle a davantage le souci du réel. Alors cette Histoire, elle existe ou elle n’existe pas ? Il existe une tradition chez les philosophes, de mépris de l’Histoire. Les marxistes qui prétendaient avoir le souci de l’Histoire n’avaient que le souci de la dialectique hégélienne. Ce qui signifie que chez Marx, le prolétariat est un concept. Il considère les prolétaires avec un P majuscule. Proudhon sait lui ce qu’est un prolétaire, d’abord parce qu’il l’a été, et parce qu’il pense à partir du réel. Aujourd’hui, on efface le réel. La théorie du genre dit que nous sommes des archives et non le produit d’une biologie, alors que la testostérone, les estrogènes, ça existe ! D’ailleurs le cancer de la prostate est peu fréquent chez les femmes, et celui de l’ovaire rare chez l’homme… Un endocrinologue que j’ai rencontré l’autre jour, qui travaille avec des transsexuels, me disait bien que pour pratiquer un changement de genre, on travaille avec des hormones. Il faut être cohérent, il y a une biologie qui n’est rien moins que l’Histoire. Et c’est quand il n’y a pas d’Histoire qu’on est dans des théories à la Foucault dans lesquelles nous ne sommes que des archives. Je pense à Foucault mais aussi à la pensée de Deleuze et Derrida sur les campus américains. Judith Butler, elle-même homosexuelle, est à l’origine de la théorie du genre. A partir de son problème biographique, elle nous fait savoir que son problème est celui de tout le monde. On rencontre la même difficulté avec Freud qui universalise ses propres problèmes. Si vous vous sentez homme parce que vous avez de la testostérone, eh bien vous vous trompez parce que vous êtes victime du sexisme ! Je réponds que nous devons juste revenir à l’Histoire.
Quand Sarkozy parle des Gaulois, il soulève un lièvre. Sommes-nous ou ne sommes-nous pas Gaulois ? La question est intéressante. Quand on enseignait l’Histoire à des enfants français du Magreb au temps de l’Algérie française, ça n’avait pas de sens. Certains disent que c’est plus une façon de faire, une mythologie que réellement une culture, qui suppose l’adhésion à un récit national. Mais un récit national ne doit pas être un récit nationaliste ou une mythologie. On peut expliquer à nos enfants que des Gaulois figuraient certes parmi nos ancêtres, et qu’il y en a eu d’autres. Ce qui permet d’aborder la question des civilisations. Il y a eu beaucoup de circulation judéo-chrétienne dans l’espace judéo-chrétien, avec les Vikings en Normandie, les Espagnols et les Italiens en France, etc. Et les choses se passaient plutôt bien. En revanche, quand les Sarrasins sont arrivés, des problèmes ont surgi car les deux civilisations ne coïncident pas. Le statut de la femme y est très différent, le statut de « l’autre » l’est également. La philosophie des Lumières a rendu possible une pensée nettement plus acceptable chez nous, même s’il reste beaucoup à faire vis-à-vis des femmes, mais des incompréhensions fondamentales persistent. A cet égard il y a des négationnistes qui affirment que la bataille de Poitiers n’a jamais eu lieu et que Charles Martel est juste une espèce de fiction, alors que ces événements ont eu lieu bien sûr !
Nous devons aujourd’hui faire de l’Histoire. Quand on nous dit sur un plan politiquement correct que l’Occident ne serait pas ce qu’il est sans les Musulmans, qu’on devrait le passage des textes de la philosophie grecque, notamment Aristote, aux Latins qui en auraient assuré la traduction en arabe. Ce n’est pas vrai. C’est de l’idéologie. Il n’est pas exact de dire que l’Occident devrait son savoir à la médiation d’Arabes musulmans. Sylvain Gouguenheim a écrit un très beau livre, « Aristote au Mont St Michel ». Il s’est fait insulter par toute la presse bobo de gauche qui a dit que les négationnistes avaient trouvé leur historien. Sa thèse est extrêmement simple. Il dit que la personne qui fait une traduction du grec au latin en faisant l’économie de l’arabe, est un chrétien syriaque. C’est un Arabe, mais chrétien. Il s’agit de Jean de Venise, qui effectue ses travaux au Mont St Michel au XII° siècle. A partir de ceux-ci, toute la philosophie scolastique peut avoir lieu. C’est la traduction que lit St Thomas d’Aquin. Or le thomisme est essentielle pour l’Occident. Ça, c’est faire de l’Histoire. Si on fait de l’idéologie, on dit qu’ils sont là depuis toujours, et on n’a pas de racines chrétiennes. On entend que les musulmans ont joué un rôle majeur, la preuve en est que sans eux, on n’aurait pas eu connaissance de la philosophie occidentale, que la philosophie grecque a constitué notre identité, etc. Ce n’est pas vrai ! Quand on nous dit que Cordoue, Grenade, le califat étaient extraordinaires. Ce n’est pas vrai ! Il y avait la dhimmitude, ce qui signifie qu’on avait le droit d’exister, on payait un impôt mais si on commencait à manifester sa présence ou sa subjectivité, on s’en prenait un coup derrière la tête ! Sous ce fameux régime, les chrétiens n’avaient pas le droit de chevaucher des chevaux, ceux-ci étant réservés aux Arabes. Ils utilisaient donc des ânes. Tout cela pour dire que si l’on fait de l’Histoire, alors on peut constituer une identité de la France. Notre pays est un melting pot, tout le monde revient de partout. Je me suis fait faire une analyse ADN, on peut envoyer un échantillon de peau aux États-Unis de façon anonyme et un jour on reçoit une lettre qui nous dit d’où on vient, de quel endroit d’Afrique pas exemple. Et ensuite on a tout le trajet, on sait si l’on a des ancêtres saxons, celtes ou juifs, etc. Quand on dit ça, on passe pour un fasciste, à cause de la génétique, la biologie, le racial, etc. mais il y a même des juifs aujourd’hui qui recourent à cette méthode pour prouver leur judéité. On refuse l’Histoire parce qu’on refuse la biologie, la génétique, l’archéologie. Or le signe de la décadence pour moi, c’est le signe du refus de l’Histoire. Longtemps, la France s’est constituée de cette manière.
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Extraits du débat :
Vous nous avez dit Monsieur Onfray que les civilisations étaient construites sur des textes sacrés. Mais que peut-on donner aujourd’hui aux jeunes générations comme textes sacrés quand par ailleurs vous vous référez beaucoup à l’athéisme ?
Par ailleurs, par rapport à la décadence, il y a aussi une question de démographie. Les peuples « blancs » sont minoritaires. L’Afrique est à 2 milliards d’habitants, l’Inde à 1,3 milliard, comme la Chine. De quels contre-poids disposons-nous ?
Michel Onfray :
Sur la question des textes sacrés, on ne peut évidemment pas dire à l’avance d’un texte qu’il va être sacré et constitutif d’une religion. Il faut à un moment donné que le spirituel soit relayé par le temporel pour pouvoir rendre possible une civilisation. Sans entrer dans le détail, Jésus pour moi n’a pas historiquement existé, il est un concept présent dans l’ancien testament pour certains juifs qui disent que le Messie est à venir. D’autres, qui vont devenir chrétiens, disent qu’Il est déjà venu. A partir de ce qui était annoncé dans l’ancien testament, on fabrique un logos. La vérité du christianisme se situe pour moi dans l’évangile de Jean. Jésus est d’abord un Verbe annoncé comme tel dans l’ancien testament. On va habiller ce concept avec le temps, lui donner un nom, un visage, une famille, Jésus, Marie, Joseph. Les premiers évangiles ne sont évidemment pas contemporains de Jésus qui n’a pour moi pas existé, mais datent de la fin du premier siècle de notre ère. Après, les chrétiens forment une secte. Ils se réunissent en cachette. Une centaine d’évangiles circulent à cette époque. C’est là que le politique intervient. Si cette secte devient religion, c’est juste parce qu’un jour Constantin se convertit. Et quand l’empereur se convertit, il convertit l’empire. Il décrète que les chrétiens ne vont plus payer d’impôts, que les païens n’auront plus le droit d’hériter et que ces derniers vont se voir refuser l’accès à certains métiers. Je vous laisse imagine le succès d’une telle annonce. C’est de cette manière que se constitue le christianisme. Une conversion massive a lieu. On brûle les bibliothèques, on démonte les temples païens, on réutilise les pierres pour construire les premières basiliques chrétiennes, et on choisit un texte parmi les nombreux disponibles. Ce qui signifie que les évangiles, dont on dit qu’ils sont synoptiques, du moins 3 sur 4 puisque celui de Jean est à part, peuvent être lus côte à côte car ils disent la même chose. En réalité, beaucoup de détails diffèrent, comme le nombre d’apparitions de Jésus après sa mort, le nombre de personnes présentes au pied de la croix, etc. Un jour on décide donc que ces 4 textes deviennent sacrés et les autres évangiles apocryphes. Pour moi, il s’agit de textes historiques dont on a dit un jour qu’ils étaient sacrés. La Coran est pour moi un texte historique. Pour les musulmans, c’est un texte sacré. Idem pour le Talmud qui est un texte sacré pour les juifs. Chez les Grecs, on peut imaginer que l’Iliade et l’Odyssée constituaient des textes sacrés sur lesquels la Grèce Hellénistique a pu se construire.
Aujourd’hui, quel texte pourrait devenir sacré ? On ne peut pas répondre à cette question puisque le temps de cette désignation n’est pas arrivé. Il y a du sacré particulier et subjectif, et non du sacré universel. Ce qui est sacré pour un juif ne le sera pas pour un catholique, encore moins pour un musulman ou un bouddhiste. On ne décrète donc pas le caractère sacré d’un texte. C’est l’Histoire dans son mouvement qui va faire qu’un texte laïc devient un jour un texte sacré.
Concernant votre deuxième question, il faudrait faire des enfants, mais bien sûr ça ne se décrète pas. Le jour où l’on fait de la contraception et de l’avortement des phénomènes de civilisation, on rend possible aux femme la libre disposition de leur propre corps. Ce qui est bien sûr une bonne chose. A partir de ce moment, la maternité est devenue laïque. Elle est devenue le problème privé de la femme ou du couple. En face, se trouvent des civilisations qui pensent la famille en termes religieux. Elles pensent que le fait de faire des enfants est agréable à Dieu. D’ailleurs on a bien vu que la loi Veil s’est fait contre le christianisme. Il s’agit en tout cas d’une loi post-chrétienne, qui a quitté la sphère du sacré. On voit bien aujourd’hui qu’il existe toutes sortes de projets familiaux, y compris avec des parents de mêmes sexes et en recourant à la location du ventre de femmes pauvres en Inde ou ailleurs. Dans la civilisation de l’Islam, la démographie est clairement une question politique, théologique et religieuse. Plus vous faites d’enfants, plus vous êtes agréable à Dieu. Pierre Chaunu avait raison quand il disait dans « Histoire et décadence » que les peuples qui faisaient des enfants deviendraient démographiquement dominants. C’est élémentaire. Mais quand vous dites ça aujourd’hui, vous passez pour un suppôt de Marine Le Pen. On peut clairement savoir ce qui va se passer dans quelques années parce que c’est de l’Histoire et de la science. Les statistiques ethniques sont interdites en France aujourd’hui. Comment voulez-vous faire de l’Histoire ? Ce n’est pas parce que vous dites qu’il y a x% de musulmans en France que vous êtes islamophobe ! C’est comme de constater qu’il y a x% de végétariens en France que vous êtes « végétophobe ». Connaître les chiffres, c’est s’informer, alors que la démographie est présentée comme une science de droite par tous ceux que j’appelle la fachosphère de gauche. Dès qu’on tente de penser le réel, on fait œuvre fasciste ! Alors que la démographie est tout simplement la science du comportement des peuples.
Franz-Olivier Giesbert :
Michel a répondu sur la dimension religieuse. Je pense qu’il y a aussi un sacré laïc. Prenez par exemple la Déclaration des droits de l’homme. J’ai une double culture puisque je suis Français et Américain. Aux États-Unis, il y a beaucoup de sacré. Le Président, quand il termine un discours, fait référence à Dieu. Mais en même temps les grands lieux de la République sont des bâtiments publics comme le capitole, les grands lieux des institutions, la cour suprême. Les grands textes, dont la Déclaration de l’indépendance écrit par Thomas Jefferson, sont des textes sacrés. Je pense que l’un des problèmes qu’on a en France c’est le refus total de garder aucun sacré. On n’enseigne pas les grands textes historiques, on ne les connaît pas. Peu à peu, on a déconstruit les grandes institutions et globalement, on se retrouve dans un monde en ébullition avec zéro sacré. Et encore une fois, le sacré n’est pas forcément le religieux. Au lycée, je me souviens qu’on décortiquait la Déclaration des droits de l’homme. Ce qui a totalement disparu.
Michel Onfray, vous avez tout à l’heure, en parlant de l’organisation de la solidarité, évoqué le fait que c’était la gauche qui avait souhaité que les enfants ne travaillent plus dans les mines. Vous avez exclu à ce sujet la droite orléaniste. Il me semble que vous passez sous silence une partie importante de la pensée de droite qui se réfère à la doctrine sociale de l’Église. Peut-être faut-il rappeler que c’est le patronat chrétien qui dans le Nord et dans l’Est, et ici même en Vendée, 70 ou 80 ans avant le Front Populaire, a eu l’idée des crèches, des allocations familiales ou des indemnités de retraite.
Michel Onfray :
Vous avez raison, je suis allé un peu vite sur ce sujet. Ce catholicisme social a irrigué un certain type de socialisme, et une gauche, que notre gauche jacobine a écrasée. Je lis par exemple Lammenais avec plaisir ainsi qu’un certain nombre de chrétiens socialiste du XIX° siècle, qui disaient que Jésus était le premier socialiste, ou communiste, ou partageux. En ce sens il conviendrait de réécrire une nouvelle histoire du socialisme en dehors de Marx. Marx affirmant que seul son socialisme était scientifique, tous les autres n’étant qu’utopie. Certains l’étaient vraiment, comme Fourrier, qui disait qu’avec la Révolution, on allait transformer la mer en vaste étendue de limonade ! Le catholicisme social revendiqué plus tard par les cathos de gauche a effectivement existé, au sein d’une gauche non communiste. C’est d’ailleurs ma gauche. Une gauche qui défend la petite propriété comme garantie de la liberté. J’ai travaillé sur la question des jardins ouvriers à une époque. C’est un concept qui vient du catholicisme, qui reposait sur l’idée que les ouvriers allaient boire leur salaire le jour de la paie et rentraient ivres et violents chez eux. Les curés à l’origine de ces jardins voulaient donner une petite parcelle pour que l’ouvrier soit un peu propriétaire de sa terre. Quand il va sarcler, biner, bêcher, semer, récolter et manger les produits de son jardin, il découvre les bienfaits de la propriété privée, les bienfaits du travail et de la patience. Pendant ce temps, il ne boit pas, ne frappe pas sa femme, et on peut le ramener dans le bon chemin. Le bon chemin puisqu’on associait à Dieu à cette démarche, en disant que la production de ces jardins étaient les fruits de Dieu. Je pense que ces jardins ouvriers inventés au XIX° siècle ont généré une logique sociale, qu’on peut retrouver aujourd’hui dans les propos du pape François. Il y a eu dans le christianisme des versions de droite, des versions de gauche, d’extrême droite et d’extrême gauche. Je pense en l’occurrence à la Théologie de la Libération des gens qui recourent aux armes en Amérique du Sud pour faire triompher le christianisme. Je vous rappelle qu’Hugo Chavez faisait l’éloge de Jésus, du socialisme et du communisme en même temps !
Il y avait un autre courant de pensée à droite au XIX°, qui était ce que l’on appelait la droite légitimiste. Cette attitude n’est pas le monopole de la gauche.
Michel Onfray :
J’ai souci du social, plus que de la droite ou de la gauche. Je préfère une droite sociale à une gauche qui ne l’est pas. Pour cette raison, j’ai parfois de la sympathie pour des gens de droite qui ont le sens du peuple, du bien public, de l’intérêt général, qui savent que les pauvres existent, qui font des choses concrètes, et non seulement des déclarations d’intentions, en se disant que pratiquer la charité les dispensera de faire régner la justice. Il est vrai que c’est un courant mal connu, qui contredit le lieu commun qui voudrait que la gauche ait le monopole du cœur. Certains prêtres du XIX° siècle ont compris qu’il était plus judicieux de suivre l’exemple de Jésus qui partage, qui est du côté des petits et des miséreux, plutôt que de Jésus qui souffre sur la croix, dans un esprit doloriste. Ce catholicisme social n’a pas souvent eu le pouvoir. C’est comme les mystiques, on ne les célèbre qu’une fois qu’ils sont morts. Il y a plusieurs façons d’être chrétien. Des façons officielles, institutionnelles, syndicales, politiques et existentielles. Ce sont ces dernières qui m’intéressent. Ce qui m’intéresse chez un chrétien, c’est qu’il le soit, pas qu’il le dise. En pratiquant la fraternité, le pardon des péchés, le partage, etc. Un chrétien qui vit sa foi au quotidien s’inscrit pour moi dans ce que j’appelle la mystique de gauche, qui n’a pas grand-chose à voir avec la politique politicienne de gauche.
J’ai eu dernièrement l’occasion de parler avec Jean-Frédéric Poisson que je ne connaissais pas personnellement avant la primaire de droite. Il appartient à une droite très à droite, dit qu’il faut faire sauter le mur de verre, s’associer à Marine Le Pen, etc. Mais il est aussi philosophe de formation. Il a travaillé sur Thomas d’Aquin, sur la charité, la justice, quelques vertus thomistes. Nous nous sommes retrouvés sur plein de questions. Il fait partie d’une droite sociale qui n’a pas grand-chose à voir avec une gauche asociale.
Franz-Olivier Giesbert :
Il y a eu en France un patronat MRP qui gouvernait. Ce patronat était éminemment social.
Michel Onfray :
Oui, je suis d’accord. D’ailleurs j’ai écrit des lignes élogieuses à l’égard du Général de Gaulle. Toute sa partie sociale me convenait absolument. Et j’ai toujours dit que Mitterrand était un homme de droite soutenu par la gauche, et de Gaulle un homme de gauche soutenu par la droite.
J’aimerais poursuivre avec une mystique de gauche, qui me plaît un peu plus que le terme de raison quelquefois employé, une raison un peu enfermante.
J’ai quelques questions concernant ce que vous avez dit à propos de l’égalité abordée d’un point de vue extérieur. Avec le même savoir pour tous, on risque de tomber dans une sorte d’égalitarisme qui va favoriser certains jeunes qui ont besoin d’éléments un peu plus parlants, pour, par la suite, monter en abstraction.
Je suis d’accord avec ce que vous avez dit sur le savoir, mais il me manque une dimension de sacré, qui permet de faire un lien entre le temporel et l’intemporel. C’est cette structure qui permet à l’homme d’advenir dans sa condition d’intériorité pour générer ses propres savoirs. Par rapport à ça, ma question est : comment sait-on qu’on sait ?
Une deuxième question est plus de l’ordre de la méditation mystique : comment sait-on que l’on ne sait pas que l’on sait ?
Michel Onfray :
Votre question me fait penser à une dissertation sur laquelle j’ai planché en arrivant en seconde. Le sujet en était « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Je n’avais pas compris cette question qui me poursuit.
Vos deux questions n’en font qu’une et abordent la question de la transcendance – ou pas. Parce que nous tournons autour de la question du sacré. Franz a donné une définition intéressante parce qu’elle permet de voir qu’il y a deux lectures des choses. L’une d’elle est transcendante, suppose une verticalité au sommet de laquelle se trouve quelque chose. Certains l’appelle Dieu, d’autres autrement. On a déjà ça chez Platon qui nous dit qu’il existe un monde intelligible, plus vrai que le monde des illusions dont il parle dans la fameuse allégorie de la caverne. Platon nous dit que la vérité est ce qui rend possible ce qui advient, ce qui est présent devant nous. L’idée est irréelle, immatérielle. Il existe à mes yeux une vraie ligne de fracture entre ceux pour qui la transcendance est une évidence et ceux pour qui elle ne l’est pas, qui croient eux à l’immanence. Je suis pour ma part un immanent qui me contente de ce monde donné. Je crois que tout est affaire d’agencement dans le réel et pas ailleurs. Croire au sacré implique deux lignes de force. Selon la ligne transcendante, le sacré est au-delà du monde. Selon la ligne immanente, le sacré est ici-bas. Et il est question de décision. Je vous disais qu’un texte devient sacré quand on décide un jour qu’il l’est. Aujourd’hui on ne fait plus d’analyse logique d’un texte, pour comprendre ce qu’il dit, ce qu’il nous dit, ce qu’il rend possible, etc. C’est cela faire fonctionner l’intelligence et exercer sa raison, au sens étymologique. Or l’instant présent ne permet pas de faire fonctionner son intelligence. L’instant présent est un point. Or pour mettre en relation, il faut au moins deux points. Il en faut trois pour commencer à créer un espace qui permet de faire circuler les idées. Revenons au sacré. Dans sa perspective transcendante, il inclut Dieu, et parce que celui-ci existe, il aura rendu possible un certain nombre de textes qui deviendront du sacré immanent. On a articulé le divin avec l’immanent sous la forme de textes incarnés. C’est ainsi que, comme Franz l’a dit, le texte des Droits de l’homme a pu générer du sacré. Lorsqu’on lit véritablement ce texte, on s’aperçoit qu’il est révolutionnaire, avec le droit à l’insurrection, le droit au savoir, à la dignité, etc. Franz a raison de dire qu’il faut le décortiquer.
Franz-Olivier Giesbert :
La déclaration de l’Indépendance par Jefferson est un autre texte extraordinaire. Cet homme, qui avait lui-même des esclaves, condamne l’esclavage sans contestation possible. Ce texte, important, est décortiqué dans les écoles américaines.
Il me semble que l’état de la France aujourd’hui est en grande partie lié au fait que nous n’avons plus de sacré.
J’aimerais revenir avec vous sur le thème de la décadence parce que je n’adhère pas à cette idée. Il me semble que la société est plus immobile que décadente, dans un marché mondialisé où tous les autres pays font la course contre nous. Je vois un pays habité par des rentiers d’acquis sociaux. Je vois des immobilistes sociétaux qui étaient très fiers de leur évolution mais qui sont aujourd’hui très loin de l’innovation mondiale sociétale.
Sommes-nous dans une décadence ou dans une problématique de vitesse de mutation, dans trop de règles, trop de normes, trop de décisions centralisées qui ont pour conséquence une lourdeur qui nous empêche de bouger et de nous transformer ?
Michel Onfray :
Vous avez utilisé plusieurs fois le mot « société » et non le mot « civilisation ». Quand je parle de la décadence, c’est à propos de notre civilisation. Les sociétés sont des images d’une civilisation à un moment donné. Prenez par exemple la société française au moment de la présidence du Général de Gaulle. Ce dernier savait que notre pays était en décadence. Il avait dit à Malraux « Je porte la France pour faire croire qu’elle est vivante ». Il savait que la situation était fichue mais qu’on pouvait faire des choses en attendant. Une société résiste plus ou moins dans une civilisation décadente, en rendant possible un régime libéral ou libéralisé.
Franz-Olivier Giesbert :
Je suis complètement d’accord avec Michel sur l’idée de décadence. Elle n’a pas commencé il y a 10 ou 20 ans. Et ce n’est pas parce qu’elle est en décadence que notre civilisation est morte. Le souci avec notre pays, c’est qu’on a l’impression qu’il est le maillon faible de cette civilisation. Le pacte civil est en danger.
Votre réponse, à vous qui posez la question, est totalement sociale et économique. Je pense qu’il existe une autre dimension. Que va-t-on faire et devenir ensemble ? Quelle est et sera notre identité ? Toutes ces questions sont posées avec une sorte de violence sourde, et on a un peu peur de ce qui risque de se passer dans les 20 ans à venir.
Michel Onfray :
Toi Franz, si tu avait une baguette magique et que tu devenais président, que ferais-tu ?
Franz-Olivier Giesbert :
Je prendrais 4 ou 5 mesures comme supprimer les 35 heures tout de suite. En heures annuelles travaillées, la France est l’un des pays du monde où l’on travaille le moins selon les statistiques de l’OCDE. Je sais que le travail va évoluer, que la révolution numérique va tuer 29 % de métiers aujourd’hui facilement adaptables, qui seront remplacés par de la robotique. Ensuite je m’occuperais des dépenses publiques car notre système génère de plus en plus d’inégalités, d’injustice et de pauvreté. Dans un livre très intéressant, « Le négationnisme économique », on s’aperçoit que de manière mécanique, si on augmente les impôts d’un point de PIB, on se retrouve avec une baisse du PIB, de l’ordre de 2 à 3% trois ans plus tard. Quand on augmente les impôts, on fait baisser la richesse nationale. Il faut baisser les impôts pour baisser les dépenses, pour qu’il y ait plus de croissance et plus d’argent ensuite à se repartager. Un dernier point concerne le travail. La Loi El Khomri est un triste ratage parce qu’il aurait fallu la faire dès le début du quinquennat. 70 % des Français ont été contre parce que 70 % des Français sont pour le chômage de masse !
L’avenir hélas n’est pas en train de se construire en France, mais notre tour reviendra. L’idée que tout est fichue est absurde. C’est sur la manière de vivre cette décadence sur laquelle nous devons travailler, et ne surtout pas la nier. Ce que vous faites quand vous dites que nous sommes immobiles. Et pas seulement sur le plan économique. Sur le plan de la vie culturelle, littéraire, cinématographique, nous sommes une petite île qui nous éloignons peu à peu.
Ma question concerne un sujet beaucoup plus terre à terre. Nous sommes très fiers de notre démocratie, mais que pensez-vous de notre mode de gouvernance ?
Michel Onfray :
Je viens d’écrire un petit texte dont le titre est « Décoloniser la province », qui sera sous-titré « Contribution aux présidentielles ». C’est un texte très anti-jacobin qui fait suite à un autre texte que j’ai écrit sur Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution. Tocqueville dit que la Révolution française n’a pas changé grand-chose en tant qu’elle a été jacobine, parce que depuis Philippe Le Bel il y a eu une centralisation augmentée par Louis XIV, et finalement Robespierre et les Jacobins ont repris exactement la même chose et nous y sommes encore. Je pense que tous les candidats, quel que soit leur bord politique, sont absolument tous jacobins. Personne ne suggère d’aller voir du côté des Girondins. La Gironde a proposé des choses extrêmement intéressantes durant la Révolution française. Il y avait à l’époque 83 départements, et les Girondins disaient que Paris ne devait peser qu’1/83° de pouvoir dans la nation. C’est précisément le mode de gouvernance que je souhaiterais voir apparaître. C’est-à-dire une régionalisation, un retour au pouvoir communal. Redonner de la liberté. La V° République ne fonctionne plus. Elle a fonctionné avec de Gaulle parce que c’était un costume sur mesure. Il y avait l’esprit et la lettre. De Gaulle avait le sens de l’honneur et estimait que lorsqu’on perdait un référendum, on s’en allait. Aujourd’hui, quand on perd un référendum, on reste. Giscard, quand il imagine qu’il peut perdre les élections législatives, entend évidemment rester au pouvoir mais se demande où aller pendant la période de cohabitation. Il voulait aller à Versailles, vous voyez le symbole ! Il y avait avec la V° République une politique française qui se faisait plus selon l’ère de Plutarque que de Jacques Séguéla. L’honneur, le sens de la parole donnée, avait un sens. Aujourd’hui, certains comme Montebourg, disent qu’il faut une VI° République. Mais à sa manière, elle a déjà existé sous les traits de la IV° République avec le pouvoir des partis et leurs petits arrangements. On ne retrouvera pas quelqu’un qui offre la carrure existentielle, métaphysique et spirituelle de de Gaulle. Tocqueville avait raison de dire que les paroisses constituaient une entité qui a redonné la commune de Paris d’une certaine manière. La possibilité d’une organisation auto-gestionnaire avec des gens compétents. La compétence étant nettement plus intéressante que la technocratie. La compétence, c’est le pouvoir là où il est. C’est le pouvoir communal. Pas forcément dans le maire qui est d’une certaine manière une émanation du jacobinisme. Le maire étant une sorte de roi élu dans son village. Je suis pour des parlements qui tournent de manière réflexive, qui permettent aux gens de décider. Des assemblées délibératives qui permettraient de prendre des décisions de manière communale, départementale, régionale, sont à penser, avec des juristes, des fiscalistes, des constitutionnalistes, des gens capables de dire ce qui pourrait fonctionner et ce qui ne le pourrait pas. Ce qui pourrait permettre d’envisager une gouvernance qui ne serait plus transcendante comme aujourd’hui, avec une sorte de monarque qui n’est plus du tout respecté mais moqué, méprisé. Le caractère sacré du pouvoir a disparu. Nous pourrions peut-être le recouvrer avec, puisque nous sommes en Vendée, un « sacré paroissial ». C’est-à-dire la possibilité de donner sa place à la parole publique délibérative, qui permette de décider des choses. Les gens savent décider. A Caen, nous avons eu, il y a quelques années, un référendum pour savoir si les gens voulaient un tramway. Les gens ont dit qu’ils ne voulaient pas de tramway. Il y a eu un tramway ! Ce n’est pas judicieux de demander leur avis à des gens qui ne sont pas ou mal informés. Et aujourd’hui, les journalistes informent mal. Condorcet est un auteur passionnant qui a fait de la mathématique et de la statistique sociales et politiques. Il pense la question de la représentation. Je pense qu’il faut demander au peuple ce qu’il pense, mais souvent le peuple a été transformé en populace, parce qu’on lui bourre le mou à coups de France Inter, d’Ouest France, etc. On pense avoir un avis informé parce qu’on a écouté Patrick Cohen le matin et Nicolas Demorand le soir, qu’on a lu Télérama. Alors on vote, mais on vote un peu n’importe quoi ou n’importe comment. Des assemblées délibératives donneraient la possibilité de débattre ensemble, en faisant appel à son bon sens, si l’on n’était pas abruti.
En 2005, j’ai assisté à des débats sur le traité européen. Il y avait des gens, toutes sortes de gens, qui avaient surligné le traité qui se trouvait sur leurs genoux, et ils n’étaient pas d’accord. Il y avait un vrai débat, intelligent. A cette occasion, je me suis aperçu que les gens, quand ils ont envie de s’emparer d’un débat, quand ils ne s’insultent pas et sont informés, sont capables de délibérer.
Franz-Olivier Giesbert :
Je suis d’accord avec toi. Ce serait difficile de ne pas l’être.
Concernant la gouvernance, quand il y a un problème économique ou social, on dit qu’il faut changer la constitution. Pendant ce temps-là, on ne règle pas le problème. Cela fait 30 ans qu’on n’a pas avancé, et pendant ce temps-là, les autres pays avancent. Regardez l’Allemagne qui a littéralement explosé son chiffre de commerce extérieur, même si ça va un peu moins bien maintenant. La France connaît elle un déficit de son commerce extérieur depuis déjà longtemps. Et puis une autre bombe nous attend, dont personne ne parle, qui est la dette. Nous arrivons à 100% par rapport au PIB. Et on croit que ça va durer ! La dette ne coûte effectivement pas grand-chose aujourd’hui avec des taux d’intérêts proches de zéro. Donc aujourd’hui, ça va. On peut continuer à construire des ponts et des ronds-points un peu partout, on peut continuer à emprunter pour payer nos fonctionnaires. Mais le jour où la prochaine bulle financière va exploser à Wall Street, ce qui ne manquera pas d’arriver puisque de nombreuses entreprises sont surévaluées, à commencer par Facebook. Ce jour-là, les taux d’intérêts vont augmenter. Que fera-t-on ? Ce sont de vrais problèmes. Ça veut dire baisser les dépenses publiques. Le seul qui a essayé de résoudre cette question, c’est Chirac, avec Thierry Breton qui était ministre des finances à l’époque. Ils ont certes vendu les autoroutes pour ça, mais au moins l’argent a servi à quelque chose puisqu’il a fait baisser de 2 points la dette sur un an. Ce qui prouve que c’est possible. D’autres pays, comme l’Allemagne et l’Espagne, ont baissé leur endettement. Nous pas. Au lieu de ça, on parle des institutions. Le vrai problème des institutions est ailleurs. On a mis un vers dans le fruit. Le Général de Gaulle est arrivé en 58 avec une constitution absolument superbe. Il avait le sens du sacré. Qu’avons-nous fait après lui ? On a notamment décidé de réduire le mandat présidentiel à 5 ans. On n’a pas mis 4 ans pour ne pas faire tout à fait comme les Américains. Ensuite on a fait des primaires. Qui pense qu’un jour on pourra enlever le suffrage universel pour l’élection présidentielle? Personne ! Ce ne sera jamais possible. Autre chose, qui pense qu’un jour on pourra enlever les primaires ? Les Français ne l’accepteront jamais. C’est devenu une drogue. Nous en arrivons peu à peu au système d’élections américain où l’élection présidentielle suivante démarre grosso modo à la date de l’élection du président. En conséquence, il n’existe aucune possibilité de gouvernance. Le Président du temps de de Gaulle jouait un peu sa reine d’Angleterre certes, mais il assurait une continuité. On était un peu dans le sacré. Aujourd’hui, on a rabaissé tout le monde pour « faire peuple », pour que le peuple soit content. Pour l’instant tout se passe très bien. Il y a 5 ans, ça s’est très bien passé avec la gauche, cet an-ci avec la droite. Grâce notamment au grand système internet qui fonctionne très bien et qui tue, qui tue, qui tue. Et on en arrive au système américain absolument incroyable où toute personne normalement constituée et sûre d’être élue ne va pas y aller, parce qu’il y a une maîtresse dans le placard, ou il y a ceci ou cela. Regardez le Président du Congrès Paul Ryan, qui aurait dû succéder à Obama, il avait toutes ses chances, mais il n’a pas voulu y aller. On arrive à un système d’auto-destruction politique. Nous n’en sommes encore pas là en France mais ça va aller de mal en pis. Nos primaires sont encore propres, elles ne le seront plus dans 5 ou 10 ans, en grande partie en raison des réseaux sociaux. Hillary Clinton et Donald Trump comme seuls candidats pour un grand pays comme l’Amérique, c’est franchement navrant de tomber si bas.
Jean Staune :
Je souhaite revenir sur la question de l’identité. Prenons Michel Maffesoli ou Michel Houellebecq, qui ne sont pas du tout catholiques. Ils vous disent que la laïcité, c’est complètement fini, enterré. J’ajouterais que la laïcité était vitale lorsque l’Église catholique dominait tout et s’occupait de la vie des gens. Ce serait vital aujourd’hui en Arabie Saoudite et au Pakistan. Michel Maffesoli et Michel Houellebecq disent que la laïcité, c’est de la modernité. Nous sommes dans un monde post-moderne et devons donc créer une société post-laïque.
Mon deuxième commentaire porte sur Marine Le Pen dont le père faisait dire des messes traditionalistes en latin. Aujourd’hui, elle n’a que le mot « laïcité » à la bouche, pourquoi ? Parce que, comme de nombreuses personnes à droite, elle a trouvé ce moyen pour bloquer l’Islam. Ce qu’elle n’a pas compris, c’est que plus il y aura de laïcité, plus il y aura du terrorisme islamiste en France. Il y a un rapport direct de cause à effet que personne ne veut nommer. Il y a aujourd’hui un problème de sens, Franz-Olivier Giesbert l’a très bien dit. Quand un jeune islamiste veut se faire exploser, il pense qu’il donne un sens à sa vie !
Dans un monde post-moderne, quel discours post-laïc peut-on tenir pour donner du sens et résoudre cette crise de sens dont on voit bien aujourd’hui que ni la république, ni la laïcité, ni les grandes lunes de tous ordres ne sont capables de résoudre ?
Michel Onfray :
Voilà une belle invitation à réfléchir. Je n’ai pas l’esprit religieux. Donc je n’ai pas non plus l’esprit religieux avec la laïcité. Je suis un athée en tout. Je me pose donc la question de savoir d’où est venue la laïcité en France ? Quelle est-elle ? Comment a-t-elle fonctionné ? On pourrait remonter au début du Moyen-âge avec Marsile de Padoue ou Guillaume d’Ockham, qui ont commencé à dire qu’il fallait rendre à César ce qui était à César et à Dieu ce qui était à Dieu. La laïcité, c’est déjà ça. Mais il faut s’entendre sur ce qui relève du domaine de César et celui qui relève du domaine de Dieu. On voit bien avec l’Islam que les deux domaines se confondent. Notre laïcité judéo-chrétienne se constitue avec la Renaissance. On passe de la pensée théiste, qui pense que Dieu souhaite tout ce qui advient, au fidéisme, avec un Montaigne qui nous dit « moi je suis croyant et chrétien parce que je suis Français. J’habiterais Téhéran, je serais musulman. » Puis on arrive au déisme qui permet de dire que Dieu existe mais on le laisse à part. Sur le terrain politique, ce sont des gens comme Philippe Duplessis-Mornay qui, à la suite de Calvin, entendent dissocier pouvoir politique et pouvoir religieux, même si cette dissociation ne suppose pas une indépendance totale. Luther et Calvin n’étaient bien sûr pas des athées mais ils voulaient laïciser, penser plutôt en termes d’immanence que de transcendance. La Renaissance est une invitation à laisser Dieu un peu de côté pour se tourner vers la philosophie antique. Une pensée matérialiste se constitue, accompagnée par une pensée de résistance qui va générer Gassendi et Meslier, le premier curé athée. Les fondations du siècle des Lumières se mettent en place. On voit apparaître des philosophes matérialistes comme Diderot, d’Alembert, Helvétius, Holbach. Et quand on coupe la tête de Louis XVI, il ne se passe rien. On s’interroge… Dieu n’a rien dit ? Peut-être n’existe-t-il pas ? Il existe un texte très intéressant de d’Alembert dans l’Encyclopédie, qui fait une analyse du nombre d’hosties vendues entre telle et telle année. C’est extrêmement intéressant pour voir de quelle manière la religion évolue et la pratique diminue en une vingtaine d’années.
Mais venons-en à la laïcité d’aujourd’hui, qui bien entendu s’enracine dans la séparation des Églises et de l’État qui date de 1905. La question est éminemment concrète, positive, voire positiviste, et historique. Vous avez raison de dire que la laïcité est aujourd’hui une arme de guerre contre l’Islam. En 1905, la séparation des Églises et de l’État, c’est la séparation du christianisme et de l’État. Il s’agit d’attaquer le catholicisme. C’était une époque où le christianisme faisait la loi dans les hôpitaux, dans les cours de justice, dans les prisons, dans les écoles,etc. La laïcité à cette époque veut délier les liens des Églises avec toutes ces institutions. Elle demande que l’hôpital soit laissé aux médecins, l’école aux instituteurs, la justice aux juristes, etc. Je suis de ceux qui pensent que le catholicisme est aujourd’hui malade et qu’on ne tire pas sur une ambulance. Le catholicisme ne fait pas la loi même si elle la fait encore un peu dans nos consciences. Mais j’estime que l’urgence n’est pas là. La laïcité se pose sur la question de l’Islam. Il y a deux façons de voir la laïcité. Une façon ouverte et une façon fermée. Je suis de ceux, libertaires, qui pensent que la laïcité réside dans la possibilité d’exprimer sa religion. C’est une définition qu’on pourrait dire ouverte, quand d’autres disent que la laïcité se manifeste quand personne n’exprime sa religion. Ça ne me pose aucun problème à moi l’athée, de voir un prêtre en soutane, une religieuse en habit, et de voir une femme avec un voile ou un burkini, même si je ne pense pas que Dieu puisse y être sensible. Ce qui est certain, c’est que je préfère la discussion à la répression. On peut faire de la théologie avec les gens. Plutôt que d’interdire, d’insulter et de mépriser, je suis pour faire fonctionner la raison. Je crois que la laïcité ne doit pas être une arme de guerre antireligieuse mais une arme de guerre anti-fanatique. Un religieux n’est pas forcément un fanatique alors que certains athées sont fanatiques.
Franz-Olivier Giesbert :
Je suis d’accord à quelques réserves près cher Jean Staune. C’est-à-dire ne soyons pas décadents. Aimons-nous. Défendons notre système et nos valeurs. En entendant votre question, je ne suis pas sûr que vous pensiez à cela.
J’ai exactement la même définition de la laïcité que Michel. Allons vers les autres, parlons-nous les uns aux autres. Je pense, contrairement à certains, que l’Islam est complètement soluble dans la république. Mais pour cela, il faut aussi de temps en temps une main de fer. Mustafa Kemal avait cette main de fer en Turquie. Erdogan nous a rapporté une sorte de nouvel islamisme. Mais c’est tout à fait possible. Vous dites que la laïcité est considérée par les musulmans comme une arme de guerre contre l’Islam. Mais êtes-vous au courant qu’il existe des écoles salafistes qui sont des zones de non droit ? Ces écoles apprennent des bêtises à de jeunes musulmans. On est dans un système aberrant. Et vous dites exactement l’inverse. Vous dites attention à la laïcité qui est considérée comme une menace par les musulmans. Par certains musulmans d’ailleurs, pas par les musulmans laïcs. Je suis moi-même croyant laïc et je suis pour le maintien de la laïcité. Mais une laïcité qui n’est pas fanatisée bien sûr. L’héritage de cette laïcité est formidable. Regardez toutes ces religions qui ont vécu en bonne intelligence. Il y a une logique fanatique dans une partie de l’Islam, l’Islam salafiste, assez puissante en France. Il faut se montrer un peu directif à son égard. On ne peut pas tout laisser faire, comme laisser se développer des écoles salafistes dans toutes les banlieues de France. Ce n’est pas un discours responsable, je suis désolé de vous le dire.
Jean Staune :
Je n’ai pas dit qu’il fallait laisser passer. Le fond de ma pensée, c’est que si l’on veut lutter contre l’islamisme, il ne faut pas essayer de faire plus de laïcité, mais il faudrait essayer de remanger plus de poisson le vendredi, de mettre plus de crèches dans les mairies au lieu d’en mettre moins, de montrer qu’on a des racines chrétiennes. Dire aux musulmans que nous les recevons en amis mais que la France est une terre judéo-chrétienne, et que l’on dialogue de racines à racines. Dans ces conditions, on peut être respectés par des gens respectables. Quant aux autres, il faut sévir, bien sûr.
Franz-Olivier Giesbert :
Nous devons évidemment nous interroger sur nous-mêmes. Le point de départ d’une vraie laïcité, c’est bien sûr de tendre la main, mais qu’attend-t-on pour fermer les mosquées salafistes avec des imams qui prêchent la haine, la mort et le terrorisme chaque vendredi le jour de la prière au lieu d’interdire le burkini ? Qu’attend-t-on pour fermer ces fausses écoles salafistes où l’on met des bêtises dans la tête des enfants à longueur de journée ?
Je suis choqué de vous entendre dire que la laïcité est considérée comme une arme de guerre par les musulmans. On s’en moque éperdument. C’est notre identité, ce sont nos valeurs. C’est à eux de s’adapter. Comme le font la plupart des musulmans depuis longtemps. Et il y a de nombreux pays où cette adaptation fonctionne très bien. Regardez la Grande-Bretagne ou les États-Unis où les gens vivent bien ensemble. Mais nous, nous avons tout accepté. C’est hallucinant et ça continue. Au lieu de parler des mosquées salafistes, il y a des candidats qui vous parlent du burkini ! Les bras vous en tombent.
Michel Onfray :
Je ne suis plus très sûr qu’on soit sur la question de la laïcité. On a un arsenal juridique qui suffit mais que l’on n’applique pas. « Soumission », le livre de Houellebecq, dit très bien tout ça. J’ai appris l’autre jour que le gouvernement socialiste allait se débrouiller pour interdire des sites qui sont contre l’avortement. Je trouve ça terrible! Je suis moi-même pour l’avortement mais il y a des gens qui peuvent avoir de bonnes raisons contre et on peut en discuter. Le vrai débat, c’est qu’on puisse écouter ce que l’autre a à dire. D’un seul coup, la gauche ne trouve pas liberticide de fermer des sites parce qu’il s’agit de son idéologie. Pourquoi n’interdit-on pas des gens qui dans les mosquées tiennent des propos insultants, incendiaires, antisémites, phallocrates ? On sait très bien que le politiquement incorrect conduit aujourd’hui au tribunal. Si on dit juste qu’on n’a pas le droit de faire de statistiques ethniques, on a droit au procès en racisme, en pétainisme, etc. Et sur de nombreux autres sujets, on n’est pas capable de dire qu’on va faire respecter la loi républicaine. Pourquoi certains propos interdits sont-ils autorisés dans certaines mosquées ? Si l’on n’a pas le droit d’être antisémite, pourquoi a-t-on le droit de l’être dans des mosquées ? Ce sont des zones de non droit où la république ne peut plus fonctionner. La politique ne devrait pas admettre qu’il existe des territoires perdus de la république. Il n’est pas acceptable que les pompiers eux-mêmes ne puissent plus accéder à certains lieux. Il faudrait que des lois interdisent que des mosquées soient salafistes. Ce n’est clairement pas une question de laïcité. Il n’y a pas d’endroits où on a le droit d’être antisémite et d’autres où on ne l’a pas.
Franz-Olivier Giesbert :
A propos du blasphème, tu dis que tu es contre en disant que tu ne le pratiques pas toi-même. Moi non plus. En même temps, il existe une tradition du blasphème en France. Pourquoi ne pourrait-on plus faire aujourd’hui ce qu’on a toujours fait ? On touche là un ressort profond de l’identité française. Les principales figures de cette tradition, que ce soit Cabu ou Wolinski, étaient plutôt des poètes irresponsables qui n’auraient pas fait de mal à une mouche. Ne peut-on pas l’accepter parce que finalement il faut rire de tout ?
Michel Onfray :
Ce n’est pas exactement la même chose, car blasphémer, c’est blesser. Tu as dit un mot important en les traitant d’irresponsables. J’élargis aux prétendus comiques qui sont aujourd’hui des idéologues. Le contenu de Charlie Hebdo est une détestation légale. Je peux rire à certaines choses mais au moins que ce soit fin ! Je n’ai jamais trouvé Stéphane Guillon drôle, notamment dans son sketch sur le cancer. C’est du Bigard de gauche.
Parce qu’il y a des gens prétendument comiques, ils auraient tous les droits. Guillon rit toujours des mêmes sujets avec les même personnes. C’est un rire idéologique. Je ne vois pas pourquoi ils auraient le droit de faire de l’idéologie et que nous ne pourrions pas les critiquer pour cette même raison. J’aimerais que l’humour revienne, parce qu’il est parti. De temps en temps j’écoute France Inter pour me conforter dans l’idée que j’ai raison de ne pas l’écouter. Et quand je tombe sur les comiques du matin, j’entends le studio plié de rire et je me demande si certains auditeurs trouvent ça drôle. Par exemple, Sarkozy est intervenu au cours d’une grande émission politique dans le cadre de la campagne présidentielle. L’une des comiques de France Inter est intervenue après lui, et c’est elle qui a eu le mot de la fin. A un moment donné, je demande que le comique soit intelligent, drôle, non affranchi de la règle morale. On n’a pas le droit d’être nazi ou pédophile quand on est comique. Si l’on estime que l’éthique s’arrête à certains endroits et que certains lieux sont épargnés par l’éthique et par la morale, le comique, l’humoriste, le caricaturiste ont tous les droits et peuvent s’affranchir de toute morale, je vois ça comme un signe de nihilisme. Cabu et Wolinski étaient vraiment des irresponsables.
Franz-Olivier Giesbert :
Mais oui, mais ils étaient surtout de grands enfants, des Gavroche, qui nous faisaient rire, au même titre que Molière. Ils exprimaient ce côté grinçant et formidable de la France. Nous sommes faits de tout cela.
Vous avez cité un certain nombre de personnages. J’ai été un peu inquiet de vous entendre citer Huntington, qui n’est pas toujours du bon côté. Vous vous faites le chantre des sociétés qui doivent se référer au sacré ou à la raison. D’un point de vue sociologique, on a des sociétés traditionnelles qui font référence au sacré, et d’autres plus modernes qui font référence à la raison. A vous entendre, quand vous parlez sérieusement, vous êtes l’élite intellectuelle française qui est là pour expliquer que la France est en pleine décadence, que plus rien ne fonctionne dans ce pays. On a l’impression que vous incarnez la société moderne dans laquelle une partie de la France se trouve encore. Mais toute une partie de la population est dans une société post-moderne, dans laquelle on essaye de porter les choses non pas en dérision mais avec moins de pessimisme. Et ce qu’on retrouve dans l’informatique, internet, etc. constitue une nouvelle forme d’expression. On n’a pas forcément envie d’écouter les concepts religieux, sans dire pour autant que c’est dépassé, c’est important d’en parler, mais ce n’est pas forcément central.
Êtes-vous des idéologues de la modernité ou vous situez-vous également dans la post-modernité ?
Franz-Olivier Giesbert :
A vous entendre, j’ai compris que j’étais catalogué dans la catégorie des vieux cons après ma défense de Charlie Hedbo. Il se trouve que parmi ces acteurs de la France d’avant, j’avais des amis.
Vous parlez de nous comme des idéologues. Michel considérera sans doute cela comme une insulte, et moi je ne m’y reconnais pas du tout. Je ne fais pas partie des élites, je suis plutôt romancier après avoir été journaliste. Je ne me prétends ni idéologue, ni philosophe. J’ai lu des livres et j’essaye de répondre à vos questions. C’est tout.
Michel Onfray :
Moi qui ai la chance d’avoir Franz comme ami suis bien placé pour dire qu’il est avant tout romancier. Il y a le Franz de la télé, du journal, des médias, etc. Ce n’est pas forcément celui-là qui serait devenu mon ami s’il n’avait été que cela. Mais il y a aussi chez Franz une dimension essentiellement poétique. Lisez « Dieu, ma mère et moi », c’est un livre formidable de penseur et d’écrivain, qui donne sa vision du monde. En ce sens, il est un artiste, et les artistes sont pour moi, et je cite Rimbaud à ce sujet, des espèces de sismographes. Ce sont ceux qui sentent les mondes avant les autres. Comme certains animaux sont capables d’être tétanisés avant qu’un tremblement de terre n’ait lieu. Je ne le dis pas parce que c’est mon ami mais c’est parce qu’il est comme ça que c’est mon ami. Il n’est pas non plus du tout un intello qui vient vous dire la vérité du monde. Pas du tout. On voit dans « Dieu, ma mère et moi » dans quel monde il avance. Un mélange de Sainte Thérèse de Lisieux et de véganisme mâtiné d’un peu de Spinoza, c’est ce qui fait tout son charme. Il n’est pas là pour donner des leçons.
Quant à moi j’assume le fait de pouvoir dire les choses, et si vous êtes là, c’est que vous étiez d’accord pour les entendre. Pour répondre à votre question, je ne sais pas ce que ça veut dire moderne et post-moderne. Cette dernière expression très ancienne utilisée par Jean-François Lyotard pour faire le titre d’un de ses livres était déjà un terme emprunté à l’architecture. Je ne suis pas de ceux qui sont dans le post parce que cela suppose une idéologie hégélienne qui suppose « la mort de ». La mort de l’art, de la philosophie, du beau, de la république, de la nation, de la modernité, etc. Cette idée propose que certaines personnes voudraient être post post modernes. Ce sont des catégories que je n’utilise pas. J’ai plutôt tendance à dire que je suis le contemporain de moi-même et de Franz !
Ma question s’adresse à Michel Onfray. J’étais surprise de vous voir désigné comme faisant partie de la fachosphère de gauche, cette vingtaine d’universitaires qui ont réagi après la parution du livre de Gouguenheim. Parmi eux, Alain de Libera, médiéviste, qui enseigne actuellement au Collège de France. C’est l’un de ceux qui a le plus travaillé sur Averroès et publié un nombre considérable d’ouvrages. Il nous dit que c’est grâce aux Arabes, qu’on le veuille ou non, qu’on a eu connaissance en Europe de la totalité de l’œuvre d’Aristote traduite, commentée et enrichie. Il nous parle également d’Averroès comme d’une figure arabe de la rationalité européenne, et de rappeler l’enseignement d’une pensée greco-arabe dispensée dans les principales universités à Paris, Bologne, Oxford et Padoue. A Paris, elle a enrichi, dérangé, tout un pan de l’université, à commencer par Saint Thomas d’Aquin qui s’est enrichi aussi grâce à la pensée de Maïmonide. Cet enseignement a également chamboulé toute la pensée à Bologne et Padoue. Au point qu’on a pu parler d’un averroïsme latin. D’autres ouvrages conséquent ont été publiés dans la même veine en Italie et en Espagne.
Ces auteurs font-ils partie de la fachosphère dont vous parlez ?
Je voudrais réagir également concernant le burkini. Ce burkini qui a essaimé sur la planète entière est une horreur pour le monde musulman. Nous le devons aux grands amis de l’Occident que sont le Cathare et l’Arabie Saoudite, ne l’oublions pas. Dispensant l’un le salafisme, et l’autre le wahhabisme. Je rappelle le combat mené dans les années 80 par un médiéviste et philosophe musulman Arkoun, éminemment laïc et homme de grande valeur. Arkoun voulait un institut laïc de la pensée musulmane à Strasbourg. A l’époque, il était soutenu par tout un pan de l’intelligentsia, à commencer par Paul Ricœur et Jean Bobérot. Nous n’avons jamais eu cet institut. A la place, nous avons eu un institut de la pensée islamique financé par l’Arabie Saoudite.
Michel Onfray :
Vous dites deux choses. D’abord vous parlez d’Alain de Libera, mais vous savez, on peut dire des choses fausses en étant au Collège de France. Cette institution n’est pas une garantie d’intelligence et de vérité. On peut être au Collège de France et se situer dans le politiquement correct. Foucault qui était au Collège de France a dit de l’ayatollah Khomeini qu’il était formidable, que la révolution iranienne était fantastique. Roland Barthe y disait que la langue était fasciste. On pourrait aligner une collection de bêtises dites par des gens qui en faisaient partie. Être universitaire n’est pas non plus pour moi une garantie. Alain de Libera pense ce qu’il veut mais il a tort. Je souhaite vous renvoyer à Rémi Brague, tout aussi diplômé que d’autres, et qui dit sur Averroès, sur lequel il a beaucoup travaillé des choses qu’Alain de Libera ne nous dit pas. Averroès fait par exemple l’éloge du djihad militaire et guerrier. Il faut arrêter le politiquement correct qui consiste à dire qu’Averroès était quelqu’un d’absolument formidable. Quand on fait un lycée musulman en France, on l’appelle Averroès, parce que ce serait le symbole de l’ouverture, de l’intelligence, etc. Le cinéaste égyptien Youssef Chahine a réalisé un Averroès politiquement correct. C’est un grand cinéaste mais il n’a pas travaillé en profondeur. Il est juste parti dans une pensée idéologique qui consiste à présenter Averroès comme un grand penseur de la modernité et de l’ouverture. Ce n’est pas vrai ! Je voudrais parler à ce sujet de la théorie des deux vérités. Il s’agit de la fameuse taqiya qui nous permet aujourd’hui de dire une chose et son contraire en estimant que ce que vous devez comme vérité se décline en fonction de votre interlocuteur. Vous pouvez parler sur le registre de la foi, vous pouvez parler sur le registre de la raison. Vous avez ainsi deux vérités faussement contradictoires parce que l’une est destinée au petit peuple qu’il faut mener par le bout du nez, et l’autre aux théologiens capables de comprendre. C’est ça Averroès, c’est la duplicité, le refus de la rationalité, l’éloge du djihad militaire. Je vous renvoie aux textes. Et si Alain de Libera ne veut pas lire ces textes-là, ou les mettre de côté, libre à lui. J’ajoute que je souhaiterais juste qu’on fasse la démonstration à Sylvain Gouguenheim quand il écrit « Aristote au Mont St Michel », qu’il a tort, que Jean de Venise n’existe pas, que les traductions dont nous parle Alain de Libera sont antérieures à celles effectuées par Jean de Venise. Les traductions sont postérieures. Le premier travail, c’est Jean de Venise qui l’a réalisé, c’est un chrétien syriaque, on n’y peut rien. Il faut faire de l’Histoire. Les idéologues ne font jamais d’Histoire. Sylvain Gouguenheim nous dit que les traductions faites dans l’école de Tolède, celles sur lesquelles tablent les gens qui nous disent que les Arabes ont tout inventé, sont postérieures au travail de Jean de Venise.
Et peu m’importe le diplôme de l’auteur que je lis. Quand je lis un texte, ce qui m’importe, c’est de savoir si ce que je lis est vrai ou pas. Quand le lis Averroès, je n’y trouve pas ce que j’entends aujourd’hui. La théorie de la double vérité est une catastrophe. L’éloge du djihad militaire en est une autre.
Vous avez utilisé le terme « négation du réel ». C’est une notion qui m’interpelle beaucoup. Vous avez parlé de Judith Butler. Cette personne a certainement des connaissances historiques, une capacité à exercer sa raison très élevée, mais je suis effrayé de voir l’impact de ces idéologies basées sur des abstractions et non pas sur le constat du réel.
D’où vient cette tendance à bâtir, répandre de idées basées sur de pures abstractions ? Et qu’est ce qui peut s’opposer à ça ? Quels textes ? Quelles personnalités ? Quel texte sacré ?
Michel Onfray :
J’ai écrit jadis un livre qui s’appelait « Le réel n’a pas eu lieu », sous-titré « Le principe de Don Quichotte ». J’ai toujours été très intéressé par le principe de dénégation. Pourquoi, devant l’évidence, les gens vous disent que ça n’a pas eu lieu. Je ne supporte pas les gens qui nient le réel. On peut dire que l’on s’est trompé, et puis on passe à autre chose, ça on peut l’admettre. La dénégation renvoie à la psychanalyse. Et le déni n’est pas seulement une logique freudienne. Freud dit que ce que l’inconscient est censé porter surgit à la conscience, il y a un travail de la censure, et puis d’un seul coup on vous dit non, ce qui devait avoir lieu n’a pas eu lieu. La dénégation est un mécanisme de défense du dispositif de ce que Freud appelle la première topique, c’est ce qui permet à l’inconscient de rester tranquille avec ses affaires et ses affects. J’ai cherché une figure stylistique qui me permettrait d’illustrer cette question. J’ai choisi Don Quichotte et ses moulins. Flanqué de Sancho Panza, Don Quichotte dit des moulins qu’il croise sur son chemin que ce sont des chevaliers qui le menacent. Pourquoi ? Comment ça marche ? C’est là toute l’ironie et la drôlerie de Cervantes. Don Quichotte est formaté par l’idéologie chevaleresque. C’est un grand lecteur d’idéologie chevaleresque, et de ce fait tout en est marqué à ses yeux. Il ne voit jamais le réel. Tout est projection de chevaliers, de princesses, de tournois, etc. Pour d’autres, le schéma sera freudien, pour d’autres, il sera chrétien, musulman, juif ou autre. Il est question d’une formation de l’esprit. Tout se trouve filtré par son propre schéma. Ce qui a pour conséquence de donner certaines directions à chaque fois que quelque chose advient. Et Sancho Panza, Sancho « le ventre » qui est un bonhomme assez terre à terre, plein de bon sens, ne comprend pas que son ami voit des choses qui n’existent pas. Par son récit, Cervantes dit qu’il faut en finir avec l’idéologie chevaleresque. Ce mécanisme se trouve chez de nombreuses personnes qui ont été « fabriquées » par les parents, l’époque, l’école, les médias, etc. à une idéologie particulière. J’ai connu à la fac un professeur marxiste léniniste qui était rentré lacanien parce qu’il avait lu Lacan pendant ses vacances, avant de devenir chrétien. Ce professeur passait en permanence à côté du réel. Aujourd’hui, il passe tout à la moulinette chrétienne. Toutes les constructions idéologiques n’invitent pas à penser mais vous imposent ce qu’il faut penser parmi le bien, le mal, le laid, le beau, etc. Peu de gens sont capables d’échapper à ces formatages. Donc quand le réel donne tort à votre formatage, soit vous donnez tort au formatage et vous dites que c’est le réel qui a raison, soit vous ne voulez pas vous détacher de votre idéologie et dans ce cas, c’est le réel qui a tort. Certains intellectuels sont enferrés dans leur idéologie, et ne voient pas ce que dit le réel. Franz a le souci du réel quand il fait son travail de journaliste. Il s’adosse à des faits et propose à ses lecteurs de réfléchir sur le réel. La dénégation fonctionne parce qu’on n’a pas envie d’être inquiet, on n’a pas envie de savoir, on a peur du vide. On préfère donc une illusion, voire une erreur, qui nous sécurise plutôt qu’une vérité qui nous inquiète. De nombreuses personnes sont d’abord dans leur logiciel qui les dispense de penser. Et si vous les interrogez, soit ils se fâchent, soit ils vous disqualifient ou vous insultent, etc. Nous ne sommes pas libres. Nous ne sommes pas capables de voir le réel tel qu’il est. Et une des catastrophes française en matière de philosophie, ou d’approche intellectuelle au sens large, c’est que nous sommes kantien hégélien allemand. Les Allemands sont dans une logique de concept. Peu importe le réel. Le prolétaire concret qui souffre, ce n’est pas important. Ce qui compte c’est le concept du prolétariat. Nous sommes en France dans une logique idéologique et conceptuelle, éloignée du fonctionnement anglo-saxon qui est beaucoup plus concret et utilitaire. Les intellectuels français sont beaucoup plus souvent dans la préférence du concept plutôt que dans le souci du réel et de la réalité, parce qu’avec les idées, on peut tout faire, avec le réel, ce n’est pas le cas. Le réel résiste. Le jour où vous avez compris cela, vous êtes bien seul mais vous êtes dans la jubilation de voir le monde tel qu’il est, ou au moins vous vous situez dans une logique qui vous incite à voir le réel tel qu’il est.
Franz-Olivier Giesbert :
Dans le même ordre d’idée, je vous invite à lire un petit livre désopilant qui s’appelle « Le négationnisme économique » écrit par deux professeurs d’économie, Pierre Cahuc et André Zylberberg. Ils choisissent d’écrire sur un certain nombre de thèmes traités par de soit-disant économistes qui affirment des choses tout à fait invalidées, par des études très sérieuses qui ont été elles, réalisées par de véritables économistes. On s’aperçoit ainsi que des choses sont dites en permanence par des gens qui ne sont pas réellement compétents mais qui vont s’ériger en économistes. Il s’agit d’un phénomène typiquement français. Ils vont vous dire par exemple que la réduction du travail a créé beaucoup d’emplois, avancent l’idée que les 35 heures ont créé 2 millions d’emplois, sans aucune preuve.
Michel Onfray :
J’ajoute au sujet de cet ouvrage qu’il reste un livre idéologique dans la mesure où quand on est informé en matière d’économie, on défend des thèses libérales.
Franz-Olivier Giesbert :
Je vois ce que tu veux dire mais je te rassure ce livre est extrêmement bien documenté par de très nombreuses études menées sur 10 ou 20 ans. L’économie, c’est aussi une science.
Michel Onfray :
Je persiste à penser que c’est une science humaine.
Franz-Olivier Giesbert :
C’est aussi une science mathématique sur un certain nombre de modèles. Pas sur tout, pas sur la gestion d’un pays par exemple parce que dans ce cas, il y a une grande part de psychologie qui entre en compte. Mais par exemple, quand on parle des impôts, c’est une science. Quand on augmente les impôts de 1 point de PIB, on baisse la richesse nationale du pays, c’est mécanique.
Michel Onfray :
Je ne suis pas d’accord, c’est comme si on disait qu’on n’a pas le droit d’être athée si on n’est pas curé. Les auteurs disent « si vous aviez une compétence en matière d’économie, vous ne diriez pas ce que vous dites. Ce que vous dites fait la preuve que vous n’avez pas de compétences en matière d’économie ». La compétence étant sanctifiée par la profession de foi libérale.
Franz-Olivier Giesbert :
Je ne parle pas de compétence mais je dis que sur certaines études, tout le monde sait tout sur tout, il n’y a plus de sachant. Sur internet on est aussi bien photographe que médecin parce qu’on a lu 2 ou 3 infos. Mais en économie, il faut avoir lu les études qui ont été faites, s’être renseigné avant d’annoncer des règles totalement fausses. Le keynésianisme et autres approches peuvent changer avec le temps mais il y de nombreux phénomènes qui ont été étudiés, infirmés ou confirmés et qui doivent être lus et assimilés avant d’avancer certaines annonces.
Michel Onfray :
Nous finirons donc sur un désaccord !