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Philippe CROIZON

Vous avez dit impossible ?

Philippe CROIZON, amputé des 4 membres, est devenu sportif de haut niveau et chasseur d’exploits, notamment la traversée de la Manche à la nage…

Dans un one-man show magistral, il nous transmet son incroyable énergie de vie !

101° rencontre du CERA du 16 novembre 2021

Accueil par Jean Michel Mousset : Depuis vingt ans nous avons rencontré environ cinq experts par an, cela commence à compter. Nous sommes à l'affût de bons experts qui peuvent nous faire réfléchir, mais aussi nous faire ressentir des choses. Celui que nous allons recevoir ce soir, nous l'attendions depuis longtemps. Il est très demandé car il fait des choses extraordinaires. Tout le monde veut le voir et l'entendre. Nous pouvons dire que c'est une vedette. Très présent sur les réseaux sociaux, souvent à la télévision, il attire la lumière. C’est surtout un homme magnifique que nous recevons ce soir, Philippe Croizon.

 

Philippe Croizon :

Ce soir, nous allons vivre un moment de partage et je vais commencer par un petit mot, un mot tout bête auquel j'ai cru jusqu'à l'âge de 26 ans. Ce mot est "Impossible". Combien de fois j’ai entendu "Philippe, c'est impossible, tu ne peux pas faire ça". Combien de fois on vous l'a dit et surtout, combien de fois vous vous êtes dit "C'est impossible, je ne peux pas faire ça" !

A 26 ans j'ai eu un accident, je suis arrivé dans un centre de rééducation et là, j'ai compris que l'impossible n'existait pas, que l'impossible c'est juste nous. C'est quoi nos rêves, c'est quoi nos objectifs ? J'y reviendrai tout à l'heure.

Après avoir traversé La Manche à la nage, fort de ce succès, je ne voulais pas me séparer de mon équipe. Alors j'ai regardé la mappemonde et j'ai vu que l'on pouvait relier les cinq continents à la nage. Mais cette fois-ci je ne voulais pas le faire tout seul, je voulais le faire avec un camarade. Un nageur valide et un nageur handicapé, tous les deux, cela allait être une aventure extraordinaire. Fort de mon succès, je suis allé voir les chaînes de télévision, TF1, M6, France Télévision. « Vous voulez bien faire un documentaire avec moi ? On va relier les cinq continents à la nage, on va montrer à tout le monde que tout est possible. On va vivre une aventure humaine ». Ils nous ont répondu « Ce n’est pas possible. Un mec comme toi en prime time, à 20h50, un mec sans bras et sans jambe, laisse tomber, c'est anxiogène. Personne ne regardera, t'es malade ! »

Je ne me suis pas découragé, je suis parti avec mon cameraman, Robert Iséni, avec qui j'avais fait un premier film "La vie à bras le corps". Nous sommes arrivés en Papouasie Nouvelle Guinée pour relier l'Océanie à l'Asie. Nous avons sympathisé avec un papou, et le jour où nous nous sommes mis à l'eau, le papou s'est jeté à l'eau avec nous. Le problème c’est qu'il ne savait pas nager. Il ne savait pas nager à l'horizontal, alors nous l'avons vu plonger, remonter à la surface et tirer les bras, replonger et remonter pour tirer les jambes. Au bout d'une demi-heure, il nageait au même rythme qu'Arnaud. Une heure plus tard, le papou était toujours là. Deux heures plus tard, le papou résistait, trois heures plus tard, le papou commençait à être cuit, on lui a donné des sucres rapides et des sucres lents pour qu'il puisse continuer et quand nous sommes arrivés en Indonésie, 7h35 plus tard, il y avait un nageur valide, un nageur handicapé et un papou. Extraordinaire, non ? Grâce à sa volonté, il est arrivé au bout avec nous.

Nous avons envoyé les premières images à France Télévision. Georges Pernoud de Thalassa les a vues tandis que nous étions déjà partis pour traverser la Mer Rouge. En plein milieu de notre traversée à la nage, notre chef d'expédition nous a dit que Thalassa voulait un documentaire. Tout heureux, j'imaginais un 26 minutes alors que Thalassa voulait un 110 minutes ! Le premier 110 minutes de l'histoire de la télévision sur Thalassa, qui est passé le 30 novembre 2012. Nous avons eu 3 millions de téléspectateurs. Cela veut dire que c'est possible, non !

Par la suite, nous avons traversé le détroit de Gibraltar, et nous avons terminé par le détroit de Béring entre l'Alaska et la Sibérie dans une eau à 0°.

Mais avant d'en arriver là…

Tout a commencé pour moi le 5 mars 1994. Il m'est arrivé le pire.

J'avais un petit garçon âgé de 7 ans, Jérémie, un petit bébé allait arriver et la maison était devenue trop petite. Il fallait déménager. Il y avait sur le toit de la maison une antenne de télévision que j'ai voulu retirer. J'ai pris une échelle en aluminium que j'ai plaquée sur le pignon de la maison. Je me tenais à la cheminée pour ne pas tomber. J'avais bien vu la ligne électrique qui passait derrière, mais je me suis dit "Ça passe, y'a pas de raison". J'ai pris l'antenne dans mes mains et, pour avoir plus de force, j'ai posé les deux tibias sur le barreau de l'échelle en aluminium, créant un contact avec la terre, et là, 20 000 volts ont traversé mon corps. Le courant est entré par les mains, est ressorti par les jambes et a brûlé ou plutôt carbonisé les extrémités de mon corps. La ligne s'est coupée automatiquement mais le personnel d’EDF a fait une grosse bêtise. Croyant qu'une branche était tombée sur les câbles, ils ont rétabli trois fois le courant pour faire tomber la branche. Au premier impact, arrêt cardiaque. Au deuxième impact, je suis revenu à moi et à partir de là, je n’ai plus perdu connaissance. Ils ont rétabli le courant, mais cette fois manuellement. Un voisin m'a vu, il a chaussé des bottes en caoutchouc, a pris un extincteur, est monté à l'échelle et m'a éteint à deux reprises. Pour le remercier je lui ai fait un clin d’œil et nous sommes devenus super potes, il m'a sauvé la vie.

Imaginez la scène, la nuit tombe, les pompiers arrivent, me descendent tant bien que mal de mon échelle et me mettent dans une ambulance du SAMU qui prend la direction du terrain de foot. Conscient, j’entends les échanges pour me faire les premiers soins. Je leur crie une seule chose "Je vous en supplie, endormez-moi, endormez-moi !" Le terrain de foot n'ayant pas d'éclairage, les ambulances se mettent en cercle sur le terrain pour l'éclairer. L'hélicoptère réussit à se poser. Une fois transféré à l'intérieur, on me place un casque sur les oreilles et j'entends la voix du pilote "Bonsoir Philippe, je m'appelle Jean-Philippe Guérin. Je suis venu te chercher, tu restes avec moi, mon gars". Et là le gars commence à me raconter sa life. Il m'explique que tout petit il rêvait d'être pilote d’hélicoptère. Alors il est rentré dans la gendarmerie pour réaliser son rêve. Le mec me raconte sa vie et bizarrement, je m'accroche à cette voix qui me parle dans la nuit et je me sens bien. Tellement bien que mon cœur s'arrête ; le médecin urgentiste me redonne du courant. Pendant le voyage j'ai fait deux arrêts cardiaques. Au deuxième arrêt cardiaque, le pilote, qui était super gentil, super doux, penche l'hélicoptère et me crie "J'ai pris tous les risques pour toi, tu ne peux pas m'abandonner maintenant, reste avec moi mon gars, reste avec moi. Regarde la lueur là-bas, c'est Tours. On arrive !" Il pose son appareil, me fait un petit signe de la main pour me dire au revoir. Pour lui dire merci, je lui fais un clin d’œil et nous sommes devenus, là aussi, super potes.

Je me suis retrouvé au service des grands brûlés à Tours. L'anesthésiste arrive avec sa petite seringue magique, enfin il va m'endormir, enfin c'est le soulagement. Pourtant cela va être le début de l'enfer. Pas pour moi car je vais dormir. L’enfer pour mon père, ma mère, pour mon frère et mon épouse. C'est à eux que va revenir la décision. Un jour on va leur dire "Nous sommes désolés, nous ne pouvons pas sauver le bras droit". Quatre jours plus tard, ce sera le bras gauche. Quelques semaines plus tard, on leur dira "La jambe droite malheureusement n'est pas viable". Imaginez ce que ça représente pour un père, une mère, un frère, une épouse, de prendre une décision aussi atroce.

La première nuit, j'ai un épisode de réveil de quelques secondes. Je n'en ai pas le souvenir, c'est ma mère qui me l'a raconté. Était-ce un moment d'humour ancré au plus profond de moi-même ? Maman me demande "Ça va mon garçon ?" et je lui réponds "Là je crois que je suis cuit " et je me suis endormi pour de bon.

Quand je me réveille, au bout de deux mois, je me rends compte qu'il me manque deux bras et une jambe. Je crie, je hurle, mais il me reste la jambe gauche et je m'accroche à elle, comme à une bouée de secours. C'était peut-être mon côté optimiste. Le journal économique Ecoréseau m'avait élu l'homme le plus optimiste de l'année 2017 dans la catégorie "électron libre".

Quelques jours plus tard une délégation de médecins entre dans ma chambre. Ils défont mes bandages, voient mon tibia, sur le dessus une petite tache noire. Ils m'expliquent que la moelle osseuse est brûlée et que l'on va être obligés de l'enlever. Là, je m'effondre. Quelle va être ma vie, sans bras et sans jambe ? Puis-je imaginer ma vie ainsi ? J'ai alors un réflexe normal, c'est de vouloir partir. Arrivé à ce genre de handicap, vous avez cinq phases à franchir, cinq phases obligatoires pour parvenir à se reconstruire.

La première est l'abnégation, on refuse la sanction, on refuse la punition. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Il n'y a pas de réponse aux pourquoi. Les pourquoi sont là pour vous harceler.

Après vous avez la phase de négociation "Je peux quand même aller chercher ma baguette, je peux quand même sortir le chien". Moi, c'était entre vivre et mourir. Une partie de mon cerveau disait "Arrête!" et l'autre partie disait "Attends, peut-être que..."

Ensuite vient la phase de la dépression, la phase de la colère puis celle du retour à la vie, l'acceptation.

J'ai réussi à franchir ces cinq phases grâce à ma famille et mes amis. Ils ont toujours été à mes côtés pour m'épauler. Une phase peut durer un jour, une semaine, un mois, un an ou toute la vie. On peut rester bloqué sur une phase toute sa vie si on n'a pas une personne à qui parler, avec qui pleurer. Tout le monde a cherché à me ramener à la vie. Je ne les ai pas entendus, y compris ma grand-mère, un roc dans la famille, qui m'a élevé quand j'étais petit. Je ne l'ai pas entendue. J'avais même un psy à l'ancienne, avec son stylo et ses hummmm. Je pense qu'il souhaitait me voir entrer dans la phase de colère, que je m'exprime, que je sorte cette rage, cette haine de l'accident. Il n'a pas réussi.

C'est mon oncle qui m'a parlé, avec des petites phrases anodines "Écoute Philippe, j'ai perdu mon papa très jeune. Toi, tu es encore vivant mon garçon. Pense à Jérémie, pense aussi à Grégory - le petit bébé qui est né deux mois après l'accident. Quand je suis arrivé au monde une nouvelle fois, mon petit bébé arrivait au monde en même temps que moi. "Tu ne crois pas que ce serait bien que tu sois là pour le guider sur le chemin de la vie". A partir de ce moment-là, j'ai décidé de vivre, d'où le titre de mon premier livre "J'ai décidé de vivre".

Là j’ai totalement changé de comportement "Papa emmène-moi, je veux les meilleures prothèses. Papa renseigne-toi, je veux faire de la plongée sous-marine. Papa, je veux être pilote de Formule 1". Il me fallait une tonne d'informations pour redémarrer. Il fallait que je sache où j’allais, je voulais connaître mon chemin. Mon père croyait que j'avais pété les plombs.

Mais avant de continuer mon parcours, il faut que je vous explique une erreur de mon père. Il ne l'a pas fait exprès, il voulait me protéger. Pour mon père, il faut être fort, il faut être courageux devant tout le monde, il demandait à ceux qui venaient me voir de ne jamais pleurer. « Je veux que nous lui montrions une famille forte, des amis soudés ». Alors sur mon lit d’hôpital, je les voyais passer les uns après les autres, les plus courageux tenaient entre 30 secondes et 1 minute et brutalement ils avaient envie de boire un café. Personne ne pleurait et je pensais que tout le monde se fichait de mon état. Mais alors cela veut dire que je dois être fort, qu'il faut que je les protège. J'ai tenu ce rôle pendant sept ans. Pendant sept ans tout le monde s’auto protégeait les uns les autres. Personne ne m'a parlé de ce qu'il avait ressenti le jour de l'accident ou les jours qui ont suivi. Le pire des poisons sur la terre, c’est de ne pas parler, de ne pas communiquer, de ne pas dire ce que l'on ressent.

Après trois mois, je suis allé dans un premier centre de rééducation, à Valenton en Seine et Marne. Quand je suis arrivé là-bas, le médecin chef m’a dit "Écoute Philippe, dans l'état où tu es je pense que ton petit bébé marchera avant toi". Vous avez compris que ce n'était pas ce qu'il fallait me dire. A ce moment-là, j'ai fonctionné par objectifs à atteindre. Un objectif plus ou moins lointain, plus ou moins dur, mais un objectif pour continuer à vivre. J'ai répondu au médecin chef "Dans cinq mois, c'est les 50 ans de mariage de mes grands-parents. Dans cinq mois il faut que je sois debout pour ma grand-mère". "Ça va être compliqué mon garçon". "On verra bien". J'ai suivi deux heures de rééducation le matin et deux heures l'après-midi.

La première semaine, je n'étais pas bien. Mon bébé était à 300 km, mon garçon et celle que j'aimais aussi. Alors le médecin chef a fait préparer une chambre pour ma petite famille. Pendant trois mois, ils étaient à côté de moi et j'avais l'énergie et le moral pour faire tous les exercices possibles. J’ai eu mes premières prothèses plâtre, bois et métal. Elles n'étaient pas faites pour marcher mais pour être allongé et sanglé sur une table que l'on remontait de quelques degrés chaque jour pour m'habituer à la verticalité. Un jour, trouvant que cela n'allait pas assez vite, j'ai appuyé sur le bouton de commande. Je suis tombé dans les pommes et me suis fait engueuler par les médecins et le kiné "T'es un grand malade, calme-toi". Mais moi j'avais un objectif à atteindre. Quatre mois plus tard, j'avais fini ma verticalisation et demandé à deux kinés de me mettre debout. Ils m'ont mis entre des barres parallèles, puis ils me tenaient à peine pour ne pas tomber et j'ai fait mon premier pas. Devant mon petit bébé, j'ai fait "Yes !" Un mois après, c'était les 50 ans de mariage de mes grands-parents, je suis revenu à Saint Rémy sur Creuse, le petit village de mes grands-parents, là où j'ai eu mon accident. Personne ne savait que j'allais arriver. Toute la famille et les amis étaient dans la salle des fêtes. Équipé de grosses prothèses, entouré de mon père et de mon frère, j'ai fait mon entrée dans la salle tel un robot. J'avais réussi mon premier pari, marcher pour les 50 ans de mariage de mes grands-parents. Tout est possible ! J'ai compris que l'impossible n'existait pas, que l'impossible c'est juste nous.

Je suis ensuite allé dans un autre centre de rééducation, à Kerpape en Bretagne. J'y ai rencontré mon mentor, l'homme qui a changé ma vie, l'homme qui a changé mon regard. Pour être honnête, j'avais peur du monde extérieur et surtout j'avais honte de mon nouveau schéma corporel. Je ne savais pas comment affronter les gens. J'arrive dans le bureau de ce médecin chef, le docteur Bunuel, il me regarde et me dit "Tu sais pisser tout seul ?". Je lui dis "On ne se dit pas bonjour d'abord, ça me parait bien pour un début". "Je t'ai posé une question simple : tu sais pisser tout seul ou pas ?". Je lui dis "Non, j'ai besoin d'un coup de main". "Manger, tu manges seul ?" "Non, j'ai besoin d'un coup de main". "Et bien tu as fait quoi à Paris ?" "Des progrès, je marche". "Ok, t'es là pour ton permis de conduire. Dans trois semaines tu auras ton permis de conduire. Dans trois semaines, tu sauras manger seul. Dans trois semaines, tu sauras pisser seul. Dans trois semaines, ça, ça, ça..." J'ai plus appris en trois semaines en autonomie dans ce centre de rééducation qu'en dix-huit mois à Paris. Dans son bureau, il y avait une porte sur laquelle était marqué « Interdit ». Il m'a regardé et m'a dit "Va l'ouvrir". Et moi un peu timide "Pourquoi voulez-vous que j'ouvre cette porte, c'est quoi le but ?" "Pour toi mon garçon, il vaut mieux ne rien interdire. Ose, tente ta chance et surtout malheureux, n'attends pas que les gens viennent vers toi, va les chercher, provoque-les, fonce".

Je l'ai écouté. Enfin pas tout de suite parce que le plus dur dans ce que je viens de vous expliquer, ce n'est pas l'accident, ce n'est pas le centre de rééducation, même si c'était des litres et des litres de larmes et de sueur. Le plus dur, le plus violent, c’est le retour à la maison. Il n'y a rien de pire que le retour à la maison. La première semaine, le premier mois, la famille et les amis sont là, mais après, tout le monde reprend sa vie et c'est normal. Ce n’est pas eux qui ont eu un accident.

Quand je suis revenu chez moi, je suis entré dans la phase "gros con". Ma première erreur a été la télévision. Je me couchais vers trois - quatre heures du matin et pendant sept ans j'ai fait lit/canapé, canapé/lit. Je n'ai pas compris que je me refermais sur moi-même. Je suis entré dans la phase de dépression, semi-dépression, semi-colère, on ne sait pas trop.

Ma deuxième erreur a été que mon infirmière et mon aide-soignante étaient mon épouse. "Chérie, j'ai soif", "Chérie, j'ai envie de faire pipi", "Je suis sur le canapé. Fais ceci ou cela !" "Les enfants sont à table, on va manger. Oui mais je regarde la télé, donne-moi un plateau télé". Au bout de sept ans, elle est partie. Elle a tenu le choc pendant sept ans, tout de même. Quand elle est partie, je m'étais préparé. C'était à moi de partir, j'ai voulu mettre fin à mes jours. J'ai mis mes prothèses, j'ai pris ma voiture, je suis descendu à l'épicerie du village et j'ai acheté une bouteille d'alcool pour me donner du courage, moi qui ne bois jamais d'alcool. J'ai demandé à l'épicier de m'ouvrir la bouteille, ne pouvant pas le faire moi-même. Je suis allé jusqu'à la rivière. J'ai bu quelques gorgées d'alcool. Je suis sorti de la voiture et j'ai commencé à marcher vers la rivière, mais un peu bourré et avec des prothèses, je ne suis pas allé bien loin et je me suis retrouvé dans l'herbe. Les pompiers m'ont retrouvé quelques heures plus tard, m'ont emmené à l'hôpital de Châtellerault. Quand je suis arrivé à l'hôpital, j'ai entendu mon père "Pourquoi tu nous fais ça maintenant ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi sept ans plus tard ? Pourquoi tu n'as rien dit ? Pourquoi tu n'as pas dit ce que tu ressentais ?" Sept ans de silence, à s'autoprotéger les uns les autres. Mes parents ont eu besoin d'un psy, mon frère a eu besoin d'un psy, mes enfants et mon ex-femme aussi.

Au bout d'un an, je me suis senti mieux.

Durant trois ans, j'ai vécu avec les deux garçons, la maman n'était pas loin, les garçons étaient soit chez papa, soit chez maman. Au bout de trois ans je me suis dit "Je ne suis pas fait pour vivre tout seul, j'ai envie d'aimer et de me sentir aimé à nouveau. Nous vivons une époque formidable. Sur Meetic, j'ai mis une photo, de ma tête uniquement, bien sûr. Elles me trouvaient sympa. Au bout de quelques semaines, elles me proposaient de se rencontrer. Houlà, il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit... Je suis un peu handicapé. Silence, le mec sympa, jovial, qui adore les enfants, était jeté à la poubelle. Je ne correspondais plus aux critères. Vous me connaissez, je suis un peu têtu. Je me ramassais râteau sur râteau à force de répéter quelque chose qui ne marchait pas.

Arrête, regarde ce qui se passe ! Mais ce qui est extraordinaire sur ce type de site de rencontre, c'est que l'on peut choisir ce que l'on veut, il suffit de cocher les cases. J'ai vu passer une fiche, tout le contraire de ce que je recherchais. Elle ne m'intéressait pas trop mais je me suis dit que j’allais tout de même lui envoyer un message. On ne sait jamais. Je lui ai envoyé un message complètement stupide, "Comme tu le vois sur la photo, j'ai les cheveux dans le vent mais le vent était trop fort et je ne les ai pas retrouvés" et elle m'a répondu de façon tout aussi stupide "Écoute si le vent souffle vers moi, je te les ramène". Nous nous sommes mis à nous parler pendant des heures et des heures au téléphone et un jour elle est venue à la maison, une première fois puis une deuxième fois et à la troisième, elle est venue avec un bouquet de roses rouges. "C'est le garçon qui fait ça normalement ?" elle m'a répondu "Je crois bien que je t'aime". "Je crois bien que moi aussi". Cela fait quinze ans que nous sommes ensemble avec Suzanna. Elle a trois filles, moi j'ai deux garçons et ensemble nous avons un chien, trois chats, un cochon d'Inde et un poisson rouge. Tout est possible !

Tout est possible ! Pourquoi ? Parce que j'ai tenté ma chance, je n'ai pas attendu que ça vienne et là j'ai compris que ça fonctionnait, que l'on pouvait vraiment aller vers l'autre.

Un jour de Noël, nos cinq enfants se mettent autour de moi, ils me tendent une enveloppe en me disant "Joyeux Noël papa". A l'intérieur de l'enveloppe, un de mes vieux rêves, un saut en parachute. « Papa nous avons tout organisé, tu vas faire un saut en parachute à Royan à 4200 m d'altitude ». Voulaient-ils se débarrasser de moi ?

J'ai fait ce saut en parachute et de nombreux journalistes sont venus, Jean Luc Delarue, France3, la presse écrite, la radio. Après le saut, un journaliste de France 3 est venu me demander "Quel sera votre prochain objectif". Je me suis souvenu alors d'un Thalassa, deux mois après mon accident, montrant une jeune fille de 17 ans, Marion Hans en train de traverser La Manche et j’ai répondu "Peut-être qu'un jour je traverserai La Manche à la nage" et en bon journaliste, il m’a dit, dubitatif "Le jour où vous le faites, vous me prévenez".

Je n’ai rien dit à ma famille et quatre mois plus tard ce journaliste m’a rappelé pour m'inviter sur le plateau du 19-20 de France3. « Je n'ai jamais fait de télé de ma vie, quel est l'intérêt ? » « Le Président Sarkozy va faire un discours sur le handicap et nous aimerions avoir votre participation ».

Mon mode de fonctionnement aujourd'hui est le suivant, j'ai d'abord une idée, je me renseigne, je prends les informations, j'ai peur mais c'est trop tard, l'aventure est lancée, il faut continuer. Par contre pour la plupart des gens, ils vont intégrer la peur avant d'avoir les informations avec la fameuse phrase "Qu'est-ce que je risque ?" et l'aventure est finie.

Après l'allocution de Sarkozy, une journaliste me dit en direct "Alors Philippe Croizon, vous allez traverser La Manche à la nage". Mon cerveau s'emballe et je me mets à déclarer "Oui" et puis "Les ingénieurs travaillent sur les prothèses et d'ailleurs mon département la Vienne me soutient à 100%". Ma femme située derrière la caméra, la tête complètement défaite, me regarde et me demande « C'est quoi cette traversée de La Manche à la nage ? » « Je ne sais pas, j'ai simplement vu ça sur mon lit à l'hôpital ». Revenu à la maison je regarde sur mon ordinateur "traversée de La Manche à la nage" : 34 km à vol d'oiseau et je ne sais pas nager, température de l'eau : 14°, taux de réussite (avec des valides) depuis 1875 : 10%.

La première personne à convaincre est ma femme qui me dit oui par amour. La deuxième est le département « Oui oui, nous vous avons vu hier soir à la télévision. Le Président est passé ce matin, il veut vous parler ». Cet homme est un humaniste. Il m'écoute lui demander des ressources pour monter une équipe. Après un moment de silence « Je crois que je n'ai pas trop le choix » et c'est ainsi que le département de la Vienne est entré dans l'aventure. Fort de ce succès je vais voir l'élu aux sports de ma ville Châtellerault. « Tu as besoin de quoi ? » « L'accès à la piscine, c'est bien pour nager » « OK, accès à la piscine illimité. Et ton équipe ? La ville pourrait te fournir un entraîneur ». Vous connaissez Philippe Lucas ? J'ai eu le même mais en pire.

Il me fallait des prothèses adaptées à la nage mais mon prothésiste ne fabriquait pas ce type de modèles. Il s'est mis au travail mais les premières prothèses étaient inadaptées, beaucoup trop lourdes, 3 kg par jambe. Alors j'ai intégré des spécialistes à l'équipe, des nageurs ayant traversé La Manche à la nage, le kiné de l'équipe de France de football de 98, un préparateur physique, un médecin du sport et mon cardiologue qui s'opposait formellement à ce projet. Néanmoins il a accepté de superviser les premiers entraînements et de surveiller les réactions de mon cœur.

Au bout d'un mois et demi, les prothèses étaient prêtes, l'équipe aussi. Mon cœur n'était pas prêt mais il fallait que je leur montre. Le bassin de la piscine de Châtellerault mesure 25 m de long et 4 m de profondeur. Suzanna me met les grosses prothèses monstrueuses, me dépose dans l'eau devant toute l'équipe et me lâche. Je coule, je ne leur avais pas dit que je ne savais pas nager. Arrivé à 4 m de profondeur, j'ai mes oreilles explosées car je ne peux pas me pincer le nez. Mon entraîneur saute à l'eau pour me sauver la vie. Il me pousse à nager, je m'essouffle. Je mets une éternité à faire les 25 m. Mon entraîneur est désespéré. « J'ai besoin de vous, c'est vous les professionnels, c'est à vous de m'emmener à la victoire, à vous de me transformer. » « Tu l'as dit à la télé, c'est formidable. Tu as monté une équipe, c'est extraordinaire mais je dois te laisser encore une chance. Rentre chez toi, personne ne t'en voudra ». « Non je ne peux pas rentrer chez moi car cela veut dire que je retourne sur mon canapé. Si je rentre chez moi, je ne vais pas changer ma life. Faites-moi changer mon destin, s'il vous plait ».

« Quand veux-tu traverser La Manche ? » « Dans un an, trois peut-être, quatre ans sûr ». Trois ans, je ne vois pas le bout du tunnel ! Il n'y a même pas une étincelle au bout. « Coupons la poire en deux : vous avez deux ans pour me transformer ! »

Au bout d'un mois, j'arrive à faire une demi-heure de nage par jour. Au bout d'un mois et demi - une heure par jour. J'arrive alors à être complétement bloqué de partout par une tendinite généralisée, le kiné m'arrête pendant un mois et demi. Glace et ultrasons tous les jours. Je travaille alors à fond le cœur. Au bout d'un mois et demi, je suis réparé et je me remets à l'eau, au bout de trois mois, j'arrive à trois heures de nage par jour, à quatre mois je suis à trois heures de nage par jour, à cinq mois à trois heures de nage par jour, à six mois je suis toujours à trois heures de nage par jour. Mon corps ne peut pas dépasser trois heures de nage par jour, je vomis dans l'eau, j'ai perdu neuf kg.

Valérie, mon entraîneuse, me dit "Il faut que je te parle", elle réunit toute l’équipe. "Nous avons pris une décision Philippe, nous allons arrêter. L'aventure était belle mais le cardiologue a peur, le médecin aussi, j'ai peur, le kiné aussi, tout le monde a peur autour de toi. Il faut que tu comprennes, tu ne pourras pas traverser La Manche à la nage". J'ai regardé Valérie "Moi aussi j'ai peur, j'ai eu peur depuis le début, tous les jours j’avais le doute". "Valérie, laisse-moi deux mois". Je pars en vacances au Portugal et quand je reviendrai, vous prendrez votre décision, et là je vous écouterai".

Les ingénieurs m'ont donné de nouvelles prothèses. De 3 kg je suis passé à 700 g par jambe. Tout en carbone et en titane. Je me suis entraîné en mer tous les jours. Il fallait que je franchisse ce seuil des trois heures, il fallait que je leur montre ce que j’étais capable de faire. La première semaine, j’étais perdu, les prothèses étaient tellement légères. Je rappelle mon entraîneuse "Valérie, je n'arrive pas à trouver mes marques, je ne sais pas quoi faire" et elle me répond "Au revoir !"

De retour à Châtellerault, au bout de deux mois, Valérie était au bord du bassin "Aujourd'hui, c'est trois heures". Je sais que je peux faire mieux. "Tu as vu Valérie, je suis encore en forme, l'aventure continue." Elle me regarde "On se voit demain à 9h".

Le lendemain, elle me dit "4h". J'ai fait les 4h. " On se voit demain". "Demain à 9h dans l'eau". Non seulement on prépare le physique, mais on prépare aussi le mental, elle est où la limite ?"

Le lendemain, elle me dit "C'est 5h". C''est ce que je faisais au Portugal. J'ai fait les 5h, bien fatigué, je me suis accroché au bord du bassin et j'ai levé la tête. Valérie mon entraîneuse, Suzanna mon ange gardien, le préparateur physique, le kiné, mon cardiologue, pratiquement toute l'équipe était là pour me dire "Mon gars, il y a encore un an et demi de travail". En deux ans, j'ai fait 4000 km de natation.

Au Futuroscope, chaque jour, je faisais un tour du lac, 4 km par tous les temps. Suzanna était là. Elle me mettait mes prothèses, me les retirait encore et encore. Quelques fois, fatiguée elle prenait mon fauteuil de marche et me suivait. Quelquefois une personne lui disait en la croisant "Ah ma pauvre dame, vous avez eu un accident peut-être ?" et elle répondait "Non moi tout va bien, c'est mon mari qui nage". Ma chérie m'a offert sa vie pour que je puisse réaliser mes rêves. D'ailleurs elle a écrit un livre il y a peu de temps qui s'appelle "Un livre pour deux. Dans l'ombre du héros, une femme". Je vous conseille son livre car il faut voir ce que je prends dans ce bouquin !

 

Le 18 septembre 2010, à 3h du matin, je suis en Angleterre. Je ne suis pas content car je suis quelqu'un de très émotif. Pour gérer mon émotivité j'ai fait 4 mois de sophrologie dans un seul but "Ne pas éclater en larmes le jour J". Une larme et je ne traverserai pas La Manche à la nage. Avec mon fils Jérémie, je fais mes échauffements et juste avant qu'il ne parte, je lui pose la question malheureuse "Il est où ton petit frère ?" "Il est là-bas, en France, de l'autre côté, avec tous les amis".

Je descends en direction du bateau. A bord du bateau, il y a l'huissier pour constater que personne ne m'aide, le docteur pour ma sécurité avec son appareillage, les deux nageurs avec lesquels je me suis entraîné, les deux pêcheurs anglais et leur bateau et mon ange gardien Suzanna. Il fait tellement froid, elle a un gros manteau sur elle. Au-dessus de son bonnet, elle a mis un serre-tête, c'est un code entre elle et moi car elle n'aura pas le droit de me parler durant toute la traversée. Si elle me parle je risque de craquer, on a tellement dérouillé durant ces trois ans, c'était d’une violence sans nom.

A chaque fois que cela est possible, lors des ravitaillements, je regarde Suzanna pour voir si elle a toujours le serre tête, ce qui signifie qu’il n'y a pas de problème à bord du bateau. Les deux seules personnes qui ont le droit de stopper la traversée si je suis en danger sont l'huissier et le médecin. Je regarde Suzanna pour savoir s'ils ne sont pas en train de discuter pour m’arrêter.

On se dirige vers la plage. Du côté français, on voit ces grandes falaises blanches anglaises entre Douvres et Folkestone, avec une immense antenne. C'est la plage d'où partent les nageurs du monde entier qui veulent tenter leur chance de traverser La Manche à la nage, c'est à dire entre 500 et 700 personnes par an pendant 4 mois. On appelle ça l'Everest de la natation parce que c'est l'épreuve emblématique de la nage longue distance, il n'y a pas plus dur sur la planète que de traverser La Manche, à cause du froid, du courant et de la distance.

On me dépose dans l'eau délicatement, je m'assois sur les galets, Suzanna prépare le téléphone portable pour que l'on m'entende du côté français, et prépare la corne de brume. L'huissier prépare le chronomètre et à 6 heures du matin j'entends une corne de brume. "C'est maintenant mon gamin. C'est maintenant que tu peux changer ton destin, alors nage !"

Vitesse du courant 12 km/h, vitesse de vague 2,5 km/h. Je suis un petit ballot de paille balancé dans la Mer du Nord à une vitesse incroyable. Mes pulsations cardiaques sont à 160 -170 alors qu'il ne faut pas que je dépasse 110-120. Je n'arrive plus à respirer, je commence à paniquer et toute mon équipe qui est là "Bravo Philippe, c'est génial !" Au bateau, ils sont tous en train de surveiller mon cœur. Au bout d'une heure et demie, je prends mon rythme de croisière en luttant contre mon émotivité. Dans le bateau, le médecin disait "Philippe a un problème" et Suzanna, qui me connaît bien, disait "Non non, là il est en train de faire de la sophrologie, il est en train de faire redescendre son émotion".

Au milieu de La Manche, j'ai froid et surtout, j'ai avalé une grosse vague d'eau de mer froide qui est entrée dans mon ventre. Je me suis mis à vomir, les pulsations cardiaques sont passées de 120 à 110 - 100 - 90. J'étais en train de m'arrêter et c'est à ce moment-là qu'arrive le fameux dépassement de soi. Vous l'avez compris, nous sommes deux, Suzanna et moi. A la fin du projet nous sommes bien une centaine de personnes avec ceux qui nous ont aidés, je ne peux pas les décevoir, c'est impossible. J'entends Marion Hans qui hurle "Allez Philippe, tu savais que tu allais avoir froid. Reprends mon gars, reprends, reprends", et là mon énergie remonte à 1000%.

Cela fait treize heures que je nage, la nuit commence à tomber, nuit noire sans lune, la tempête arrive, on savait qu’on avait une fenêtre météo courte. J'arrive au dernier ravitaillement en pleine nuit, je ne savais pas que c'était le dernier ravitaillement, nous sommes dans des creux d’un mètre - un mètre cinquante, le bateau de pêche bouge dans tous les sens. "Philippe revient, on va te repêcher. Reviens". J'étais à 800 m des côtes françaises et ils voulaient me repêcher. J'ai vu que Suzanna n'avait plus le serre tête, j'ai compris qu'il se passait un drame à bord du bateau. L'huissier et le docteur voulaient m'arrêter et mon entraîneuse me dit le mot que je ne voulais pas entendre. Entre le Cap Blanc-Nez et le Cap Gris-Nez, j'ai 20 km de plage pour arriver. Le courant, la marée et la tempête m'emmènent en plein vers le Cap Gris-Nez, en plein dans les roches, en plein sur la falaise, et mon entraîneuse "Tu arrives sur le Cap Gris-Nez, c'est trop dangereux Philippe. Reviens, reviens, reviens !" Je hurle "Jamais tu ne m’arrêteras, jamais, venez me chercher !" Jacques et Arnaud, les nageurs longue distance se jettent à l'eau, mon entraîneur comprend que c'est du n'importe quoi et me crie "Nage le plus vite possible Philippe, vas-y fonce, fonce" et là j'y vais à fond, les pulsations cardiaques montent à 160, je n'arrive plus à respirer, les vagues me submergent, à droite, à gauche. Et puis ... sans rien voir, je suis sur un rocher "ça y est. J'y suis arrivé. Wouhaaaa !

J'ai vu l'huissier, soulevé par une vague 1,5 m, qui se jette sur moi et me propulse vers les rochers. Ma combinaison est déchirée, Jacques et Arnaud m'ont récupéré par le bout des pattes in extrémis. "Vite vite, il faut te tirer de là, c'est trop dangereux". Je suis tellement fatigué que je n'ai même pas compris que j'avais réussi à traverser La Manche à la nage. Je suis arrivé à 21h26 à droite du Cap Gris-Nez, du côté de Calais. Pile en même temps que moi, un nageur valide arrivait à gauche du Cap Gris-Nez, côté Boulogne. Toute ma famille, mes amis, tous ceux qui avaient fait le voyage ont couru vers la gauche. Tous, sauf deux. Jérémie tenait son petit frère par la main et disait "Papa, il est à droite", mon père disait "Non Jérémie, il fait nuit, c'est trop dangereux, il y a la falaise". Un ami est parti avec eux vers la droite tandis que les autres, une centaine, se dirigeaient vers la gauche.

Les trois traversent les champs, les fils de fer barbelés, arrivent au bord de la falaise, et me voient en bas. Un véritable sapin de Noël car ils m'avaient mis des feux clignotants un peu partout pour ne pas me perdre dans la tempête. Je ne voyais pas mes fils mais je les entendais crier "Papa tu es le plus fort du monde, on t'aime papa". J'ai arraché mon masque et mon tuba et je leur ai crié "Moi aussi les garçons, je vous aime".

Soulevé par des mains vigoureuses, je me suis retrouvé à bord du bateau. J'ai vu Suzanna en larmes dans les bras de mon entraîneuse. Tout le monde à bord pleurait, l'huissier et le médecin compris. Ils m'ont mis sous le capot moteur, enveloppé d'une couverture de survie, Suzanna s'est blottie contre moi et on s’est dirigé vers l'Angleterre. Alors j'ai compris que je n'avais pas traversée La Manche à la nage, mais que nous avions traversé La Manche à la nage et que nous avions réussi.

Vous l'avez compris, mes outils de la résilience ont été ma famille, mes amis. Mes parents ont créé une association pour que je ne manque de rien, ils m'ont offert une chose importante, l'autonomie. Ils m’ont offert une voiture pour que je sois autonome.

Mon deuxième outil de résilience est l'humour, bien sûr pas l'humour qui fait mal, mais l'humour potache.

Mon troisième outil de résilience est l'amour. L'amour m'a donné, non pas des ailes mais des vannes. L'amour m'a reconstruit et cet amour, si vous le voulez bien je vais l'appeler, c'est Suzanna.

Suzanna, très émue, monte sur scène.

Elle m'a fait accepter mon nouveau schéma corporel qui m'a permis d'aller vers les gens, de leur demander un coup de main et de vivre ce coup de main comme un moment de partage. C'est grâce à tous ces coups de main de tous ces gens venus autour de moi que j'ai pu réussir mes aventures. Aujourd'hui, même si on me redonnait mes bras et mes jambes et que l'on me proposait de retrouver ma vie d'avant, ma réponse serait non. Non parce que j'aime ma vie d'aujourd'hui, parce que j'en ai fait quelque chose, et ça c'est le plus important, non ? Merci beaucoup.

 

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Temps d’échange :

 

Dans l'entreprise dans laquelle j'étais il y avait un non voyant. Quand on lui disait "Bonjour" le matin, souvent il disait "Ah je ne vous avais pas vu". J'aime beaucoup cet humour qui nous rapproche finalement. Ce n'était pas ma question. Ma question est "Croyez-vous en Dieu ?"

C'est une question que l'on me pose souvent. J'ai été baptisé, ma grand-mère, bretonne, était très pratiquante, moi, un peu moins. Ma réponse est simple. Quand j'ai eu mon accident et que j'étais sur mon lit d'hôpital, je lui ai parlé, je lui ai demandé un coup de main. Ma réponse est que je suis encore là aujourd'hui. J'ai rencontré le pape Jean-Paul II, c'était un moment extraordinaire. Nous étions face à face, je lui ai fait un clin d’œil, il m'a répondu par un clin d’œil et nous avons discuté ensemble, j'ai rencontré un personnage. Je ne vais pas à l'église tous les dimanches. Pas encore, c'est ma réponse.

 

Une question toute simple. Quel est votre prochain défi ?

Ah, nous avons un journaliste dans la salle.

Non, je suis banquier.

Justement je vais vous parler de mon prochain défi ! Prochainement nous partons avec l'Académie Handisport privée de France. Huit gamins se préparent pour 2024. Nous leur offrons ce que l'on m'a accordé, la confiance qu'ils méritent. Tous les matins à 6 h, ils sont dans l'eau pour s'entrainer, puis à 8 h ils sont au collège ou au lycée. Le soir, ils ont du sport, ils n'ont pas de vacances. Pour les encourager, nous partons à la fin du mois en Polynésie, à Tahiti. Nous allons faire la traversée Moorea/Tahiti, 20 km à la nage, pour leur dire qu'ils sont des champions et pour leur donner un plein d'énergie.

Personnellement, j'ai envie de repartir sur le Rallye raid, c'est une passion et j'ai toujours dit que j'y retournerai mais avec un véhicule propre. Nous travaillons sur un véhicule Hydrogène pour un retour sur le Dakar en 2024.

J'ai très envie d'aller dans l'espace et j'en avais parlé aux médias après avoir fini le Dakar "J'ai relié les cinq continents, mais il me reste encore une mer à traverser, c'est la Mer de la Tranquillité sauf qu'elle est sur La Lune". Il y a un an, j'ai fait un tweet à Elon Musk, le patron de SpaceX et de Tesla, "Je suis un aventurier français, je n'ai pas de bras ni de jambe. Envoyez-moi dans l'espace". Tout le monde, en France, s'est moqué de moi, mais quelques heures plus tard, Elon Musk m'a répondu "Oui, dès que Starship est prêt je t'envoie dans l'espace". Je lui ai alors demandé de m'écrire en message privé et depuis nous échangeons.

Il y a un mois, avec Suzanna, nous étions à Cap Canaveral avec Elon Musk et le réalisateur du projet pour voir comment on peut envoyer un gars comme moi, sans bras ni jambe. Encore une fois, tout est possible !

Jared Isaacman, qui est parti dans l'espace dans une fusée d'Elon Musk avec trois touristes, a payé le voyage pour 125 millions de dollars. Vous pouvez me donner le nom de votre banque, je ne m'en rappelle plus ?

Ce matin, j'étais à la projection d'un film qui va sortir au cinéma le 5 décembre, je vous encourage à aller le voir avec vos enfants et vos collaborateurs. Son titre "Les rêves ne meurent jamais" avec Yannick Bestaven qui a gagné le dernier Vendée Globe.

 

Vous avez rencontré de très belles personnes qui vous ont permis de réaliser vos rêves. Pensez-vous que quelque part, ce miracle était prévu ?

Je ne sais pas, je suis là et j'aime profondément la vie. Je suis sûr que quelqu'un me protège et que ma grand-mère n'est pas loin car elle a toujours été à mes côtés. Il y a deux personnes qui m'ont élevé. Ma grand-mère m'a élevé dans le sérieux et ma mère m'a élevé dans la légèreté, avec elle je me déguisais, on écrivait des chansons, etc. Toutes les deux m'ont construit, puis Suzanna a ouvert mon champ du possible.

Le miracle est plutôt là, dans le partage avec les gens. Je n'ai jamais imaginé que j'allais relier les cinq continents, vivre avec des Inuits. J'ai une vie très riche, pourvu que ça dure, je touche du bois.

 

Vous parlez de l'amour comme d'un outil de résilience. Pour vous quelle est la définition de l'amour justement ?

L'amour c'est ce qu'a fait Suzanna. Je te conseille son livre "La vie pour deux. Dans l'ombre du héros, une femme". Tu verras de l'amour à l'état pur. Son livre, c'est ce qu'elle a réalisé.

Ce qu’elle a fait est incommensurable. Une anecdote, après les cinq continents, elle est venue me voir et m'a dit "Écoute Chéri, je t'aime mais je ne sais plus qui je suis, je me suis perdue dans tes aventures. » Elle venait de se faire opérer et m’a dit qu'elle allait prendre ses chaussures, ses bâtons et elle a marché de Fatima jusqu'à Saint Jacques de Compostelle pendant quatre semaines. De retour à la maison, elle m'a dit "Maintenant je sais qui je suis, tu ne me demandes plus rien. Je t'aime mais tu vas te calmer !" et après nous sommes quand même partis à l'aventure sur le Dakar.

Oui c'est ça l'amour, elle s'est donnée à corps perdu pour moi et je l'aime profondément.

 

Quel a été votre parcours scolaire ? Est-ce que vous avez puisé dans votre enfance pour arriver à mener ces défis ?

Je pense que l'éducation que m'a donnée ma grand-mère est toujours présente. Je n'ai pas eu une éducation scolaire merveilleuse. Je pense que j'ai été dyslexique sévère comme mon dernier fils et je suis sorti de l'école à bac - 12. Mon plus gros travail à l'école était de mettre du fuel dans le poêle pour que mes petits camarades n'aient pas froid. J'ai été papa très jeune et engagé volontaire militaire, et quand j'en suis revenu, je suis entré à La Fonderie du Poitou en tant que fondeur, ouvrier métallo. Je ne voulais pas faire ça toute ma vie. Je travaillais de nuit, je dormais le matin et j'allais à l'école l'après-midi. J'ai fait ça pendant quatre ans, j'ai eu mon diplôme et après j'ai démonté une antenne de télévision.

Je pense que ma grand-mère m'a offert son énergie et je la sens toujours en moi. Je pense que nous avons tous cette énergie en nous mais tant que nous n'en n'avons pas besoin, elle ronronne dans notre train-train quotidien. J'ai vu dans les centres de rééducation tous ces gens qui se réveillent et mettent des mois et des mois pour réapprendre des gestes de la vie quotidienne, comme se brosser les dents seul. Quand ils y arrivent, c'est une victoire magistrale. Retrouver son autonomie, c'est le parcours du dépassement de soi.

 

Croyez -vous que marcher des kilomètres et des kilomètres peut nous apporter des réponses ?

C'est de l'introspection, il y a à la foi spirituelle que l'on peut trouver dans une religion, ou alors tu vas faire ta propre recherche comme l'a fait Suzanna. Elle s'est cherchée pendant quatre semaines de marche. Elle a trouvé ses réponses au fur et à mesure de sa marche, et s'est trouvée elle surtout. Lisez son bouquin qui a d'ailleurs mieux cartonné que les miens.

 

Sur les vidéos, j'ai vu la jolie trombine de Théo qui raconte son aventure et j'imagine bien que vous lui avez passé un message.

Je lui ai passé le flambeau parce que quand il a été amputé à l'âge de six ans, sa maman m'a écrit. J’ai mis six mois avant de l'appeler. Je suis allé voir Théo quinze jours plus tard et nous sommes devenus inséparables. L'Académie Philippe Croizon a été créée pour Théo afin qu'il reste à Vichy. Il est devenu vice-champion du Monde, plusieurs fois champion d'Europe, de France de natation. Actuellement il est au bord du Lac Titicaca, le plus haut du Monde, pour le traverser. C'était l'un de mes rêves qu'il m'a d'ailleurs piqué.

 

Quel est le dernier conseil que vous lui avez donné ?

En fait c'est un conseil donné au fil des années, il a maintenant 22 ans "Vit ta vie, ne lâche rien ! Allume la lumière auprès des médias quand tu en as besoin puis éteins-la pour ne pas te brûler les ailes" Tous les gamins qui viennent à l'Académie sont là parce qu'ils ont un rêve, comme moi j'ai eu un rêve. On leur accorde la confiance qu'ils méritent et c'est tout. Théo traverse le Lac Titicaca et, peut-être avez-vous entendu parler de Franzy Rabin, amputé des quatre membres, il vient de faire le tour de La France, 2000 km en trois semaines, à bord d'un handbike, un vélo couché. C'est un guerrier.

 

Vous avez parlé d'objectif et de temps avant d'accomplir votre objectif. Avez-vous le syndrome de l'imposteur ? Si oui, comment l'avez-vous surmonté ?

Honnêtement je n'ai pas eu ce syndrome. Quand j'ai commencé les entraînements je ne savais pas que c'était impossible. Vous connaissez la phrase de Mark Twain "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait". J'ai toujours un trop plein d'énergie, je libère la pression en allant par exemple dans les bois, mais aussi en pleurant car l’excès d'émotion me conduit toujours à pleurer.

Je n'ai pas eu ce syndrome, par contre tout le monde a eu peur pour moi après la traversée, peur de la dépression. Ce n'est pas moi qui l'ai vécu car après la traversée, je suis parti courir le Monde. C'est mon entraîneuse, Valérie, qui a joué un rôle de méchante alors que dans la vie elle n'est pas méchante du tout, elle a joué un rôle. De retour à Châtellerault, elle est restée toute seule. Après avoir travaillé avec moi pendant deux ans, je l'ai oubliée.

Une anecdote en Angleterre. Après la traversée, nous étions tous dans une discothèque. Valérie s'est approchée de moi "Viens on va danser". "Je ne peux pas Valérie. Tu as été mon bourreau pendent deux ans. Tu m'as emmené à la victoire, mais tu as été mon bourreau. Pendant deux ans, tu me disais "Je ne suis pas ton ami". Ne me demande pas d'être ton ami". Je n'avais pas compris sa détresse, elle commençait à aller mal. Quelques mois plus tard, elle seule à Châtellerault, moi dans ma campagne médiatique, Valérie était en pleine dépression. Je suis allé la voir, nous avons discuté et nous sommes devenus amis. Nous devenus amis parce que j'ai compris sa difficulté et le rôle qu'elle a tenu pendant cette aventure.

 

Nous vivons tous aujourd'hui "Quand on veut, on peut. Rien n'est impossible !" J'ai rencontré beaucoup de jeunes qui restent sur le bord de la route, ils ne peuvent pas, ils ne réussissent pas. Ils ont une volonté extraordinaire, mais il y a souvent l'échec. Qu'est-ce que vous pourriez dire à tous ceux qui se plantent et restent dans l'échec. Et si l'assemblée de ce soir avait été composée de gens comme ceux-là, votre message aurait-il été différent ?

Je comprends votre question mais je crois que j'aurais eu le même discours. Je leur aurais dit qu'il faut continuer, ne rien lâcher même si c'est difficile. Dans l'aventure, il n'y a pas de héros, juste des gens qui travaillent. Nous avons travaillé comme des damnés pour atteindre un objectif que 99% des gens pensaient inatteignable. Pourtant 1% y a cru, c'est mon équipe et moi. Je comprends qu'il y ait des gens qui n'y arrivent pas.

Il n'y a pas de « Je » dans mon aventure. « Je » n'existe pas, c'est ensemble qu’on avance et on réussit ensemble. Le message que j'aurais pour eux, je leur dirai "Continuer, ne lâcher pas, c'est peut-être dur mais à un moment donné vous allez y arriver". Franchement je n'ai pas la réponse à votre question.

Je rebondis sur la question d'avant. Est-ce qu'au final, c'est vraiment la persévérance qu'il faut mettre en avant, ou au contraire ce sont toutes les rencontres, tous les gens qui vous ont aidé. En fait l'ouverture aux autres est votre force.

La persévérance et le monde que j'ai autour de moi, c'est la même chose. Quand je ne vais pas bien, mon équipe me remonte le moral. Quand mon équipe ne va pas bien, c'est moi qui remonte le moral de mon équipe. C'est vraiment un collectif. Quand tout le monde se met à chialer "Putain on l'a fait !", cela vaut toute l'énergie du monde entier.

On me demande "Comment arrivez-vous à fédérer de telles équipes ?" Je n’en sais rien, je vais voir des gens et je leur dis "J'ai envie de faire ça et j'ai envie d'y aller avec vous". Est-ce ma trombine, je ne sais pas mais j'arrive à convaincre des gens pour aller dans des aventures complètement folles.

 

Votre témoignage est très touchant. Que pouvez-vous dire à un jeune ? Un mot d'encouragement ?

Aujourd'hui j'ai rencontré un personnage qui n'est pas un héros. Toute ma vie j'ai travaillé dur pour atteindre mes objectifs, réaliser mes rêves. Il faut beaucoup travailler.

 

Vous avez une parole très convaincante, vous avez aussi parlé de tempêtes médiatiques, est-ce que vous travaillez ce côté transmission, communication ?

Non, cela s'est fait au fur et à mesure, naturellement. Mes premières conférences étaient du grand n'importe quoi. Je n'ai jamais rien écrit, comme ce soir d'ailleurs. Je n'ai jamais écrit ma conférence. La seule chose que je faisais, c’était la préparation de mes interventions à la télé, sur France5. J'ai eu une chronique de sept minutes pendant six ans avec Michel Cymes et Marina. Mes premières chroniques étaient des catastrophes en direct. Il fallait que je prépare mes questions à Michel et Marina et que je les dise. C'était une panique totale.

Je préfère ne pas préparer, être spontané, direct.

 

Croyez-vous au pouvoir de l'attraction ?

Oui, j'y crois totalement, à 10 000%. Comment peut-on être un aimant et attirer des gens dans un truc impossible ? Le doute est là et les gens viennent quand même. Je pense avoir un pouvoir d'attraction, mais je suis incapable de l'expliquer.

 

Est-ce que ce serait un rêve de retrouver vos membres ?

Ah oui, les membres, oui ! Quand le professeur Dubernard a greffé le premier bras, j'ai hurlé dans mon canapé, je pleurais, ça y est, je vais avoir un bras. Je l'ai appelé "Il me manque quatre membres, je ne vous en demande qu'un ! C'est sûrement possible pour vous"

Le premier greffé d'un bras se l'ai fait retirer tellement il ne pouvait plus le supporter.

En fait j'ai accepté mon nouveau schéma corporel et j'ai décidé de rester comme je suis.

Que pensez-vous de l'exosquelette ?

Ah oui, bien sûr, mais je n'ai pas le temps. La technique évolue tellement vite, des prothèses des deux jambes permettent de courir à 15 km/h, des mains avec des doigts articulés, l’œil et l'oreille bionique existent. On pense que dans une dizaine d'années, le corps sera non pas guéri mais réparable.

 

Pourquoi tu ne veux pas faire les Jeux Olympiques ?

Tu m'imagines au départ du 100 m. "Et voici papi Philippe au départ..." Ce sont les jeunes qui sont à l'Académie Philippe Croizon qui iront aux Jeux Olympiques de 2024.

 

Ne croyez-vous pas qu'il y a des personnes plus handicapées que d'autres pour ne pas avoir compris qu'ils ont une force intérieure ?

Mais il y a aussi la force des gens qui sont autour de nous pour redémarrer une nouvelle vie. Peut-être n'ont-ils pas trouvé cette énergie, peut-être vont-ils rester bloqués toute leur vie, sur la dépression ou la colère ou sur le déni.

Je n'aime pas cette expression "en situation de handicap". Ce n'est pas moi qui suis en situation de handicap, c'est la société qui l'est. SI la société est adaptée, je ne suis plus en situation de handicap, je suis un citoyen comme tout le monde.

J'ai eu la chance d'avoir été beaucoup aidé, ce n'est pas le cas de tout le monde. Mais j'ai aussi été le gros con qui restait devant sa télé à emmerder tout le monde. A cette époque je n'étais pas dans la vérité, mais j'ai compris petit à petit avec des bouquins, avec les gens que j'ai rencontrés.

N'attendez pas que les gens viennent vers vous ! Vous allez attendre trop longtemps. Osez demander un coup de main.

 

Probablement avez-vous encore des doutes ? Comment faites-vous alors ?

Ça m'arrive mais pas autant que ça. Vu que je n'ai pas grand-chose à perdre, en vérité. Je ne me pose plus la question "Est-ce que je peux ?" Je fais ! Après il m'arrive de me rendre compte que c'est une erreur.

 

Je voudrais savoir quelle est la part de l'inconscient et du conscient.

Je crains que la part de l'inconscient soit bien plus forte que la part du conscient. Tout aventurier ou tout chef d'entreprise a ce petit grain de folie au départ, ce petit côté enfant qui est resté ancré au plus profond en nous-même. Pour l'enfant tout est possible, une fois adulte on s'interdit plein de choses.

Quelque fois Suzanna me demande de calmer mon petit grain de folie. Néanmoins je suis persuadé qu'il est bon d'avoir ce petit grain d'insouciance.

Il y a quelques temps, j'ai rencontré un homme qui m'a dit "Vous me faites penser à un bourdon". "Pourquoi un bourdon ?" "Parce que le bourdon, scientifiquement parlant, est trop gros, il est énorme, avec plein de poils et des petites ailes, il a un aérodynamisme nul, donc le bourdon scientifiquement parlant, ne peut pas voler. Sauf que lui, il ne le sait pas, donc il vole !"

 

Vous est-il arrivé d'avoir dans votre entourage des gens qui n'ont que peu de temps à vivre, qu'est-ce que vous leur dites ?

Je ne suis pas psy Monsieur. Je ne suis pas prof de vie. Je pense que c'est à chacun de sentir au fond de lui-même. Je n'ai pas de conseil à donner, je suis désolé. Je pense que je suis dans la détresse comme tout le monde

 

Est-ce que vous voyez une évolution dans le regard des gens vis-à-vis des handicapés ?

Quand vous êtes devenu handicapé, avez-vous pris comme modèle, comme héros, une personne handicapée et en avez-vous tiré de l'énergie ?

En 1994, il n'y avait pas encore beaucoup de communication sur le handicap. C'est depuis 2005 avec la loi de Jacques Chirac sur le handicap que les handicapés ont vu leur situation prise en considération avec, en particulier l'accès aux écoles ordinaires avec tout le monde.

Les films traitant du handicap sont de plus en plus nombreux, les Jeux paralympiques sont très suivis, les regards bougent.

 

Peut-on considérer qu'il y a deux vies en Philippe Croizon. Une première vie avec une scolarité que l'on peut qualifier de modeste et une activité manuelle, et une deuxième vie après l'accident, une vie épanouie, une intelligence d'analyse et beaucoup d'humour pour la commenter.

Il m'a fallu beaucoup de temps pour faire le deuil du premier personnage. Maintenant il n'existe plus, il m'a fallu dix ans pour qu'il me quitte. Celui d'aujourd'hui est chouette, il est bien. J'aime bien mon super héros, ce que l'on a fait avec Suzanna et les gens autour de moi.

 

L'avenir au CERA est une question centrale. Est-ce que vous acceptez de vous livrer à un petit jeu de science-fiction ? Imaginons que demain matin, Elon Musk vous appelle et vous dise "Ecoute Philippe. Allez sur La Lune, ça ne sert à rien. Par contre cela fait des années que je travaille sur un projet et j'aimerais bien te le proposer. Je suis en mesure de faire ton clone lorsque tu avais quatre membres, je suis en mesure d'aspirer ton esprit et de l'injecter dans le clone. Imaginons, tout cela est réel, l'homme augmenté arrive. Puisque vous n'avez rien à perdre, si vous lui répondez oui, pour quelles raisons ? Et si vous lui répondez non, pour quelles raisons ?

Je répondrai non, c'est sûr et certain car je ne suis pas prêt à ce que l'on prenne tout ce qui est dans mon cerveau pour le mettre dans le corps d’un autre, même si c'est un clone. Ma vie est comme ça et tout va bien, je n'ai pas besoin que l'on me donne des bras et des jambes. J'ai le trouillomètre à zéro même si Elon Musk travaille à fond le cerveau. Non, je dirai non, tout va bien. J'accepte ma vie, je l'ai construite et elle est chouette.

 

Une dernière chose à vous dire. Mon handicap, en vérité, il m'emmerde au quotidien, vraiment. Mais grâce à lui j'ai fait des trucs de dingue, j'ai inversé la vapeur, ce que j'ai vécu en dix ans, je l'ai transformé en une force et cette force, elle me fait vivre des aventures formidables.

Je termine ma conférence en vous disant que j'ai une chance inouïe, je suis en bonne santé et ce n'est que du bonheur. A vous de jouer !

 

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

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