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Frederic GRIMAUD

Président Directeur Général du Groupe GRIMAUD et du laboratoire VALNEVA

Soirée grand Témoin du CERA du 1er mars 2022

Frederic Grimaud au CERA le 1er Mars 2022

 

Accueil par Patrick Rabillet

Nous accueillons ce soir un entrepreneur. Qui ne connaît pas le groupe Grimaud et VALNEVA ? Le Groupe Grimaud, c'est de l'innovation, de l'audace, de l'ouverture, et bien d'autres choses dont Frédéric Grimaud va nous parler. Nous accueillons aussi l'homme des voyages. L'entreprise Grimaud le fait voyager beaucoup ainsi que sa moto, ses voitures de rallye, ses raids en Asie et en Afrique. Nous accueillons également l'homme de La Corbière. C'est là que se trouvent ses racines. Il y a un aspect de Frédéric que vous connaissez sans doute moins. Il s'agit de la facette de l'écrivain qui vient de publier son premier roman.

 

Frédéric Grimaud :

Merci pour votre accueil. Je suis très content d'être avec vous ce soir.

Je ne vais pas vous raconter une histoire chronologique mais mettre en avant les ressorts de notre trajectoire d'entreprise.  Il faudra faire la part des choses car je vais vous raconter en 3/4 d'heure une longue histoire.

J'ai 58 ans, 58% comme j'ai l'habitude de dire. Je suis un entrepreneur autodidacte de deuxième génération. Les fondateurs du Groupe Grimaud sont les frères Grimaud et leurs épouses, qui étaient eux-mêmes des entrepreneurs autodidactes fondateurs.

Je vais vous parler de notre groupe aujourd'hui, en ponctuant mon récit d'anecdotes concrètes. Nous sommes une ETI, une entreprise de taille intermédiaire, avec des capitaux majoritairement familiaux. Nous avons des partenaires financiers au long court. Notre périmètre économique, chiffre de l'an dernier, est environ 490 millions d'euros. Nous sommes en tout 2100 personnes dans le monde sur 3 métiers. A l'origine connus comme fabricants de canetons mais aujourd'hui, le groupe est bien autre chose que cela. Nous sommes dans la génétique animale multi-espèces, depuis les canards jusqu'aux crevettes, sans oublier les cochons, les lapins, les pintades, etc. Ce métier de la sélection génétique consiste à vendre dans le monde entier, aux filières de production animale, des animaux reproducteurs qui vont ensuite être multipliés puis élevés, abattus et transformés. Nous sommes le premier maillon chronologique des filières de production animale.

Un deuxième groupe de métier nous situe dans l'univers des vaccins. Vaccins pour les animaux et vaccins pour les humains.

On a un troisième groupe de métier qu'on a catégorisé dans le novel farming. En simplifiant, on peut parler d'agriculture cellulaire, production de protéines animales ou de viande in vitro. Ça peut vous paraître complètement dingue mais on est convaincus que ce champ complètera le précédent.

Nous sommes donc impliqués physiquement avec des équipements, dans une quinzaine de pays, plus de 30 nationalités, 18 langues parlées.

 

Le premier ressort de notre trajectoire d'entreprise, c'est l'ambition. Sans ambition rien n'est possible. Et là, j'ai une pensée particulière à l'égard de l'ambition entrepreneuriale des fondateurs de l'entreprise. On est dans les années 60, mon grand-père était fermier. Il a eu 7 enfants. 2 des frères Grimaud, mon papa et un de ses frères sont venus s'installer à La Corbière avec leurs jeunes femmes. Ma mère était institutrice. Il se demandaient quelle activité créer. Mon grand-père leur a suggéré d'aller voir du côté d'une abbaye qui se trouvait à proximité qui élevait des petits canetons et qui en manquaient souvent. C'est comme ça que leur activité a démarré, en multipliant des canards. C'était une ambition incroyable de démarrer cette activité dans une ferme dont ils n'étaient même pas propriétaires. Ça n'a pas toujours été simple, quand j'étais gamin, on mangeait souvent des patates !

Il y a eu ensuite l'ambition entrepreneuriale de la deuxième génération que je représente. Je suis parti d'un rêve de développement en m'appuyant sur ce qui avait été créé par les fondateurs. Notre idée était d’essayer de transformer cette PME en ETI internationale. Une idée un peu disruptive.

J'ai commencé par faire des petits jobs dans le domaine du commerce international et puis dans les années 90, j'ai travaillé pendant une dizaine d'années avec Joseph, mon papa. En 2000, on a changé de siège. Joseph est sorti de son rôle d'exécutif et il m'a confié les manettes.

J'ai d'abord écrit un projet d'entreprise qui était un rêve d'entrepreneur. Avec mon équipe, on a essayé de transformer ce rêve en projet d'entreprise, en essayant de se l'approprier collectivement. L'idée était d'engager des compétences bien supérieures aux miennes et de créer l'écosystème qui a permis cette transformation. L'écosystème étant également financier. Vous imaginez bien que même si la PME familiale de l'époque était solide, nous n'avions pas les moyens de faire un bond de transformation de l'entreprise en ETI rapidement si on ne se dotait pas des moyens financiers pour le faire. C'est souvent un frein pour les PME de se dire qu'il va falloir ouvrir son capital. C'est une évidence mais en même temps on crée de la valeur supérieure puisque ce qui compte, c'est la dynamique qu'on va créer. On a musclé notre capital avec des gens comme l'IDIA, UNIGRAINS (Crédit Agricole), la BPI un peu plus tard, à l'époque FSI. On est allé plus loin dans cette logique en cotant en bourse une partie de nos activités en 2007. Il s'agissait de VIVALIS dans le domaine des biotechs, qui est devenu plus tard VALNEVA. On est allé encore plus loin l'année dernière en allant jusqu'à coter une partie de nos activités sur le NASDAQ aux États-Unis. Ce ne sont pas des choses familières. Il nous a fallu beaucoup d'audace pour casser les codes et changer de référentiel.

 

Le deuxième ressort, c'est l'audace. Sortir de sa zone de confort pour ouvrir de nouvelles voies. 80% de l'activité de notre groupe se déroule à l'international. Je vais vous citer quelques anecdotes au sujet de l'audace illustrée par exemple par la décision des fondateurs autodidactes, au début des années 70, qui vont frapper à la porte de l'INRA pour leur expliquer qu'ils font de la reproduction de canards et qu'ils pensent nécessaire de mettre en place un programme de recherches et développement et un programme d'amélioration génétique. Quand mon père me raconte cet épisode, il éprouve encore de l'émotion. A l'époque, la réponse un peu péremptoire de l’INRA a été "Les gars vous y connaissez quelque chose en génétique ?" Les gars en question de répondre "Ben non, c'est pour ça qu'on vient vous voir, vous savez ça coûte cher et c'est jamais fini." Ils avaient raison. Au début des années 80, les fondateurs partaient faire des "expositions". Ils partaient avec la 404 diesel break en Allemagne ou en Hollande présenter leur business. Il faut se remettre dans le contexte. Quelle audace ! Ils ont créé leur première filiale en 1978 en Allemagne. Maintenant ça paraît hors sol mais à l'époque l'Allemagne, ce n'était pas l'Union Européenne d'aujourd'hui. Il y avait plein de barrières sanitaires et règlementaires.

Dans les années 90, on décide de créer nos premières filiales en Chine. J'y suis allé. Nous avons atterri sur un gros aérodrome puis rejoint Pékin par des routes de campagne. Nous y avons croisé des petits bonhommes avec des cols Mao sur des vélo. On a créé nos premières filiales majoritaires en Chine, qui existent toujours.

Quand, à l'aube des années 2000, on investit dans des biotechs pour ouvrir de nouvelles voies dans l'univers de la biologie, on crée ex nihilo VIVALIS devenu VALNEVA, c'était assez improbable. Nous n’avions aucun savoir-faire. On a regardé dans les bouquins, on a recruté quelques compétences, et puis on a eu l'audace de créer un premier laboratoire sans avoir ni d'autorisation ni d'interdiction. On l'a fait, on s'est fait inspecter et on a pu entrer dans le monde du vaccin.

Quand, au début des années 2000, on décide d'aller dans ce qu'on appelle en génétique animale les espèces majeures, on était sur les palmipèdes, sur les lapins pour un chiffre d'affaires d'environ 60 millions d'euros. Les espèces majeures, ce sont le poulet de chair, la poule pondeuse, le cochon. On n’y était pas. J'ai pris mon courage à deux mains et j'ai appelé le patron de MERIAL, un grand laboratoire franco-américain, qui détenait la 3° place de la génétique animale du poulet. Il était à l'époque à peu près deux fois plus gros que nous. On leur a annoncé qu'on souhaitait leur acheter cette activité. J'ai presque été éconduit. Il a fallu qu'on aille à Atlanta présenter un projet, pour la semaine d'après s’entendre dire qu'ils avaient signé un accord de cession exclusif avec un fonds de pension américain. L'exclusivité durait quelques mois. On a donc laissé passer un peu de temps et le premier jour de la fin de l'exclusivité, on est allé voir les syndicats en leur disant "Le choix que vous allez devoir faire st simple. Vous allez devoir choisir entre un fonds de pension américain qui va reprendre l'entreprise et la dépecer, ou un projet à long terme qui est le nôtre ». Alors que les accords étaient quasi signés, les employés et les cadres se sont mis en grève et en 3 jours, on a réussi à se procurer 12 millions de dollars et on a fait l'acquisition de cette entreprise presque deux fois plus grosse que nous, qui perdait beaucoup d'argent. Grâce à notre plan d'attaque clair, on a redressé la barre relativement vite, et ça a transformé notre groupe qui a acquis une stature internationale dans notre métier.

Quand en 2006, après la première crise de grippe aviaire, qui a eu pour conséquence, avec la fermeture des frontières, de stopper toute notre exportation, on a décidé de bouger et de faire une acquisition dans l'univers de la bio pharmacie. La production de produits pharmaceutiques sur lapins.

En 2008, on a fait le même coup. Je suis allé voir Monsato pour ce qui touche la génétique des cochons. Au terme de longues discussions, nous sommes arrivés à intégrer cette activité. Ce sont des opérations très impactantes puisqu'il s'agit de croissance externe, avec des effets d'échelle très importants.

En 2015, on a repris le sélectionneur de pintades GALOR à la barre du tribunal puisque la boîte était en faillite.

La même année au Mexique, en Basse Californie, on a créé notre centre de sélection crevettes.

En 2015 toujours, on décide de faire la fusion acquisition d'un des clients de VIVALIS qui fabriquait des technologies pour produire des vaccins humains. Ce client était une start-up autrichienne qui venait de rencontrer une grosse difficulté boursière. Il s'agissait d'une fusion multiculturelle avec des technologies de pointe en direction de vaccins humains. 5 ou 6 ans plus tôt, on n’aurait jamais cru que ce serait possible !

Quand en 2019 on crée VITAL MEAT, qui est notre start-up dédiée à l’agriculture cellulaire, la production de protéines animales in vitro. Mon équipe a pensé que j'étais complètement dingue, qu'on allait se mettre des clients à dos, qu'on allait s'exposer à une énorme pression du monde agricole. On a travaillé pour analyser comment positionner cette technologie de pointe et amener une offre complémentaire qui permettra de préserver un modèle agricole durable. Rien ne remplace la côte de bœuf et le poulet du dimanche, mais dans un modèle durable, qui tient compte des questions environnementales, du bien-être animal, des risque sanitaires, etc., il convient d'ouvrir un nouveau champ pour produire des protéines animales sans animaux.

En 2020, nous avons démarré une activité dans l'univers des insectes. Non pas pour la consommation humaine mais ces insectes permettent de transformer les déchets agricoles d'une manière extrêmement élégante, en protéines animales pour l'alimentation animale. On a mis et nous remettons en permanence sur le métier des projets d'entreprise. Tout ne se passe pas comme sur des roulettes mais l'audace nous permet d'avancer.

 

Le troisième levier que je souhaite partager avec vous ce soir, c'est l'innovation. Pas seulement technologique.

Dès les années 80, les fondateurs instaurent une modulation des heures travaillées. L'intéressement et la participation. C'était très innovant.

Dans les années 90, on intègre les normes ISO. Aujourd'hui c'est un peu passé mais à l'époque c'était important. On a obtenu une certification ISO 9001 qui était la plus vaste. C'était un sacré challenge extrêmement fédérateur.

Innovation encore dans le domaine des biotechs au début des années 2000. On arrive dans le monde des vaccins. Il nous fallait traduire nos avancées technologiques en avancées économiques, sans quoi on n'allait pas pouvoir tenir le coup. De fil en aiguille, en essayant de trouver une application concrète de nos innovations technologiques, on arrive dans des univers inattendus et parfois extrêmement disruptifs. La culture cellulaire, la production de viande in-vitro, était une activité extrêmement disruptive. Dans nos activités de biopharmacie, quand on multiplie des cellules souches dans un vieux réacteur, on produit de fait de la biomasse. Et si cette biomasse était comestible ? On est allés voir des entrepreneurs du coin comme SODEBO. Ce qui a été formidable, c'est qu'on a pu, sans signer de protocole, sans prendre de précautions particulières, tenter des choses, et finalement cette biomasse sent le poulet, a le goût du poulet, il n'a pas la fibre mais ce n'est pas grave, ça servira à faire un ingrédient dans le cadre d'une recette plus vaste.

En 2020, en plein COVID, on décide de créer une plate-forme numérique de services à nos clients, ce qui n'existe pas ailleurs dans ce métier, avec une dimension formation, une dimension assistance technique, une dimension monitoring de la performance.

Cette année 2022, nous allons déposer nos statuts d'entreprise à mission. Pour donner de la largeur et de la profondeur à ce qu'on fait.

Le moteur de l'innovation chez nous, c'est le droit à l'erreur. Comment désinhiber les équipes ? Leur permettre de prendre des initiatives. Nous sommes des promoteurs affirmés et fiers de dire "Vous avez droit à l'erreur. Tentez des trucs !" Commettre une erreur, c'est apprendre. Faire une deuxième fois la même erreur, c'est ballot mais ce n'est pas la fin du monde. Le risque, c'est de prendre un carton jaune comme au foot. Faire une troisième fois la même erreur, ça devient une connerie, mais ça n’arrive pas.

 

Le quatrième levier, celui qui m'importe le plus, ce sont les équipes. Le choix des femmes et des hommes avec qui on travaille. Ces gens-là doivent être différents de soi et plus compétents. Le génie des fondateurs a reposé notamment sur ce choix de s'entourer de gens plus compétents qu'eux.

Le recrutement se fait toujours, quel que soit le poste, par le N+1. L'assistance RH intervient pour la partie technique. La notion de cooptation est fondamentale car finalement ce qui compte, c 'est d'avoir les yeux qui brillent en regardant la personne qu'on va recruter. Est-ce qu'on va aimer travailler ensemble? C'est essentiel ! Il nous arrive bien sûr de faire des bêtises dans nos recrutements, c'est comme dans les couples, parfois, ça rate mais en moyenne ça ne réussit pas trop mal.

La formation. On fait beaucoup de formations en interne parce qu'on a des métiers très spécifiques, mais on va quand même voir à l'extérieur. Très concrètement avec mon comité de direction constitué des top managers des différentes branches d'activité, on rentre dans un cycle MBA tous ensemble. Moi compris, Jean-Jacques qui doit avoir 60 ans également. Ça nous sort du cadre, ça nous fait réfléchir, bouger, nous frotter.

Le moteur des équipes est l'adhésion au projet. Pour ça, il faut que le projet soit vraiment partagé. On écrit chaque année notre projet d'entreprise à 5 ans et on le partage avec l'ensemble des collaborateurs du groupe, en plusieurs langues, sous la forme d'un petit livret de quelques pages. Ca fait débat à chaque fois car on y parle de beaucoup de choses, avec le risque d'être espionné par la concurrence. Bénéfice / inconvénient. Je pense qu'on gagne plus à fédérer ses équipes derrière le projet. On dit ce qu'on veut faire mais on ne dit pas comment on va le faire. Cette notion de transparence dans le partage du projet est vraiment essentielle.

Le pendant de la transparence du projet, c'est la délégation. J'aime bien le terme d'empowerment qui signifie "je te donne du pouvoir". On a un mode de pilotage assez structuré, très systématique, avec une boîte à outils et une vraie délégation. C'est-à-dire que les gens savent ce qu'ils ont à faire et pour quand. Et cette délégation comporte un droit à l'erreur, parce que les gens doivent pouvoir se tromper si on veut qu'ils essayent des trucs.

Dialogue social. Depuis 2004, nous avons fait par trois fois un plan social en France. Personne n'en a entendu parler grâce au dialogue social.

Reconnaissance des succès, carburant de la motivation. Regardons d'abord ce qui est bien fait et valorisons-le. C'est une véritable culture. J'ai beaucoup souffert à l'école à cause de la sanction de la note. Ce soir je suis super valorisé d'être devant vous, en plus je sais que vous me direz des gentillesses tout à l'heure. On marche tous comme ça ! Nos coéquipiers marchent pareil. Voir et souligner ce qui est bien fait me donne tout le crédit nécessaire pour parler des problèmes le jours où quelque chose ne se passe pas bien. Le partage du résultat va avec. Sur le périmètre de la génétique animale, nous sommes sur un périmètre d'environ 140 millions d'euros. On va distribuer en intéressement et participation 1 750,000 euros.

Le cinquième levier, c'est l'agilité. La faculté de faire et défaire aussi rapidement. Concernant la croissance externe, il a fallu parfois faire mais aussi défaire les choses très vite.

En 2001, quand j'ai pris le leadership du groupe, on était dans une crise de croissance très importante sur nos métiers. En 2 ans, il a fallu céder 4 outils industriels, réduire la voilure de 40% et faire un PSE. Tout le monde nous voyait mort. 3 ans plus tard, on rachetait une activité beaucoup plus grosse que la nôtre et on développait un projet d'entreprise très ambitieux.

En 2017, on a acheté et redressé une autre grosse entreprise et puis on a dû la vendre, contraints par la grippe aviaire. La décision n'était pas simple. Cette entreprise exportait 90% de son activité depuis la France, la Pologne et les États-Unis. Plus possible d'exporter. Dans ces circonstances, le cash brûle très vite! Dans ce cas, on se pose la question de savoir si on raisonne avec son ego ou dans l'intérêt de l'entreprise et sa pérennité. Je suis allé parler avec le leader mondial de cette activité pour voir ce qu'on pouvait faire ensemble. Finalement cette entreprise a été transmise, on a fait une excellente opération financière, et cette entreprise existe toujours aujourd'hui avec la même équipe à sa tête.

Faire et défaire. Depuis 3 ans, le contexte de grippe aviaire s'est représenté, on a dû fermer 3 outils industriels, on a dû faire un autre PSE. C'est ce qui est le plus difficile. On est obligé de raisonner selon l'intérêt collectif mais en respectant chaque individu.

Toujours concernant l'agilité. Lancement du programme COVID chez VALNEVA au début des années 2020. Le monde frémit. Pfizer prend quelques initiatives dont le vaccin ARN. Il s’agit d’une technologie assez simple mais on ne l'a pas. Alors on se demande pourquoi on ne développerait pas un vaccin traditionnel. On allait arriver après les autres parce que le vaccin que nous allions produire était biologique. Il fallait multiplier le virus. On ne peut pas aller plus vite que la nature. Le vaccin ARN, c'est de l'ingénierie, presque de la chimie, ça peut donc aller très vite, avec beaucoup moins d'enjeux de validité liés à des problèmes de sécurité. Pfizer a fait un boulot incroyable, pas sur la faculté de faire un vaccin ARN, ce sont des technologies qui existent depuis 30 ans en production animale, mais sur la capacité incroyable à déployer la production sur le plan industriel dans le monde entier. Franchement chapeau bas ! Nous arrivions après mais avec une solution différente. Nous pensions que les vaccins ARN allaient avoir une durée de protection courte. On le voyait en production animale et ça s'avère vrai. C'est ce qui fallait en situation d'urgence, donc on ne crache pas dans le potage ! Mais le COVID n'est pas parti, ça va devenir un sujet saisonnier annuel, comme la grippe. Nous avons une solution élégante pour une vaccination annuelle à durée de protection lente. Prendre cette décision était un truc fou ! Quand on a présenté ce projet, on nous a pris de haut en nous disant qu'en France, nous avions SANOFI. On a donc présenté le projet à Boris Johnson qui, vu la situation d'urgence, a signé avec nous. Il s’agissait d’un très beau contrat qu'il a annulé quelques mois après, l'usine étant en cours de construction en Angleterre. L'Europe a pris le relais en signant un accord avec nous et finalement on va livrer nos premières doses de vaccin tranquillement à partir du mois d'avril. Agilité. Là l'entrepreneur est en première ligne puisque vous prenez dans ces circonstances une décision qui n'est pas complètement rationnelle. Si on réfléchit trop longtemps, on n'est plus agile. Être agile ne signifie pas qu'on prend nécessairement la meilleure option, mais ce qui fait la différence c'est l'exécution de l'option qu'on a retenue, sachant qu'il n'y a jamais qu'une bonne option. A ce moment-là le travail en équipe est tellement important.

 

Sixième levier, la résilience. C'est ce qui permet de s'inscrire dans le temps long malgré les coups de boutoir qui pourraient être de bonnes raisons d'abandonner à plein de moments. Particulièrement quand on est en position d’entrepreneur, il y a des moments où on en prend plein la gueule. Il faut l'accepter, on reçoit les emmerdes au sommet. Ce qui n'a pas été résolu avant arrive jusqu’à vous et il va falloir trouver une solution et remettre les équipes en mouvement autour de la solution qu'on aura pu imaginer collectivement. Je vais vous citer quelques exemples.

Le décès d'un des fondateurs en 1986, presque au moment de la première crise de croissance de l'entreprise. Les choses ont été très compliquées quand Bernard, le frère de mon papa, est décédé. Vous imaginez le choc, ils avaient tout construit ensemble avec leurs épouses. Il a fallu se relever de ça.

La première crise de la grippe aviaire en 2005, juste 1 an après avoir repris la fameuse entreprise américaine Hubbard. L'annonce du premier cas de grippe aviaire dans l'Ain est tombée durant notre convention annuelle. L'année avait été exceptionnelle après avoir repris, transformé, redressé cette entreprise. La semaine suivante, j'ai invité les banquiers pour leur dire "On est en mauvaise posture, on va perdre 20 millions qu'il va falloir que vous nous prêtiez." On entendait les mouches voler dans la salle... Les banquiers nous ont parfaitement accompagnés, on n'a finalement pas eu besoin de cette somme grâce à l'agilité dont nous avons fait preuve en termes de réorganisation.

2012, un de mes coéquipiers me téléphone depuis l'aéroport de Chicago. Un homme super solide. Il était en pleurs en me disant "Fred on a perdu le procès". Un procès contre un patent troll américain. Condamnés à payer 16 millions de dollars sur une escroquerie. Je vous situe brièvement la situation. On avait racheté une boîte. Il y avait un brevet auquel était accrochée une licence. Le propriétaire du brevet a déposé le bilan. L'entreprise a été rachetée pour quasi rien, 40 000,00 dollars par des gars interdits de chèques. Ils ont attaqué Monsanto alors que c'était nous les propriétaires. La demande était de 176 millions de dollars. Ce procès fleuve a duré 3 ans. En cours d'arbitrage, 2 juges sur 3 ont décidé de baisser la somme à 16 millions de dollars. Pour nous c'était une somme énorme ! On a fini de payer les dernières échéances il y a 18 mois.

2017, la seconde crise de la grippe aviaire, puis 21, puis 22, et qui n'en finit pas de finir.

  1. Le monde de la génétique animale est tout petit, on y trouve très peu d'acteurs. Le même jour, 5 descentes de police dans notre groupe, à 5 endroits différents au même moment. Je suis consigné dans mon bureau. On saisit mon ordinateur et mon téléphone portable. Plainte pour vol de brevet. Désagréable. Très déstabilisant pour les équipes, ce qui était le but de notre concurrent. Le truc a duré, s'est terminé par une mise en examen me concernant, et au cours de l'audience, le juge annonce qu'on va passer aux écoutes. J'apprends que j'avais été sous écoute pendant 3 mois, ainsi que quelques-uns de mes proches collaborateurs. Ça a été très difficile. Résilience. On s'en est finalement très bien sortis, on était blanc comme neige.

Après la grippe aviaire, il y a eu la fièvre porcine africaine pour les cochons, le COVID et l'arrêt de la restauration, l'annulation du contrat anglais pour VALNEVA, la flambée des matières premières, la guerre en Europe, bref on en prend plein la gueule, et comme disait Chirac, les emmerdes volent en escadrille. Cultiver cette faculté d'aller d'échec en échec, même si en réalité ce ne sont pas des échecs. C'est d'ailleurs toute la difficulté de l'exercice, faire face aux épreuves - et non aux échecs - sans perdre son enthousiasme comme disait Churchill.

Les investissements. En moyenne, 12% de notre chiffre d'affaires. Tous les actifs appartiennent aux entreprises. On a plus de 500000 m2 de bâtiments dont les labos. Aucune SCI ni de loyer payé au propriétaire. Quand vos équipiers savent ça, tout le mode de fonctionnement de l'entreprise en bénéficie. Il n'y a aucun conflit d'intérêts.

Septième levier, le travail, le travail, le travail. L'engagement et l'équilibre pour tenir la distance. J'ai 58 ans et je n'ai pas vu le temps passer. Quand j'avais 25 ans, je me disais "Il faut que j'arrive à 50 ans avec la fraîcheur physique de mes 25 ans, l'énergie qui va avec, et l'expérience de mes 50". C'est un véritable challenge de trouver ce réglage fin permanent. Je vois quatre dimensions dans cet équilibre.

On a tous 24h par jours 365 jours par an. Nous disposons d'un court moment sur terre, comment pouvons-nous en profiter au maximum sans gaspiller une seule seconde ? C'est une question d'organisation de ces 24 heures entre mon boulot qui prend du temps, mon sommeil qui en prend aussi beaucoup, la famille, les amis, et puis les choses qu'on fait pour soi, tout seul, avec grand plaisir. Cet équilibre se travaille, se cultive, et j'attache beaucoup d'importance à la notion de plaisir que je promeus dans notre entreprise. Ne pas mettre tout sur le boulot !

 

Le huitième levier est peut-être le plus important, le sens donné à l'action. A quoi sert une entreprise si ce n'est d'offrir un modèle économique en permettant à des gens de s'épanouir dans un schéma gagnant/gagnant. On vient chercher un salaire mais pas seulement. Si j'y trouve aussi de l'intérêt et du plaisir, je vais donner le meilleur de moi-même. Participer au développement de l'entreprise va me permettre de me développer aussi parce que j'aurai une formation, un salaire éventuellement amélioré, etc. C'est ça le vrai sens de ma mission, emmener des équipes dans un modèle économique qui n'est pas parfait mais on y travaille. Cette année on engage notre groupe dans la notion d'entreprise à mission autour du concept "Prendre soin". Avant, on avait un slogan assez productiviste qui avait du sens à l'aube des années 2000 "Giving life to performance" c'est à dire "Donner vie à la performance". Il y a deux ans, on s'est dit qu'il y avait de nouvelles attentes, de nouvelles tendances, une nouvelle génération, et l'idée de prendre soin de la vie nous paraît importante.

On décline cette idée en 5 dimensions : économique, au service des clients sans lesquels rien n'est possible, humaine en prenant soin de l'homme grâce à l'alimentation, la science dédiée à la santé, et la prophylaxie, les moyens de prévention des risques de maladies infectieuses comme les vaccins, prendre soin de nos équipes, veiller autant que possible à l'épanouissement de chacun dans son environnement professionnel, bien-être animal car nous n'acceptons plus cette production de masse, je sais en disant cela que je me tire une balle dans le pied mais sur le temps long, cette constatation est évidente. Dans 3 générations on dira qu'il y a eu ce virage de l'agriculture cellulaire dans l'histoire de l'humanité, j'en suis absolument convaincu, et les technologies le permettent aujourd'hui. Prendre soin de la planète, notre bien commun, l'amélioration continue de notre empreinte écologique, il y a encore beaucoup à faire.

 

Merci de m'avoir écouté, je suis désolée de l'aspect un peu magistral de ma présentation, je suis ravi maintenant de pouvoir échanger avec vous.

Temps d’échange :

A l'heure de la mondialisation dans laquelle votre groupe est intégré mais dont on perçoit certaines limites, il est évoqué de plus en plus la préférence nationale, cela est peut-être due à la période électorale, je voudrais avoir votre avis sur cette correspondance. C'est ma première question.

Ma deuxième question concerne la compétition entre entreprises pour capter les salariés et les talents. Actuellement nous avons quelques difficultés à recruter et je voudrais connaître vos recettes pour attirer vos salariés et les conserver. 

 

Vaste sujet. Concernant la préférence nationale, nous sommes citoyens du monde. Notre empreinte industrielle est sur tous les continents, nous sommes installés dans de nombreux pays en Europe, ainsi qu’en Inde, en Chine, au Vietnam, au Brésil, au Mexique, aux USA, je ne vais pas tous les citer. Nous cherchons à approcher des marchés domestiques depuis ces bases et à disposer de bases de réexportation. Il faut toujours avoir un plan B au cas où. Mais ce n'est pas si simple que ça parce qu’on ne peut pas tout doubler. Je me souviens, quand j'étais gamin dans les années 90, ITT avait un slogan "Nous sommes local partout dans le monde". C'est un peu notre approche. Nous n'allons pas chercher un coût de production avantageux pour venir sur un marché domestique car cela ne marche pas dans notre métier. Nous cherchons à approcher des marchés et depuis ces bases installées, à rayonner autour de ces marchés. Une exception pour les vaccins produits uniquement en Europe et destinés au monde entier.

Quant à la préférence nationale, je pense que nous ne sommes pas assez solidaires en France. Quand une entreprise prend des initiatives, plutôt que d'avoir un accompagnement de la part de ses pairs ou de ses clients, il y a parfois une espèce de jalousie et l'on fait ce qu'il faut pour ne pas l'aider. Je trouve cela tellement idiot alors qu'au contraire les Allemands et les Hollandais chassent en meute. Ils le font très bien. Nous pourrions faire mieux, c'est un peu notre côté gaulois.

Attraction et rétention des talents, c'est la clé bien sûr. Est-ce que nous avons du turn over ? La réponse est oui, particulièrement dans cette période troublée du COVID durant laquelle tant de gens ont perdu leurs repères. L'important est de donner du sens à ce que nous faisons. Néanmoins il est difficile d'échapper aux lois du marché. Nous y travaillons en permanence : disposer d’un campus hyper agréable, avoir des comportements respectueux, des règles entre nous, des portes ouvertes tout le temps, de la mixité entre les gens de la biothèque, du vaccin, les ouvriers agricoles. Les gens se croisent au restaurant, sur le campus, ils se parlent. On n'a pas tous les mêmes niveaux de rémunération, et c'est logique. Il suffit de voir le parking de l'écloserie qui est un monde ouvrier. Il n'y a pas de magie, mais c'est un effort de tous les jours. Actuellement, avec mes coéquipiers, nous sommes en train de rêver à un endroit communautaire, un truc qui n'aura aucune autre vocation que de pouvoir se retrouver pour faire un after work, pour jouer au ping-pong ou baby -foot. Avant ce n'était pas un sujet. Aujourd'hui, c'est devenu un sujet, un vrai sujet, un beau sujet car nous apportons de la valeur ajoutée. Acceptons d'apporter aussi un peu de valeur économique.

Je voudrais aborder un sujet d'actualité. Tu as cité l'Inde, les États Unis et d'autres régions du monde. Peut-on parler de la Russie ? Connais-tu ce pays, en fait ses habitants ? As-tu travaillé en Russie ? Comment est la vie là-bas ? Quel est ton point de vue ?

 

Nous avons réuni une cellule de crise ce lundi. Le contexte est affreux. Nos activités "Génétique animale", Russie plus Ukraine, représentent un chiffre d'affaires de 3,5 millions d'euros, ce n'est pas neutre. C'est maintenant perdu, et pour un moment.

Il ne faut confondre la Russie et Poutine. J'ai reçu des messages personnels de clients russes et ukrainiens qui demandent de ne pas faire d'amalgames. Le mec est dingue avec sa clique et l'Europe a réagi magnifiquement. Ce que nous pouvons espérer de mieux est qu'il se fasse dégager parce qu'il n'est pas soutenu par la population. Les chars russes, les hélicoptères et avions avec les missiles Stinger, c'est du ball-trap. Pourquoi les Russes sont-ils partis d’Afghanistan ? Quand les Afghans ont eu cette technologie, les Russes s'en sont retournés chez eux. Il va se passer la même chose. Ajoutez la guérilla urbaine...

Il faut espérer qu'il ne soit pas soutenu longtemps et qu'il soit dégagé. Après nous reviendrons à des choses plus régulières. Il est vrai que la situation est sombre et personne ne l'avait imaginée à ce point-là.

Ma crainte, c'est la Chine. Que va-t-il se passer avec la Chine et Taïwan ? Nous y avons un gros business, avec des équipes sur place et depuis des mois, la situation n'y est plus normale sous prétexte du COVID. Le pays s'est refermé. J'y suis allé 75 fois mais depuis deux ans je ne peux plus y aller. Pour y rentrer, il faudrait que je passe trois semaines en cellule avec passe-plat. La Chine ne s'est donc pas alignée avec la Russie à l'ONU, ils se sont abstenus. Espérons que tout cela se normalise.

En tous cas, ne mélangeons pas les Russes, il y a une clique, un gars qui a pété un câble et le peuple. Restons optimiste.

 

Je m'adresse au chef d'entreprise. Le syndrome du chef, aujourd'hui, ne cesse-t-il pas de s'étendre, et vous-même, avez-vous des moyens d'y remédier ?

 

Vous parlez de contre-pouvoir, n'est-ce pas ?

Je vais vous donner quelques exemples très concrets. Dans mon conseil d'administration, j'ai quatre membres familiaux, trois partenaires financiers et un indépendant. Un comité de la rémunération présidé par le membre indépendant du conseil d'administration fait une proposition de ma rémunération. Nous avons aussi un comité d'audit, expression de la présence du pouvoir et des contre-pouvoirs.

Je préside l'ANUA où il y a un conseil de surveillance et un directoire. Le conseil de surveillance est essentiellement composé de membres indépendants, internationaux, américains et européens. Alors effectivement, c'est plus compliqué de gouverner comme ça, ce sont beaucoup d'avis dont il faut faire la synthèse et en final prendre des décisions. Est-ce toujours la bonne ? Je ne sais pas mais autant que possible, nous essayons d'arriver à des consensus. Ce n'est pas toujours le cas, surtout en situation de crise, quand il fait agir rapidement. Est-ce qu’on prend la grosse tête ? Je ne sais pas.

Vous avez un groupe familial avec des capitaux stables et en même temps, vous avez VALNEVA, une startup qui, en bourse, fait des hauts et des bas très violents, jusqu'à 25% dans la même journée. Comment gérez-vous ce temps court, cette sanction par rapport au temps long ? Comment vos équipes ressentent-elles ces variations du cours de la bourse ?

La gestion, c'est déjà de ne pas tomber dans le temps court, c'est de gérer dans le temps long, en sachant où nous voulons aller, pourquoi et comment nous le faisons.

La deuxième chose, c'est de ne pas perdre la tête avec ça. A un moment donné nous faisons les comptes et nous nous rendons compte que notre "truc" vaut plus cher qu’Air France - KLM, 2,8 milliards. Je n’ai pas réalisé, mais qu'est-ce qui est important ? La bourse n'est pas un monde que j'apprécie particulièrement, ce n'est pas trop mon univers, mais cela fait partie du monde économique dans lequel nous vivons. Soyons plus malin. Les capitaux sont des moyens de créer de la valeur qui se matérialisera à un moment donné. Le driver pour nous est de créer une entreprise durable. Que VALNEVA vaille 1,6 milliard est agréable à savoir, et alors ! Que l'action passe en un jour de 20 à 16€ ! Devrions nous paniquer et changer de stratégie ?

Je constate que si nous raisonnons sur le temps long, les choses s'installent, les hausses et baisses se stabilisent tout doucement. Cela est vrai si nous faisons de la vraie économie et que nous ne racontons pas de carabistouilles.

Peut-être qu'un jour nous recevrons l'offre que nous ne pourrons pas refuser. Si en plus, cela permet d'intégrer ce que nous avons créé dans un ensemble solide et durable, ce sera juste magnifique mais nous ne courons pas après cela. C'est très agréable et riche en émotions. Et très désagréable aussi, en particulier quand je vais sur le Nasdaq, la bourse de New-York. Si je voulais lever 100 millions de dollars, vous verriez apparaître tout un écosystème, le côté sombre et insupportable de l'Amérique, avec des avocats, des conseils, des assurances au cas où une action serait déclenchée contre vous plus tard. Il vous faut alors vous assurer, cela vous coûtera 7 millions par an pendant 3 ans. Je ne suis pas fasciné par les États-Unis, mais c'est la première puissance économique mondiale. C'est aussi l'économie qui achète ce qui est le plus cher au monde. Elle aussi ce qui nous permet de faire prospérer notre activité. Il faut s'y adapter, cela demande un très gros effort car je trouve cela vulgaire et presque immoral. Heureusement le contexte boursier européen est très différent.

 

J'aimerais que tu partages ton regard sur l'industrie pharmaceutique en général et sur la gouvernance de la santé dans le monde, en particulier les contrôles, les lobbies. Cela me paraît très opaque.

 

Ce n'est pas si opaque que ça. En fait, c'est diabolisé par l’idée d’un capitalisme sauvage qui gagnerait beaucoup d'argent sur la santé des gens. Les réseaux sociaux sont une caisse de résonance énorme et ridicule. En fait notre domaine est très réglementé, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi. Les process sont très lourds et longs. Par exemple, vous avez vu que les médecins chinois et russes n'ont pas été agréés en Europe. La France et les États-Unis sont à peu près au même niveau de réglementation. Quand l'activité tourne, l’industrie pharmaceutique gagne beaucoup d'argent mais il lui faut d'énormes capitaux pour investir. Le développement de notre petit vaccin COVID, car nous sommes un petit joueur dans un monde de géants, aura coûté 250 millions d'euros. Voyez de quoi nous parlons, c'est énorme. Nous avons également développé le premier vaccin anti chikungunya, livrable en fin 2023, un vaccin Lyme en 2025. C'est passé presque inaperçu mais nous avons signé juste avant le COVID, avec Pfizer, un accord de 250 millions de dollars de codéveloppement. Les enjeux sont stratosphériques. Nous n'avons pas les muscles pour le faire tout seul. Avec cet accord, Pfizer nous paye le codéveloppement et à la fin distribuera le produit, nous aurons 40% du résultat. En réalité, c'est très réglementé, ce sont des boites très structurées qui peuvent être très lourdes, pas forcément très innovantes mais qui ont une grande puissance de déploiement. Elles n'ont pas besoin d'innover. Pfizer a été super agile dans la faculté de capter la technologie, de passer la licence et de développer au niveau industriel. Ce monde est opaque parce qu'il est compliqué. Quant à l'OMS, elle fait ce qu'elle peut dans un cas pareil, inédit.

 

J'ai été surpris que l'on ne mise que sur les vaccins et que les autres alternatives n'avancent pas, par exemple avec la société de Nantes Oséo.

 

Ça n'avance pas parce que techniquement ça n'avance pas bien. Le vaccin est un moyen prophylactique qui stimule la production d’anticorps pour pouvoir se battre contre le pathogène. C'est une façon très élégante de pouvoir protéger la population. Il faut que ce soit massif, collectif. Dieu merci, ça l'a été. Nous sommes globalement bien protégés. Certains l'ont eu, moi j'ai eu trois doses de vaccin, quinze jours après j'ai été malade. Je me dis que si je n'avais pas été vacciné, j'aurais peut-être fini aux urgences. Il y a beaucoup d’ignorance autour de ces choses-là, somme toute technologiques, et beaucoup de phantasmes. Il y a également beaucoup d'enjeux financiers, les moyens à déployer sont fous.

 

J'ai une question totalement en marge de votre activité, je suis venue avec mon fils qui est en Première et ne sait pas ce qu'il veut faire plus tard. J'aimerais que vous reveniez sur votre parcours scolaire, vous disiez tout à l'heure que vous n'étiez pas adapté au système et c'est le cas de mon fils.

 

Je n'étais pas un élève dissipé, j'étais un élève très lent, un peu dyslexique. L'école était un peu compliquée, j'étais plutôt à l'arrière, en queue de classe. J'ai souffert, j'allais à l'école la boule au ventre. Pourtant à ton âge, il y avait plein de choses qui m'intéressaient. J'ai redoublé ma Troisième puis ma Terminale, j'ai eu mon bac au rattrapage parce que l'examinatrice m'a demandé ce que je voulais faire dans la vie "Quelle note te faut-il ?" Elle me l’a mise et j'ai eu mon bac.

Un moment donné il y a un déclic. Tiens, je peux faire ça et après ce parcours scolaire pénible et après avoir convaincu ma femme d'être ma femme, j'ai lu quelques bouquins de management mettant l'homme au cœur du dispositif, mes parents étaient autodidactes et entrepreneurs. Je trouvais ça génial et simple, j'ai écrit quelques trucs et suis allé voir des chefs d'entreprise de la région pour travailler avec eux sur des cercles de progrès. J'ai commencé comme ça et puis j'ai continué à me former et à apprendre. Il n'y a pas que la voie scolaire. Sors de l'autoroute, tu découvriras des choses incroyables.

Dans l'entreprise, en fin de compte, l'important est l'engagement, face à une situation je fais au maximum de mes connaissances du moment, au maximum de mes possibilités du moment. Et puis, comme tout le monde j'ai le droit à l'erreur.

 

Pour rester sur le même sujet, qu'observez-vous concernant le rapport des jeunes avec l'entreprise, c'est-à-dire leur intérêt, leur motivation, leur implication ? Constatez-vous une évolution depuis 10-15 ans et comme vous êtes présent dans le monde entier, y-a-t-il des facteurs culturels que vous prenez en compte pour motiver les jeunes selon leur pays d'origine ?

 

Si l'on regarde vers le monde occidental, on constate que les attentes des jeunes d'aujourd'hui sont différentes. Quand j'étais gamin, à 18 ans, je voulais une bagnole, être libre de faire ce que je voulais. Maintenant les jeunes se fichent de la bagnole, elle représente même une charge, un problème. Étudiant, je voulais avoir un petit appart. Maintenant les jeunes font de la coloc, même des jeunes adultes d'ailleurs. Le rapport à la propriété a changé, on partage une machine à laver, une cuisinière.

Dans l'entreprise nos jeunes ont des attentes différentes. Ils veulent plus de profondeur dans ce qu'ils font, ils recherchent du sens. Notre recherche était plus matérielle, eux semblent être au-delà de ça, peut-être parce qu'ils ont été gâtés. Pour les attirer et les retenir, il faut donner plus de sens à ce que nous faisons.

Ce n'est pas vrai partout car dans les pays émergents, l'attente est plus matérialiste.

Je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire. Je pense que les jeunes sont conscients qu'il va falloir se serrer la ceinture et que le sens est plus important que le matériel.  Ma question est autre. J'aimerais vous entendre au sujet de votre roman.

 

Il s'appelle "Clair de terre", c'est un roman, une réflexion sur la beauté du monde et de l'existence. Une petite fille, le premier être humain né sur la lune dans un futur proche, dialogue avec son grand-père, bien sûr âgé. Celui-ci voyage beaucoup, des Galápagos à la Chine continentale, en Afrique noire et dans le Sahara.

C'est une réflexion sur le temps qui passe. Le temps passe à la même vitesse pour tout le monde, mais nous avons peut-être la faculté de l'allonger un peu en faisant attention à soi.

Le livre aborde aussi la manière dont on construit sa vie autour de son projet professionnel, mais pas seulement. Sachant qu'à 90 ans, on a passé seulement 16 à 17% de son temps à travailler. Le travail est une dimension importante certes mais il y a aussi la dimension amoureuse qui me semble être la plus importante, la dimension sociale, les interactions sociales, les trucs que l'on fait pour soi, son développement personnel, pour son plaisir.

En arrière-plan, il y a les premières missions vers Mars qui ne déroulent pas du tout comme prévu.

Qu'est-ce qui t'a décidé à écrire un roman et combien de temps cela t'a pris ? 

 

J’ai voulu partager mon cheminement personnel en pensant à des adolescents. Je me dis que j’ai eu de la chance et que j’ai su la saisir. Je me suis dit que cela pouvait peut-être servir à d’autres. Cela m’a permis de structurer ma pensée. Ce fut également un plaisir d’écrire même si ce fut un réel effort. Cela a été un effort plaisant. J’avais commencé il y a une dizaine d’année et puis, juste avant le COVID j’ai terminé en trois mois.

 

Finalement quelles sont les valeurs qui ont traversé ces trois générations et quelle est votre raison d’être aujourd’hui ?

 

Mon grand-père était fermier, mon papa est le fondateur et je suis la deuxième génération. Mon grand-père était un homme formidable, les gens pensaient qu'il était muet.

Moi je suis un idéaliste, un optimiste actif parce que je pense que la vie est bien plus agréable quand on est comme ça. Regardons les opportunités plutôt que les dangers, transformons les situations en opportunités. C'est contribuer modestement à rendre le monde meilleur. C'est aussi du plaisir. L’un de nos principales valeurs, c'est aimer la vie, aimer les gens.

 

Je suis le directeur d'une petite entreprise de Vendée, nous avons été rachetés il y a quelques années par des Américains, une période compliquée. On a pris le COVID. Ce matin je faisais une réunion d'équipe à qui j'ai l'habitude de parler ouvertement. Je voyais les têtes qui pensaient "C'est quoi la prochaine annonce catastrophe ? » Jusqu'où doit-on tout dire ? Quels conseils avez-vous à ce sujet ?

 

Je pense que la motivation individuelle et collective, ainsi que la reconnaissance, sont le carburant. La motivation, c'est la perspective de l’avenir. Sans être naïf, essayons de projeter quelque chose de positif.

Un exemple concret. Nous avons demain un point sur la stratégie en Russie, calé depuis trois mois. Nous sommes cinq-six personnes de plusieurs pays et certains envisageaient de l'ajourner. J'ai refusé car il y aura un monde après. Réfléchissons à la suite pour rebondir quand la situation s’éclaircira. Fixons un horizon et après, regardons ce qui a été bien fait et reconnaissons-le !

 

Vous avez beaucoup voyagé. J'ai l'impression d'entendre un citoyen du monde. Pouvez-vous partager avec tous vos contacts, si nombreux et si différents, les expériences les plus malheureuses mais aussi les plus merveilleuses que vous avez vécues ?

 

C'est très difficile de répondre à ça car il y a des moments de grâce, de contemplation de la nature dans des endroits exceptionnels, des rencontres avec des gens tout aussi exceptionnels, et des moments de dépassement engagé car je fais du sport.

 

Pourquoi avez-vous choisi de rejoindre l'entreprise familiale plutôt que d'en créer une autre ?

 

D'abord j'avais créé ma propre entreprise dans le domaine du conseil. Ça marchait bien, nous étions une dizaine de consultants. Mon papa a perdu son frère en 86 et en 88, l'entreprise (15 millions d'euros et 100 personnes) connait sa première crise de croissance. Mon papa me propose de venir travailler avec lui. Je n'étais pas programmé pour ça, ce que je faisais m'intéressait beaucoup, je décline donc sa proposition.

Dans les années 80, beaucoup d'entreprises dans la région étaient dans la peine, le management relevait plutôt du siècle précédent, la mondialisation commençait à arriver et je me demandais pourquoi ils ne bougeaient pas.

Je commence à regarder ça et j'en parle à mon père. Je ne suis toujours pas très chaud. Maman me dit "Tu as envie d'un projet industriel, eh bien tu es invité. Plus tard ce ne sera peut-être pas pareil". J’ai décidé de venir à mi-temps. Et en 92, je les rejoins à temps plein. En fait, cela n'a pas été une charge, il n'y avait pas de devoir familial.

Nous avons trois enfants, maintenant jeunes adultes, ils n'ont été programmés pour la reprise de l'entreprise et ils ne constitueront pas la troisième génération managériale familiale.

Je suis en train de préparer une succession managériale avec un Directeur Général, j'ai 58% et lui 42% et progressivement il prendra le lead. La propriété est détenue par la famille, deux frères, deux sœurs et cinq cousines. L'activité vaccin sera acquise par un grand groupe, mais les autres activités, très consistantes, représenteront un projet indépendant détenu par ma famille et moi et une équipe de management. Nous prenons notre temps.

 

Ton examinatrice au bac t'a demandé quelle note il te fallait pour pouvoir réaliser ton projet de vie. Elle te la donnait, cette note, mais tu ne nous as pas dit quel était ton projet.

 

Je lui ai dit "Je veux épouser la femme que j’aime, elle veut être prof d'éducation physique et il faut que j’aie mon bac pour la suivre. Et après, j'ai un projet d'entreprise."

Je revis la soirée (YouTube)

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

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