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Apocalypse ou réenchantement ? La crise est dans nos têtes

Compte rendu de la 56ème Rencontre du CERA du vendredi 16 novembre 2012

La France avec Hollande a voté la normalité, la « normopathie » est en marche, nous dit Michel MAFFESOLI, sociologue du quotidien et intellectuel dissonant. Il assure que l’heure de la postmodernité a déjà sonné, et déplore notre cécité collective. Aurions-nous peur de lâcher l’ancien monde, où le rationalisme, les grandes idées et les solutions carrées rendaient la vie plus confortable ? Michel MAFFESOLI en est convaincu. Selon lui, nous ne voulons pas voir que les valeurs modernes : raison, progrès, travail sont dépassées. La modernité c’est l’adulte sérieux ; la postmodernité c’est l’enfant éternel et créatif, qui s’appuie sur sa famille, ses proches, s’ajuste au coup par coup. L’élection de François Hollande montre que la France n’est malheureusement pas en phase avec l’esprit du temps. Notre pays a peur de la postmodernité. Nous sommes retournés aux grandes valeurs du XIXème siècle : l’Etat providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie… Alors que le monde actuel exige de l’audace et des prises de risques !
Parmi ses nombreuses actions, nous retiendrons en rapport avec notre sujet du jour, la création avec Georges BALANDIER du Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien à la Sorbonne.

 

 Michel MAFFESOLI

Je vous remercie de votre accueil. Nous avons effectivement créé le Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien en 1982, qui continue à fonctionner aujourd’hui. Il y a un pôle à Paris, un autre à Séoul et Tokyo. Nous y pratiquons des études, des thèses, qui nous donnent l’occasion de réfléchir sur l’impact des changements de fond sur la vie quotidienne. Nous traitons de nouvelles technologies, de corps, de sujets qui étaient considérés comme frivoles, alors que je pense foncièrement que la grandeur se cache à la surface des choses. Je suis très attaché à l’idée selon laquelle le corps – physique et social – ne peut pas exister sans la peau qui rassemble ce qui est épars, qui constitue l’élément visible. Voilà mon hypothèse en ce qui concerne le thème du quotidien. En réalité, c’est là que l’on peut repérer les grandes évolutions de fond. Nietzsche disait « Les vraies révolutions avancent à pas de colombes, à bas bruit ». La vraie importance apparaît là elle on ne l’attend pas. Si l’on veut repérer des changements sociétaux, il faut admettre que le vivre-ensemble n’est pas seulement rationnel. J’y reviendrai. De nombreux paramètres interviennent qui expliquent toutes sortes de faits et comportements. Les historiens en parlent en citant par exemple l’ancien four banal qui existe encore dans de nombreux villages français. Le seigneur accordait aux manants la possibilité d’utiliser le four de la communauté une fois par semaine. C’était la fête du pain commun. L’effervescence qui régnait ce jour-là témoignait de la dimension importante du vivre-ensemble, il y avait là comme un ciment de la communauté. Et curieusement cette « banalité » est devenue le sens de ce qui a peu d’intérêt.

Je dirige également un centre de recherche sur l’imaginaire qui avait été fondé par mon maître et ami Gilbert DURAND. Dans la tradition et les fondements de notre formation, regarder l’imaginaire, c’est se pencher sur ce qui n’est pas réel. Or il me semble qu’au contraire, nous sommes baignés dans cet imaginaire, comme dans un climat, une atmosphère qui nous imprègne et ainsi participe à ce que l’on est. C’est ici que s’opèrent le vivre-ensemble et les mutations du vivre-ensemble. C’est dans ce sens que je dis que la crise est dans nos têtes, tout en admettant que cette idée peut paraître un peu déraisonnable. Réduire la crise à sa dimension économique, à ses effets financiers, c’est prendre des conséquences pour des causes. Il faut chercher un peu plus haut, et l’imaginaire nous ouvrirait selon moi cette perspective. Je vais essayer de justifier ce point de vue, d’abord en rappelant 3 concepts qui traduisent cette hypothèse.

Le premier a été proposé par l’un des plus grands philosophes et penseurs du XX° siècle, Michel FOUCAULT. Notre espèce animale n’est ce qu’elle est que parce qu’elle se raconte. Ca parle ! Un amour n’existe que parce que cet amour se dit, une amitié n’est que parce qu’elle se dit, un pays n’existe que parce qu’il se raconte, même s’il ne s’agit que d’une pure illusion, une mythologie absolue. Il a d’ailleurs écrit à ce sujet un livre, Les mots et les choses, qui témoigne du lien qui les relie. Pour en parler, Michel FOUCAULT utilise le terme d’épistémè qui qualifie une connaissance que l’on a de soi. En grec, il existe deux termes pour parler de la connaissance, épistémè que je viens de citer, et theoria qui désigne la connaissance pure. Grâce au terme qu’il choisit, Michel FOUCAULT parle d’une connaissance qui s’applique, qui s’organise, qui se structure. De l’épistémè découle l’organisation de la cité. Par exemple, dans les cités grecques, l’épistémè dominant était la mythologie. Suivant l’interprétation que l’on en faisait, la cité se structurait de telle ou telle manière. Athènes avait une représentation de la mythologie, Sparte en avait une autre. Cette épistémè va passer pour laisser la place à une autre représentation qui prendra tout son sens au Moyen Age, il s’agit de la théologie. La cité s’organise autour de celle-ci. Une parenthèse se produit durant la Renaissance, et ce qui va être l’épistémè moderne s’amorce à partir du XVII° siècle, qui va structurer la vie sociale. C’est précisément ces mouvements que j’appelle l’imaginaire. Il y a eu saturation de la mythologie puis de la théologie, peut-être assiste-t-on aujourd’hui à une saturation de ce qui a été l’épistémè moderne. Nous n’avons plus conscience de ce que l’on est, donc nous n’avons plus confiance en ce que nous sommes. Les organisations, les manières d’être ensemble ne fonctionnent plus. Ce qui ne veut pas dire que tout cesse. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. On dit que la première phrase écrite de la tradition philosophique grecque, venue d’Anaximandre de Milet, était « Genèse et déclin, déclin et genèse », qui traduit l’idée que tout peut tomber et renaître.

Le second concept dont je voudrais vous parler nous vient d’un historien américain des sciences et des techniques, Thomas KUHN, qui emploie le paradigme. Il se pose une question simple : comment se fait-il qu’à tel moment, dans tel lieu, se produit telle découverte scientifique qui engendre tel développement technologique structurant tel type de société ? Il montre dans un livre fameux, la Structure des révolutions scientifiques que jusqu’au XVII° siècle, l’Europe et l’Extrême- Orient fonctionnaient à peu près de la même manière, selon le même paradigme. L’invention de la poudre à canon en Chine, l’imprimerie en Europe. Et puis un différentiel apparaît, l’Europe amorce le virage technologique important que l’on sait tandis que la Chine va rester jusqu’à la fin du XIX° siècle à peu près au même niveau. Pour quelle raison ? Thomas KUHN pense que l’Europe doit à partir du XVII° mettre l’accent sur un problème philosophique important. Il s’agit de la raison, du rationalisme, qui va entraîner un développement technologique puis un développement de la société. Le paradigme est une matrice féconde, les conditions sont requises pour que la vie naisse. Pour autant, comme en biologie, une matrice qui a été féconde peut devenir inféconde. C’est peut-être une manière d’expliquer les raisons de cette crise que nous traversons, qui n’est pas seulement d’ordre économique. Le système a marché mais il ne marche plus. Excusez-moi d’insister mais il s’agit bien d’une question d’imaginaire, d’une structuration très organisationnelle à partir d’une représentation. Un lien social se créé à partir d’une base un peu nébuleuse de cet ordre.

Le troisième concept nous vient d’un grand théoricien économiste, sociologue, juriste, Max WEBER, qui a écrit L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Dans ce livre, il montre qu’à l’époque de la Réforme, les principaux acteurs ont mis l’accent sur une théorie théologique qui peut paraître un peu curieuse, il s’agit de la prédestination. Nous sommes prédestinés au ciel ou à l’enfer. Que nous soyons élus ou réprouvés, la marque de l’élection passe par notre réussite sur terre. D’où la valorisation du travail, de l’argent chez les Juifs qui était une classe maudite. On voit bien que cette théorie de la prédestination, qui est imaginaire, va avoir des effets réels et importants avec le développement du capitalisme. Max WEBER termine en disant que l’on ne peut comprendre le réel qu’à partir de l’irréel, ou plus précisément, ce qui est réputé être irréel. C’est à partir de ces rêves collectifs que se structure ou se délite le vivre-ensemble. Pitirim SOROKIN, un sociologue américain, parle de saturation, à la manière d’une saturation chimique qui montre que certaines molécules qui constituent un corps donné ne peuvent plus rester ensemble, on assiste donc à un délitement, mais en même temps, ce sont ces mêmes molécules qui vont entrer dans une autre composition. C’est la raison pour laquelle je disais tout à l’heure que la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Ce mouvement de recomposition est précisément d’actualité. D’autres valeurs, de nouvelles manières de cimenter l’être ensemble, un nouvel imaginaire est en gestation, à partir de ce qui existe. Rappelez-vous genèse, déclin / déclin, genèse. On peut le comprendre à la faveur de phénomènes architecturaux visibles dans nos villes. On reconstruit de nouveaux édifices à partir des anciens.
Je termine mon introduction en rappelant qu’il nous faut être attentif au quotidien, à l’ambiance dans laquelle nous vivons, à ce que j’appelle l’imaginaire, se rappeler qu’il peut y avoir de façon concomitante processus de déstructuration et de reconstruction.

Le problème que l’on rencontre actuellement est le temps de décalage qui existe entre ceux qui ont le pouvoir de dire, ceux qui ont le pouvoir de faire, et ceux qui vivent, tout simplement. Les politiques, universitaires, journalistes, etc., ce qui constitue l’intelligentsia, restent sur les valeurs à partir desquelles s’est structurée la société, les représentations qui ont conduit à ce qu’elle est. En regard, ils ont du mal à voir, apprécier ce qui est, au sens de donner son prix à ce qui est en train de naître. Ce décalage explique le désaccord auquel nous assistons. Or, c’est lorsqu’il y a désaccord entre ce qui est vécu et ce qui est dit que naissent des discours de haine, de xénophobie et de racisme, les divers extrêmes auxquels nous assistons. C’est parce que nous ne savons pas trouver des mots pertinents qu’il y a des maux. Les discours démagogiques peuvent fleurir, ils ne pourront rien s’ils ne nomment pas les choses avec justesse. Notre vrai travail, le mien en tout cas, est de trouver les mots pertinents, en phase avec ce qui est vécu. C’est à partir de ces mots que nous pourrons retisser le lien social. L’enjeu n’est donc pas négligeable ! Et c’est dans ce sens que je trouve particulièrement intéressant l’objectif d’échange et de partage que vous vous êtes fixé au CERA.

Je vous propose de poursuivre mon intervention en deux temps. Nous allons d’abord voir quels mots sont devenus désuets. Nous nous pencherons ensuite vers les mots qui me paraissent être pertinents, rendre compte de ce que vit la société officieuse face à la société officielle. D’où l’intérêt d’être attentif à ces pratiques juvéniles. Ces jeunes n’ont pas forcément conscience de ce qu’ils vivent, ils ne le verbalisent pas mais c’est dans leur quotidien que se concocte ce qui va devenir cette manière d’être ensemble qui sera constitutive de notre société.

Arrêtons-nous dans un premier temps sur cinq mots clés de cette culture moderne, qui s’achève à mon sens dans les années 1960. Ces cinq mots, sans être en rapport immédiat les uns avec les autres, forment un système. Il s’agit de valeurs qui existent toujours, au même titre qu’une étoile éteinte continue à briller durant quelques temps.

– Le terme d’individu dont découle l’individualisme est un terme de l’époque moderne. Il n’est donc plus à l’ordre du jour de la période suivante. L’individu, c’est le pivot à partir duquel va se structurer le vivre ensemble. Revenons à 3 moments importants de l’histoire de ce terme. Le fameux « Cogito, ergo sum » de Descartes, l’invention philosophique de l’individu, « Je pense, donc je suis ». J’en profite pour vous rappeler qu’avant cette période, celui qui pensait par lui-même était un hérétique qui se coupait de la communauté. Cette déclaration cartésienne, qui induit que l’homme est reconnu comme pensant par lui-même, est lourde de conséquences pour la vie sociale. La seconde invention a lieu à peu près à la même époque, c’est celle de l’individualisme religieux, la Réforme protestante. La Bible, le texte sacré, est traduit en langue profane et imprimée grâce à GUTENBERG. Potentiellement, chacun peut avoir accès à son dieu. Il n’y a plus le besoin spécifique d’un clergé qui va traduire et expliquer la Bible. Il s’agit d’une vraie révolution qui va favoriser ce qui va constituer les grandes valeurs de la société moderne et capitaliste. La philosophie des Lumières au XVIII° siècle constitue la troisième invention de l’individu. Je cite juste un auteur et deux livres, Jean-Jacques ROUSSEAU qui écrit ce roman d’éducation qu’est l’Emile. Il tire l’enfant de l’animalité à la civilité, de la barbarie vers l’humanité. ROUSSEAU y démontre que lorsque l’éducation d’un enfant est réussie, l’adulte devient quelqu’un d’autonome, capable de se gérer lui-même. Le contrat social est le deuxième livre de ROUSSEAU important par rapport à notre thème. Dès que je suis capable de me gérer, je dispose de la capacité à établir avec les autres un rapport rationnel, je peux contracter ainsi avec d’autres individus autonomes pour construire la vie en société. C’est donc à partir de ce « je » que va s’établir le rapport des individus avec le monde.

– A la fin du XVIII°, début du XIX° va émerger un autre mot important de la modernité. C’est le mot « travail ». Ce qui était stricto sensu une nécessité réservée aux classes serviles de la société, aux esclaves, va devenir une valeur. Rappelons-nous tout de même que l’homme noble dérogeait s’il travaillait. Parmi les impératifs catégoriques délimités par Emmanuel KANT, autour desquels doit s’élaborer la vie sociale, figure l’injonction « Tu dois travailler ». La réalisation de soi et du monde passe par le travail. Pour s’accomplir pleinement, il faut travailler. C’est à partir du XIX° siècle qu’apparaît l’expression « valeur travail » que nous employons à tire-larigot, inventée par Karl MARX, qui met l’accent sur l’action. Avant de terminer sur ce mot, je cite un petit épisode de Faust de GOETHE. Faust est dans son cabinet, il passe en revue les livres qu’il a lus, marque son insatisfaction en disant qu’ils ne lui ont pas beaucoup servi, compulse la Bible, choisit un évangile de Saint Jean qui commence pas ces mots : « Au début était le verbe …» En désaccord avec cette affirmation, il dit « Non, au commencement était l’action ». Dans cette inversion du texte biblique apparaît précisément cette valorisation du travail. Au sujet de Goethe et entre nous, il faut toujours écouter les poètes car ils ont le nez creux et anticipent souvent ce qui va être théorisé. C’est sur cette valeur travail que vont s’élaborer l’économie, la production, le productivisme sous ses diverse formes.

– Le troisième mot que je choisis est l’utilitarisme. Ne vaut que ce qui sert à quelque chose. Dans le rapport aux autres, à la nature et à soi-même. HEIDEGGER, un grand penseur du XIX° siècle a parlé, poussant le concept d’utilitarisme jusqu’au bout, « d’ustentilarité », faisant allusion à des ustensiles de cuisine que je peux manoeuvrer, déplacer à ma guise. Je voudrais vous proposer encore deux expressions, l’une philosophique et l’autre poétique. La première est tirée de DESCARTES, dans le Discours de la méthode, « L’homme maître et possesseur de la nature ». Cette expression témoigne d’une cristallisation de cet esprit du temps. Presque à la même époque, une phrase éponyme de CORNEILLE dans le Cinna, dit « Je suis maître de moi comme de l’univers ». On retrouve bien cette idée d’utilité, de maîtrise, de domination du monde et de soi, qui va diffuser par l’éducation, par nos différentes institutions. Cette prééminence de l’utilitarisme va marginaliser, évacuer, d’autres types de valeurs, d’autres paramètres humains, qui ne seront plus considérés comme essentiels. J’y reviendrai dans un instant.
– On ne comprend bien une société qu’à partir du moment où l’on a saisi sur quel aspect du temps cette société mettait l’accent. Dans la triade temporelle, il y a le passé, le présent et l’avenir. Certaines époques, et non des moindres, ont mis l’accent sur le passé. Il y a encore quelques années dans nos villages, on ne pouvait dire et faire que ce qui avait été dit et fait. A d’autres moments, la culture est élaborée à partir du présent. Ce qui va se révéler une grande marque moderne, c’est le futur. C’est là que s’élabore, avec HEGEL, le grand philosophe allemand, la philosophie des Lumières. Avant, il n’existait pas de linéarisme historique. Au Moyen âge, les chroniqueurs écrivaient les hauts faits de tels et tels puissants de ce monde sans qu’il existe de liaison entre ces divers événements. Ce qui va s’élaborer avec la philosophie de l’histoire, c’est bien cette continuité entre le départ de l’histoire de l’humanité du point A de la barbarie jusqu’à un point B de civilisation absolue. Ce qui nous permet d’évoquer le mythe du progrès. Je livre la petite remarque suivante à votre réflexion. Au XIX° siècle s’élaborent les expositions universelles, que je considère comme les cathédrales des temps modernes. Au moyen-âge, la cathédrale montrait la monumentalité de ce que savait faire une ville en termes d’arts et de techniques, la tour la plus haute, la nef la plus longue, le transept le plus large, et tout à l’avenant, avec la concurrence qui pouvait s’établir entre les villes. L’exposition universelle au XIX° siècle procède de la même démarche. Les pays vont se concurrencer sur le thème de telles découvertes scientifiques ou technologiques. En 1867, Victor HUGO, écrivant sur l’exposition universelle qui a eu lieu à Paris, termine son texte ainsi : « Rien n’arrête une idée pour laquelle le temps est venu : le progrès ». On voit là concrètement cette grande progression vers le futur, ce qui sera demain. Les deux grands systèmes du XIX° siècle, le marxisme et le freudisme, reposent exactement sur cette idée. Je simplifie bien sûr, mais avec le marxisme, on met l’accent sur les lendemains qui chantent, la société parfaite va advenir demain. Par ailleurs, la sublimation constitue le mot clé du freudisme. Le petit enfant, ne maîtrisant pas ses sphincters, ressent une jouissance immédiate lorsqu’il fait pipi et caca. Il convient qu’il apprenne à maîtriser ses sphincters, à « sublimer » pour parvenir à une jouissance beaucoup plus humaine. Freud utilise d’ailleurs une expression instructive pour traiter la question puisqu’il parle de « report de jouissance ». Nous pourrions trouver toutes sortes d’illustrations allant dans ce même sens et toutes nos institutions vont reposer sur cette projection dans le futur.
– De façon générale, un terme trop employé ne signifie plus rien. On ne parle jamais autant d’amour que dans un couple qui va se séparer par exemple. Par rapport à notre sujet, le mot « projet », qu’il soit éducatif, pédagogique, politique recouvre tout ce que je viens de dire. Il s’agit purement d’incantation. Tout est renvoyé à plus tard. C‘est profondément ce qui constitue, qu’on le veuille ou non, notre culture moderne. Voici des mots correspondant à des valeurs complètement saturées, des mots devenus impertinents au sens où ils ont perdu leur pertinence mais que l’on continue à chanter sous forme d’incantations.

 

Je vais vous donner maintenant quelques contre-mots, qui seraient des alternatives à ceux que je viens de mentionner, et ainsi porteurs d’une nouvelle élaboration, d’une nouvelle construction, selon ce que j’ai expliqué en première partie.

Tout le monde est à peu près d’accord avec les termes que je viens de pointer. Maintenant, ce que je vais dire est plus hypothétique, bien que ce soit des idées que je cultive depuis plus de 30 ans et que je vois souvent développées par mes collègues.

– Ce n’est plus l’individu qui prime mais la personne plurielle. Là encore nous pouvons écouter les poètes et je vous propose la formule poétique et prophétique de RIMBAUD « Je est un autre ». La persona est un masque, j’ai plusieurs masques à ma disposition et je vais jouer des rôles divers sur le théâtre du monde. Prenez garde lorsque vous entendez ces phrases lancinantes qui démarrent par « Compte-tenu de l’individualisme contemporain… » Ce sont des phrases absolument creuses. Cet individualisme n’est plus de mise, mais au contraire l’affirmation de la personne plurielle, jouant des rôles divers dans des endroits momentanés divers. La nouvelle difficulté réside dans cette pluralité. Nous savions gérer l’individu 1 (indivisible), il va falloir gérer les masques dont tout être dispose.

– Ce n’est plus sur la valeur travail que nous allons mobiliser de l’énergie. Ca ne marche plus. Par contre, nous devons être attentifs aux notions créer et entreprendre. Une valeur importante s’incarnait dans l’idée d’aller droit au but. Notre vieille Europe a laissé au bord de la route toute une série d’impedimenta inutiles, que l’on pourrait traduire par « bagages lourds qui freinent la marche » : le rêve, le jeu, le festif. Nous allons reprendre ces bagages. Chez les jeunes apparaît la reprise de ces paramètres humains que l’on avait laissés de côté, et les institutions les plus futées ont intégré ces paramètres. J’en veux pour exemple Google qui va imposer près de 20% du temps de travail à ses employés pour rêver, faire de la poésie, écrire, etc. Bien entendu, l’entreprise va réescompter tout cela, mais ce qui compte, c’est qu’il va réinterpréter, réutiliser ces paramètres humains. Si on ne mobilise plus d’énergie avec le mot travail, on peut le faire avec les termes entreprendre et créer. Tout en tenant bien sûr compte de la dimension plurielle, donc élargie, de la personne.
Je vous propose des concepts à manier à la façon de poupées gigognes. Ce qui est en jeu dans cette culture postmoderne, dans cette sédimentation progressive, c’est l’accent mis sur le qualitatif de l’existence, faire de sa vie une oeuvre d’art, ne pas perdre sa vie à la gagner. Les notions de créer et d’entreprendre reposent exactement sur ces fondations.

– Le rationalisme ne prévaut plus. L’accent est mis sur le corps en son entier. On pourrait parler du corporelisme à l’opposé du rationalisme. Trois paramètres sous-tendent cette dimension :

La mode prend de plus en plus d’ampleur, le corps que l’on habille revêt une importance grandissante. Je m’en aperçois tous les jours dans le Quartier Latin où j’habite et où je travaille à Paris. Les librairies ferment au profit de boutiques de fringues. C’est un petit signe amusant de voir que la fringue triomphe dans ce lieu de l’esprit !

Le corps que l’on soigne en faisant appel à la diététique. Ce qui était le propre de seulement quelques happy few va devenir une réalité. Le corps n’est plus seulement un outil de production mais une sorte de partenaire avec lequel je dois en quelque sorte rentrer en discussion.

Le corps que l’on construit avec le fitness, la musculation, le sport sous diverses formes, participent de cette valorisation. J’aime à dire d’une manière un peu baroque que l’on assiste à une épiphanisation du corps pour lui-même. Le corps vaut pour lui-même. Michel FOUCAULT disait qu’au XIX° siècle, le corps n’était légitime que s’il produisait ou reproduisait. Il ne pouvait que servir à quelque chose. Aujourd’hui, il est valorisé pour lui-même. On a vu ce phénomène se produire quantité de fois dans l’histoire humaine. Je reprends une formule nietzschéenne qui dit « La profondeur se cache à la surface des choses ». Ce qui était considéré comme frivole devient essentiel. Dès lors, devient frivole celui qui ne s’intéresse pas à la frivolité. On peut en penser ce que l’on veut, le corps devient une véritable valeur. Comme le proposait DURKEIM, on ne pourra plus penser le corps social qu’en tenant compte du corps biologique.

– Au-delà d’un simple utilitarisme, je parle d’une esthétisation de l’existence. En son sens étymologique, les Grecs parlaient d’aestesis, pointant le fait d’éprouver avec d’autres des émotions et des passions, devant une statue, un temps, une pièce musicale, une sculpture,… A partir du XIX° siècle, le terme esthétique va qualifier l’objet sur lequel porte l’émotion. Il s’agit donc d’une dimension statique. Quand je parle d’esthétisation, c’est d’ailleurs le thème de mon dernier livre Homo eroticus, des communions émotionnelles, je parle du retour des émotions collectives sous forme de rassemblements sportifs, musicaux, religieux, consommatoire, politique, etc. On peut multiplier à l’infini ces exemples de regroupements où s’expriment ces passions, ces émotions, ces affects, qui vont contaminer le corps social, sortir des murs de la vie privée si l’on reprend une expression du XIX°. Ce mur étant devenu poreux, nous devons réfléchir non plus en termes de sociologie mais en termes d’épidémiologie. BAUDRILLARD disait « Il y a de la viralité dans l’air ». C’est ce virus qu’il convient d’apprécier. En termes un peu plus soutenus, il s’agit de syntonie. Nous allons voir qu’internet aidant, on assiste de plus en plus à un envahissement de ces affects sur la place publique. Il faut repérer ce phénomène pour l’accompagner, éventuellement le corriger.

– Le dernier point que j’aborde concerne la disparition de la projection. Il n’y a plus de report de jouissance mais conquête du présent. C’est l’idée du présentéisme qui me tient à coeur depuis les années 70, le rapatriement de la jouissance ici et maintenant. On savait gérer le futur, il va falloir apprendre à gérer le présent. Comment une libido collective va-t-elle s’incarner ici et maintenant ? Il sera intéressant de voir comment la jeune génération qui n’a pas appris la latin va interpréter le carpe diem. L’éternité n’est plus projeté vers le futur mais vers l’instant de ce je vis avec d’autres. Cette notion de l’instant éternel va prévaloir. Le projet n’est plus à l’ordre du jour, c’est une vision d’ensemble qui domine.

Voici la manière dont je parle du réenchantement du monde. Autant la technologie, le rationalisme, la projection vers l’avenir, les grandes institutions avaient constitué la belle société moderne mais aboutissent à un désenchantement, autant des paramètres humains qu’on avait laissés de côté reprennent.

Ma définition de la postmodernité, provisoire, est la suivante : synergie de l’archaïque et du développement technologique. C’est-à-dire démultiplication des effets archaïques, de ce qui est donc premier, fondamental, qui trouvent l’aide du développement technologique. Si je le dis de manière plus simple : les tribus et internet. On le constate au travers des sites communautaires de discussion, des forums, des blogs, home pages, réseaux sociaux, etc. La nouvelle culture apparaît sous ces signes auxquels nous devons être attentifs. Cette nouvelle culture dépasse la crise économique, structure un nouvel imaginaire où peut se créer un lien, une manière de vivre ensemble selon une éthique de l’esthétique. Cette compréhension permet de ne pas tomber dans le catastrophisme et la sinistrose qui nous est trop familière actuellement. De nouvelles formes de solidarité, de générosité peuvent ainsi être repérées.

C’est à partir de ces éléments de base du quotidien, à partir du climat imaginaire dans lequel nous baignons, en regardant loin en arrière les valeurs que nous sommes en train de quitter, que nous pourrons voir loin en avant ce qui est en gestation. Walter BENJAMIN disait au siècle dernier que chaque société rêve la suivante. Il faut accompagner ce rêve pour qu’il ne se transforme pas en cauchemar.

 

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Extraits des questions-réponses :

Les entreprises perçoivent ces évolutions dont vous nous parlez. Comment, de votre point de vue, peuvent-elles gérer la transition ? Ces évolutions peuvent-elles se traduire par une économie différente ?
« La crise est dans nos têtes » dites-vous. Comment concrètement énoncer cette idée face à des personnes qui perdent leur emploi ? Et comment accompagner cette transition en évitant trop de drames humains ?
Le souhaiterais aborder le concept de fragmentation du temps, travail, loisirs, transports… Ne doit-on pas faire évoluer ce modèle ?

Contrairement à l’intelligentsia que je trouve assez déphasée, je suis frappé de voir à quel point les entreprises sentent l’évolution. Je m’abrite derrière ce grand penseur qu’était Claude LEVI STRAUSS pour dire qu’en périodes de grands changements civilisationnels, il y a toujours une phase de bricolage. Au sens noble du terme. La logique économique est avant tout rationnelle et projective. C’est celle que suivent les entreprises. Mais ces dernières tiennent compte aussi de l’énergie qui vient du bas. Le bricolage consiste à ajuster ces deux tendances aux coups par coups, en fonction des situations qui se présentent. Il faudra que chaque entreprise mette l’accent sur l’appétence de ses salariés pour obtenir de la compétence. Lorsqu’il se produit une transformation fondamentale comme celle-ci, on est face à l’institué et à l’instituant. La question est de savoir comment instaurer l’instituant qui serait une sorte d’énergie juvénile. Il faut socialiser les jeunes sans trop les châtrer. C’est l’éternel problème. Soit on les socialise en les éduquant « Tu ne sais rien, je vais t’apprendre en te tirant vers le haut », soit en les initiant, c’est-à-dire en accompagnant un processus. C’est cette dernière voie qui se présente. On peut aussi parler de coaching mais je préfère le terme d’initiation.

Quand je dis « La crise est dans nos têtes », je me place du point de vue du professeur de fac que je suis et non de celui du chef d’entreprise. Je veux faire comprendre de manière un peu caricaturale qu’on ne peut pas réduire la crise à sa dimension économique, donc au chômage. Je sais bien que cette crise a des conséquences graves comme la perte d’emploi, mais je veux rendre attentif au fait que s’il y a du chômage, c’est en raison de causes plus fondamentales. En étant focalisé sur les symptômes, on oublie la source. La crise est sociétale, c’est beaucoup plus grave. Mais j’insiste sur le fait que de nouvelles formes de générosité existent. Nous allons voir apparaître dans le débat deux mots simples. On comprend généralement une société en termes de topos, de lieux. Le topos qui a caractérisé la modernité, c’est la verticalité. Ce qui vient du haut. L’Etat providence pour ne pas le nommer. Il est des moment où le topos peut venir du bas, c’est l’horizontalité qui constitue l’une de mes hypothèses en ce qui concerne la postmodernité. Nous ne sommes plus dans la loi du père mais dans la loi des frères. Internet aidant, on voit se mettre en place de nouvelles formes de solidarité qui ne relèvent plus de l’assistanat, de l’Etat providence. Il se produit par exemple des prises en charge de chômeurs par des petits groupes, des petites tribus qui pratiquent des formes de solidarité très concrètes. Cette voie se révèle de façon encore mineure mais prend de plus en plus d’ampleur.

Au sujet de la répartition du temps. Je ne voudrais pas que l’on confonde ce que j’ai dit avec les 35 heures, objet d’une loi qui relève de la normopathie. Je voudrais dire en passant que lorsque l’on est obligé de légiférer sur de tels sujets, c’est que, d’une certaine manière, on a perdu le contrôle de la situation. Pour en revenir à votre question, pendant le temps de la modernité, on a beaucoup cloisonné le temps entre le travail, les loisirs, la vie publique, etc. Ce qui n’était pas le cas dans la pré modernité et ne sera plus le cas dans la postmodernité. Dit de manière grossière, on peut faire travailler un jeune durant 18 heures d’affilée si on mobilise cette idée de créatif, de ludique, d’onirique, etc. alors qu’on ne parviendra pas à mobiliser son énergie sur le mot travail. Nous allons avoir du mal à penser selon ces notions, mais il faut admettre que l’être et le temps devront être considérés autrement. Les grandes coupures comme loisirs/travail n’auront plus court. Il y a viralité entre toutes les parties de l’être et de sa temporalité.
Bien que ce ne soit pas l’objet précis de notre débat, je voudrais vous parler du thème de l’orientalisation du monde. Jusqu’au XIX° siècle, on a assisté à une occidentalisation du monde. Les valeurs occidentales comme la foi en l’avenir, la valeur travail, la rationalisation, ont contaminé le monde dans son entier. Je vous donne deux dates : 1868, l’ère Meiji au Japon, l’empereur est obligé d’ouvrir ses portes aux navires européens et fait venir des juristes prussiens et lyonnais pour rédiger la constitution Meiji. Et 1888 le Brésil met sur ses bannières le mot d’ordre d’Auguste COMTE « Ordre et progrès ». Les valeurs occidentales se sont répandues dans les cales des navires, au bout de la baïonnette des soldats, avec les bibles des missionnaires. Après cette période, un processus d’orientalisation est intervenu. On en voit bien maintenant l’émergence. Les crises des valeurs occidentales se justifient en grande partie par la prégnance des valeurs orientales. Je suis rentré de Séoul il y a quelques jours. Vous n’imaginez pas la vitalité de ce genre de ville, le grouillement culturel, économique, existentiel qui existe dans ces mégapoles extrêmeorientales qui n’ont rien à voir avec Paris que je compare à un petit village où il fait bon se reposer. Dans ces lieux apparaissent pleinement cette accentuation sur le présent, cette énergie focalisée sur ce que je fais avec d’autres ici et maintenant, 24 heures sur 24 !

Il ne faut surtout pas croire que c’est le modèle occidental qui prévaut ans les cités extrêmeorientales. A Tokyo ou à Séoul on assiste à des conjonctions de choses opposées avec des gratte-ciels qui jouxtent des campagnes émergeant au beau milieu de la ville. Cette conception n’a rien à voir avec l’urbanisme des grandes métropoles européennes. On assiste à une culturalisation de la nature et une naturalisation de la culture, compte-tenu que la culture pour moi consiste à manger, habiter, s’habiller. Plus que ce que l’on met dans les musées. Je vous donne trois exemples.

Manger. Ce qui était la bonne cuisine bourgeoise qui a prévalu au XIX° siècle cachait la nature sous la culture puisqu’elle cachait la viande sous la sauce. De nos jours, et Bocuse y a largement participé, on entend rendre aux produits naturels leurs spécificités. Et la cuisine japonaise a servi de modèle à ce qu’il est convenu d’appeler la nouvelle cuisine. Habiter. Là encore, ce qui était le modèle haussmannien du XIX° siècle, avant tout fonctionnel, traduisait sur un plan spatial ce rationalisme dont j’ai parlé. Aujourd’hui, c’est l’open space et le feng shui qui sont à l’honneur. Dans l’organisation des bureaux, des appartements, on assiste à une introduction de la nature au sein de la culture sur un mode orientalisant. La fonctionnalité est parée, esthétisée.

Habiller. Ce qui était le prototype du stylisme français jusqu’à il y a peu de temps, Yves SAINT LAURENT en représentant le paradigme, c’était le costume « carré », fonctionnel. Que se passe-til aujourd’hui ? L’intrusion des costumes déstructurés qui s’apparentent, dans leurs formes paroxystiques, au kimono.
On voit ainsi, subrepticement par l’intermédiaire de l’évolution de ces trois fonctions, l’orientalisation qui gagne du terrain. Les pays extrême-orientaux font quelque chose de très simple, ils métabolisent et défèquent ce qu’il faut déféquer, pour le dire en termes polis. Ils introduisent tel ou tel type de valeur occidentale sur le travail, et conservent des spécificités culturelles. Ce qui rend parfois l’approche difficile car il faut bien savoir qu’avant de signer un contrat au Japon par exemple, il faut boire pendant 3 heures. Notre rationalisme s’oppose à ces pratiques. Nous avons du mal à consacrer du temps à ce qui n’entre pas dans la fonctionnalité.

 

Où est le corps lorsque l’on passe ses jours et ses nuits devant un écran ? Et que reste-t-il pour fabriquer du concret ?

J’ai préfacé il y a peu de temps le livre d’un grand écrivain japonais, Hiroki Azuma, qui s’appelle Génération Otaku. Otaku signifie en japonais « maison ». Il y écrit que les jeunes sont toujours à la maison certes, mais en même temps en lien avec des relations virtuelles qui pour 30 à 40% vont devenir réelles. Il y a quelque chose qui nous paraît un peu infamant dans le virtuel, que je vais tenter de vous expliquer sans chercher à provoquer qui que ce soit. Dans notre vieille tradition judéo-chrétienne, il y a deux condamnations essentielles, condamnations que l’on retrouve dans la Bible. D’abord l’image, qui relève de l’idolâtrie « Tu n’adoreras Dieu qu’en esprit et en vérité ». Il faut donc casser l’image qui ne permet pas le bon fonctionnement du cerveau. La deuxième condamnation est celle de l’onanisme. On ne peut pas se masturber parce que l’on perd la semence. Or pour se masturber, il faut se raconter des histoires, voir des images. Ce n’est donc pas une activité individuelle mais communielle puisque l’on est en relation avec des images. Pour moi le virtuel relève d’une masturbation cybernétique. On condamne le virtuel dans lequel sévit une forme de jouissance par le jeu des images. Il s’agit donc d’une autre forme du rapport à l’autre, qui parfois va devenir concret. Le virtuel introduit une forme de réalité riche.

 

Vous avez parlé de projet, nous parlons de projection, vous avez parlé de créativité, nous parlons d’intuition. Ces mots peuvent-ils être une porte de sortie par rapport à la crise, l’état d’esprit dans lequel nous sommes ? Font-ils partie de l’imaginaire dont vous parliez ?

Un jour, il faudra arrêter de parler de la crise. Je me demande s’il ne s’agit pas d’un truc de vieux cacochyme, de vieux grognon, cette histoire de crise. Un cacochyme en grec, c’est quelqu’un qui a de mauvaises humeurs. Parmi mes étudiants, je n’entends jamais parler de crise. Il y a quelque chose qui leur permet de se dépatouiller, de s’ajuster au monde. De ce point de vue, le mot intuition que vous avez employé me paraît convenable. Puisque l’intuition désigne une vision de l’intérieur, or je pense qu’il y a quelque chose d’intuitif qui apparaît dans cette nouvelle relation au monde, en train de s’établir. Intuition qui permet de s’ajuster à la mutation. Quand on regarde les histoires humaines sur de longues durées, on a le modèle de la modernité dans celles où prédomine une conception dramatique du monde : problème, solution, résolution. Aujourd’hui, nous passons à une autre conception du monde. Marx l’a dit à sa manière « Chaque société ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ». Nous sommes appelés à nous débrouiller, nous ajuster. Aujourd’hui, nous devons être inventifs pour trouver du boulot, un logement. Voyez comme les jeunes générations se dépatouillent, s’accommodent de la réalité, de manière tragique, c’est entendu, mais elles y parviennent. Dans la première conception, on est tellement affolés qu’on serine cette notion de crise, dans la seconde, on ne se pose pas la question de la crise, mais de la vie. « La vie ne vaut peut-être rien mais rien ne vaut la vie ! » Dans ces périodes tragiques, que l’humanité a traversé un certain nombre de fois, prévaut ce qui est de l’ordre du festif. Donc les jeunes font la fête, ce n’est pas plus mal !

 

Je voudrais évoquer la présentation des chiffres qui nous est habituellement faite, qui n’est pas perçue de la même façon selon les circonstances. Lorsque les choses vont mal comme actuellement, le chiffre de 10% de chômeurs fait peur aux générations les plus avancées, lorsque la situation est meilleure, le chiffre est de 7,8%. Il s’agit donc d’un écart relativement réduit de 2,2 points qui nous emmène tout de même de la sérénité à quelque chose de très noir. Les jeunes ne voient pas leur avenir en fonction de ces chiffres.

Effectivement, vous voyez par votre exemple que l’on projette la misère que l’on a dans notre tête sur la misère du monde. On projette bien souvent notre propre incapacité de vivre, d’apprécier, de dire oui à l’existence. Très souvent dans les enquêtes, on voit surgir les vraies questions de celui précisément qui pose les questions. Et par tranquillité, l’interviewé répond selon les attentes de son interlocuteur.

Ce que l’on se cache, c’est que bon nombre de jeunes n’ont pas envie d’avoir un CDI. Ils préfèrent un CDD qui nous paraît infamant. L’idée que je développais il y un instant de profiter, s’ajuster, aller ailleurs trouve ici sa place. Il y a actuellement plus de deux millions de jeunes français à l’étranger ! Alors que nous sommes obnubilés par le risque 0, ils préfèrent le CDD.

 

Vous parliez à l’instant des questions qui induisent les réponses. Est-ce le cas dans les sondages qui laissent apparaître que les jeunes préfèrent majoritairement le statut de fonctionnaire à celui d’entrepreneur ?

Je ne connais pas précisément ce sondage dont vous parlez mais je peux dire que les trois quart des sondages ne valent rien. C’est de l’argent jeté par les fenêtres. Pour une raison épistémologique précise. Ils ont été élaborés à partir de quelque chose de précis puisqu’ils s’adressaient à un individu indivisible, comme je vous l’ai décrit tout à l’heure, qui avait une identité sexuelle, idéologique et professionnelle. L’individu auquel je m’adressais était prolo, bourgeois, de droite, de gauche, etc. Aujourd’hui, en raison de mes masques divers, je vais répondre en fonction de la facette à laquelle le sondeur fait appel. C’est là que l’on voit la versatilité des sondages, qu’il s’agisse de politique ou de marketing. Je peux aujourd’hui revêtir l’habit du professeur d’université et ce soir sous d’autres atours me rendre dans un bar mal famé. La persona peut prendre plusieurs facettes.

 

Vous différenciez dans votre introduction les personnes qui ont le pouvoir de dire et de faire, comme les politiques, qui se fondent sur d’anciennes valeurs, et ceux qui perçoivent et vivent les transformations. Comment peut-on influer sur les politiques pour les amener à distinguer ces changements de société, pour qu’ils prennent en considération ces évolutions dans les lois ?

Il n’y a rien à faire ! Les politiques sont pour la plupart des gens sympathiques et intelligents en France, mais ils ont un fromage à défendre. Nous sommes l’un des rares pays où la politique est une profession, il faut donc faire attention. On peut comprendre des choses et ne pas les appliquer, écouter et ne pas entendre. Il en va autrement dans les pays où les politiques ne peuvent faire qu’un seul mandat. Il leur faut être beaucoup plus en phase avec les réalités.

Quand je dis qu’il n’y a rien à faire, c’est en termes rationnels. Quand je parle de ceux qui ont le pouvoir et ceux qui perçoivent les changements, je parle de société officielle et de société officieuse. En raison de mon travail, je suis très attentif à cette société officieuse et je suis en mesure de dire que c’est moins le pouvoir qui prévaut que la puissance venue du bas. A terme, le pouvoir est obligé d’intégrer les éléments de la puissance de base. Ceux qui vivent, tout simplement, vont finir par contaminer le pouvoir. Le développement des communications interactives en témoigne, avec le processus de viralité. Avec les nouveaux moyens de communication, on est en train de retrouver l’horizontalité du pouvoir, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs. On voit bien ce que les rumeurs et les buzz peuvent donner de pire, mais le meilleur existe aussi avec le développement de mouvements caritatifs et solidaires par exemple.

 

Le désenchantement semble particulièrement fort dans la culture française. A votre avis quelle en est la raison par rapport à d’autres pays offrant plus d’optimisme ? Quels sont les leviers à actionner et les écueils à éviter ?

Sur la deuxième partie de votre question, je vous renvoie à ce que je viens de dire, il n’y a pas grand-chose à faire.

Sur la deuxième partie, je vais vous répondre. C’est nous qui avons inventé la modernité avec DESCARTES, la philosophie des Lumières, les grands systèmes sociaux du XIX° siècle, etc. Je vois, en intervenant dans des milieux intellectuels où j’essaye d’impulser quelques idées au sujet de la postmodernité, la frousse vis-à-vis de l’émergence de ces nouvelles idées. Pour moi, les laboratoires de ces idées vont se situer au Brésil, à Tokyo, à Séoul où se concocte une autre manière d’être au monde. Nous devons admettre qu’il y a des changements de lieux. Oswald SPENGLER écrivait en 1923 Le déclin de l’Occident, c’est en train de se réaliser. A nous de prendre conscience, d’accompagner et de participer à ce mouvement. Ma position n’est pas forcément pessimiste mais il faut voir que l’on va se trouver de plus en plus imprégnés, contaminés par ces valeurs qui viennent d’un autre lieu. A nous de les intégrer en leur donnant une spécificité française. Je ne suis pas sûr que l’on puisse traduire ces faits en termes d’optimisme ou de pessimisme mais je reconnais qu’il règne en France une atmosphère morose pour les raisons que je viens d’indiquer et parce que l’on a du mal à penser que l’Etat providence a fait son temps.

 

On perçoit mieux après votre exposé ce qui est en train de mourir, le déclin auquel succédera la genèse. Ma question vise à savoir si chaque déclin conduit à une genèse ou s’il peut conduire à un chaos, voire un néant ?

Je vous ai dit mon hypothèse. Mais on ne peut bien sûr pas évacuer le risque que vous soulevez. Je m’en tiens pour ma part à l’observation d’une période de 2000 ans durant laquelle s’est poursuivi le processus que je viens de décrire.

Quand je dis que le travail n’est plus à l’ordre du jour, que la créativité renaît, je décris là une genèse. Je l’ai soulignée en citant la raison et le corps. Mais on ne peut pas aller plus en avant dans l’anticipation. On a aussi des indices qui disent le retour de la barbarie, qui laissent penser que le chaos est possible.

J’ai envie de vous répondre que si l’on accompagne ce qui advient sans attitude judicative, normative, on peut éviter le chaos. Si j’ai recours à la dénégation, si je ne vois pas ce qui se passe sous mes yeux, au nom de ce que j’aimerais qui soit, le pire est alors certain. La question et l’enjeu sont là. Les générations seront-elles accompagnées ou resteront-elles dans la dénégation ? Mon propos est de dire « accompagnons ! »

 

Je voudrais revenir sur ce que vous venez de dire mais avec une orientation un peu différente. Au vue de 2000 ans d’histoire, comment peut-on accompagner des idées ? Les idées résultent-elles d’une évolution naturelle des idées ou bien sont-elles produites par les hommes ? En d’autres mots, est-ce que ce sont les hommes qui font leur histoire ou bien la subissent- ils ?

Ni l’un ni l’autre. Je ne pense pas qu’il y ait cette idée de faire notre histoire, qui renvoie à notre vieille idée moderne, de construire à partir de notre liberté. Il n’y a pas non plus de fatalisme, l’idée que l’on subit. La question se situerait à mon sens plutôt entre les deux. Tout en vous disant bien qu’il s’agit d’un présupposé. Dans le fond, il y a des grandes structures, des instincts, des archétypes. Comme Apollon et Dionysos. Prévaut parfois la figure apollinienne qui rime avec raison, travail, foi en l’avenir. Par usure, fatigue, parce que l’on est lassé de ce schéma, la décadence surgit avec la figure dionysiaque. On n’est pas maître de ces grandes structures. Ce que je vous dis est dérangeant parce que dans notre conception moderne, on pensait être maître de soi comme de l’univers. On a oublié que dans l’animal humain, il y a l’animal, il y a les instincts, à la façon d’un code génétique. C’est ce code génétique qui est en train de se rappeler à notre bon souvenir. « Souviens-toi que tu es aussi un animal ».

HEIDEGGER commente un jour le Moïse de Michel-Ange. Une très belle statue qui se trouve au Vatican. Il décrit le geste créateur de Michel-Ange qui n’est pas un détail, et il termine son commentaire en disant « Dans cette statue, il y a du marbre aussi », insistant sur le fait que l’acte créateur a été rendu possible par le marbre. C’est de cela que nous sommes en train de refaire l’apprentissage. On a cru dominer le monde, on l’a dévasté. On se rend compte que la matière est fondamentale, notre marbre, c’est notre corps, nos humeurs, nos instincts. C’est parce que le XX° siècle a oublié cette animalité qu’il a abouti à la bestialité des camps. Il ne faut pas oublier que cette bestialité s’est accomplie au nom d’un grand idéal.

Ce qui est vécu actuellement par ces jeunes générations est éprouvé plus que pensé. Ils vivent leur animalité, leurs instincts, sous une forme que je qualifierais d’homéopathique. On voit le poil, la peau, des humeurs. Je pense que le véritable humanisme passe par la reconnaissance qu’il y a de l’humus dans l’humain.

 

Nous avons bien compris que nous nous tenions à la transition entre ce que vous avez qualifié de modernisme et de postmodernisme. Sur un plan sociologique, avez-vous une idée de la durée de cette période agitée ? Quand allons-nous basculer dans la nouvelle ère ?

Je ne suis pas un prophète, j’essaye juste de décrire ce qui est. Les observateurs jusqu’à présent s’accordaient à dire qu’il se passait environ 3 siècles entre deux périodes. Gilbert DURAND, un grand anthropologue, parlait de bassin sémantique, faisant allusion à la manière dont se constitue le sens. Il parlait du ruissellement de l’eau sur le flanc des montagnes, du courant central qui permet de canaliser les berges, du fleuve ainsi nommé qui se perd dans le delta. Cette image montre qu’il y a des cycles.

Au Moyen-âge prévalait la figure dionysiaque. On a assisté à une longue dégradation pour parvenir à la figure apollinienne à l’époque de la Renaissance. On assiste aujourd’hui à un processus beaucoup plus rapide. Au XVI° siècle, lorsque la peste se déclarait à Rome, elle sévissait à Varsovie 100 ans après. Maintenant, que ce soit la grippe aviaire ou la grippe « cochonne », elles arrivent très rapidement.

Pour répondre à votre question, les processus sont beaucoup plus rapides.

La postmodernité s’élabore à partir des années 50. Je vais m’appuyer pour vous en parler sur le postmodernisme architectural et sur le design, quand on va rendre la casserole belle. On conserve la fonctionnalité des objets de la vie quotidienne mais en la parant, en la rendant belle. C’est une tendance de fond, qui n’a rien à voir avec la mode. C’est pour cette raison que je n’aime pas ces qualificatifs de génération X ou Y. C’est un effet d’annonce des journalistes qui ne considèrent pas le phénomène de fond.

C’est dans les années 50 que s’élabore le postmodernisme architectural. Un architecte italoaméricain, Robert VENTURI, qui a écrit un très beau livre que je vous recommande De l’ambiguïté à l’architecture, veut inaugurer une nouvelle architecture qui s’éloignerait du modernisme du Bauhaus, nouvelle architecture qui va culminer avec Le CORBUSIER ou avec l’obscénité de nos H.L.M. Cette architecture qui privilégie l’angle droit, réduit tout à la fonctionnalité. Il invente l’architecture en patchwork, en empruntant différents styles, une porte romane, une fenêtre gothique ou un élément baroque.
Il crée à destination de la communauté italo-américaine. Il récolte le matériel à Venise, à Florence, à Padoue, etc. dans ce qu’il appelle un processus d’anamnèse, le « Souviens-toi ». Vous notez l’idée de pluralité et de racines. Il y a vitalité, dynamisme, à partir de la reconnaissance du lieu d’où il vient, de ses racines. Voici ce qu’est le postmodernisme architectural. Et dans les années 70, Jean-François LYOTARD, Jean BAUDRILLARD et moi-même avons repris cette idée-là pour asseoir l’idée de la postmodernité sociétale, constituée d’une mosaïque, de morceaux divers, et reposant sur l’idée de racines, avec l’importance de la tribu et du territoire.

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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