Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 12 juin 2009
L’homme que vous allez entendre est encore plus riche que ses ouvrages. Ce n’est pas peu dire ! Il va nous faire profiter d’un merveilleux raccourci du monde.
Jean-Claude GUILLEBAUD a 65 ans. Il a suivi des études de droit et Sciences Po. Grand reporter pour plusieurs journaux fort variés, conférencier, il est aussi éditeur.
Nous sommes au commencement d’un monde. Pour un homme qui se passionne pour l’économie, j’ai trouvé dans son livre, exprimé de façon très claire, ce qui s’est produit et se produit dans le monde ». Nous sommes très heureux de l’accueillir aujourd’hui au CERA et le remercions de tout cœur d’être là.
Merci pour votre accueil. Je suis content d’être là. Je voudrais m’expliquer une bonne fois pour toutes sur mon optimisme, peu courant en ce moment… Dans mon petit village de Saint Germain des Prés, je tranche avec mes confrères éditeurs car l’heure est au discours de l’angoisse. Dans ce type de discours, il y a de la sottise et des éléments erronés.
La première question que l’on me pose est la suivante : « Comment faites-vous pour être aussi optimiste ? » Je voudrais d’abord dire que je ne le suis pas à la manière du ravi de la crèche. Je ne suis pas naïf, mais optimiste de façon stratégique. Je suis en cela l’idée de Robert K. MERTON qui avait parlé de « Self-defeating prophecy », ou « prophétie autoréalisatrice ». Il s’agit d’une prophétie qui se réalise parce qu’une ou plusieurs personnes croient qu’elle doit se réaliser : elle se produit lorsqu’une croyance a modifié des comportements de telle sorte que ce qui n’était que croyance advient réellement. Cette idée de prophétie auto-réalisatrice peut s’appliquer à toutes sortes de sujets. Par exemple, le discours de la plupart de nos éditorialistes évoquait il y a quelques temps la terrifiante menace du terrorisme. Bien sûr, nous trouvons tous que le terrorisme est une chose épouvantable, une abjection intégrale. Pour autant, en termes militaires, le terrorisme ne pèse rien ! Il tue entre 1 000 et 1 300 personnes par an dans le monde. Ce n’est rien en comparaison de nombreuses guerres. Ce n’est donc pas une arme militaire mais psychologique. Chaque fois que l’on dramatise le thème du terrorisme, que l’on exagère ce discours, on fait exactement ce qu’attend Ben Laden !
Ce concept de prophétie auto-réalisatrice peut se lire à l’aune du monde : « Les chinois vont nous envahir, les jeunes ne font plus rien, l’Europe n’est qu’une utopie,… »
Face à des situations inquiétantes, il faut être churchillien : la meilleure parade est de conserver son sang-froid.
Puisque nous sommes réunis en Vendée, je vous propose une métaphore maritime. Les marins savent qu’il existe deux sortes d’agitation en mer : le clapot en surface et la houle en profondeur. Le clapot ne mobilise qu’une certaine épaisseur d’eau, la houle toute la hauteur de la mer. Selon une bizarrerie maritime, clapot et houle ne vont pas dans le même sens. Dans le ciel d’ailleurs, c’est pareil. Cirrus et cumulus avancent dans des sens différents.
Dans la marche du monde, ça se passe de la même manière. J’ai passé 20 ans de ma vie à couvrir des catastrophes dans le monde entier. J’étais dans le clapot. Il est arrivé un moment où j’ai voulu m’intéresser à la houle. La crise est évidemment grave, sérieuse, mais elle se situe dans le clapot. Je voudrais avec vous m’intéresser à la houle, pêcher plus profond. J’ai essayé de travailler à un autre niveau pour comprendre les mouvements déterminants et j’ai pris conscience vers 1994 de ce que je pressentais confusément. En définitive, au niveau de la houle, on n’est pas dans la crise mais dans une « période axiale » comme le dit Karl JASPERS. Il s’agit d’une période comme il en survient à peu près tous les 1 000 ans. Nous sommes en train de vivre une phase axiale, c’est à dire un temps où l’humanité dans son ensemble change d’ère. Il y a eu d’autres périodes axiales. JASPERS s’était beaucoup intéressé au Vème siècle avant Jésus-Christ, période troublante où ont surgi en même temps les grands prophètes juifs, le bouddhisme, l’hindouisme, les grandes religions. Une autre période axiale : la fin de l’Empire romain. Le sac de Rome, c’était en quelque sorte le 11 septembre 2001 de l’Empire romain. L’époque connaissait aussi le terrorisme, notamment chez les anciens donatistes[1] qui pratiquaient les attentats kamikazes et que l’on appelait les Circoncellions[2] dans l’Algérie de l’époque. La Renaissance a été une autre période axiale. Nous avons pris l’habitude d’en parler sur un mode positif : la Renaissance, les lumières entrant dans les châteaux, la découverte du Nouveau Monde, l’émergence de la science. Mais cela a aussi été vécu par les contemporains comme l’effondrement d’un vieux monde : la chrétienté médiévale. On oublie que la Renaissance a été vécue bien souvent sur le mode de la nostalgie et de l’Apocalypse. Enfin, le siècle des Lumières, qui a débouché sur la Révolution industrielle et la modernité, a été une autre période axiale.
Nous vivons une de ces grandes mutations. Le vieux monde est en train de disparaître avec nos repères. Un nouveau monde surgit. Est-ce une catastrophe ? Pas forcément. Ce type d’ère représente un bouleversement pour les contemporains mais pas au fil de l’Histoire.
Au cours de la révolution néolithique, il y a 12 000 ans, les hommes sont passés de l’état de nomade à celui de sédentaire, ils ont en partie abandonné la chasse au profit de l’élevage, de cueilleurs ils sont devenus agriculteurs. Michel SERRES pense que nous vivons une révolution aussi profonde que la révolution néolithique.
Pendant près de 10 ans, entre 1984 et 1994, presque tous les colloques, dans toutes les disciplines du savoir (sciences dures et molles), ne traitaient que d’une question : « qu’est ce qui nous arrive ? »
GANDHI disait « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse ». J’ai eu envie de m’intéresser davantage au monde en train de naître. Il y a suffisamment de gens qui s’intéressent au monde qui disparaît pour ne pas venir grossir ce groupe. Je ne suis pas contre la nostalgie, il m’arrive même de l’éprouver, mais ça ne mène pas très loin. On idéalise le passé, on se complaît dans des thèses conservatrices. Plutôt que d’être « déclinologue », je suis « assomptiologue ».
J’ai lu chez une jeune écrivaine indienne : « Le vieux monde est en train de disparaître. Nous ne savons pas si nous vivrons suffisamment pour voir le suivant naître, mais à bien réfléchir, quand tout est calme, je l’entends respirer ». J’éprouve la même chose.
Michel CAMDESSUS, ancien Directeur général du FMI, déclare « Nous ne sommes pas en train de vivre une révolution mais 4 révolutions en même temps. Notamment sur les plans idéologique et politique, mais on ne prend pas le temps d’en mesurer les enjeux ». Elles sont liées, interfèrent les unes sur les autres. Je vais maintenant développer davantage le thème de ces 4 grandes transformations :
Je veux parler de la mondialisation, la globalisation, phénomène apparu à partir du début des années 80. On en a parlé en termes purement idéologique au départ. En bien ou en mal. C’est idiot car c’est à la fois une opportunité formidable, prenez par exemple le décollage de l’Inde, et une source de catastrophe puisqu’elle induit la ruine de nos industries. N’en parler qu’en bien ou en mal empêche toute objectivité. C’est déconnecter l’économique et le politique. L’économie de marché peut être comparée à un cheval puissant capable de produire beaucoup de richesses mais également capable de ruer ! Il a besoin d’être domestiqué. Ce cheval était harnaché à l’intérieur de l’état-nation depuis un siècle et demi. Aujourd’hui, il a désarçonné son cavalier et caracole dans le monde entier sans que personne ne puisse plus le contrôler. Depuis septembre dernier, on dit qu’il faut davantage de régularisation, autrement dit, il faut passer le licol au cheval, réinventer une économie de marché et une démocratie. Nous en avons au moins pour 30 ans à maîtriser le cheval ! Il existe des moyens pour réguler, l’OMC, le FMI,… Il existe déjà mille actions à l’œuvre pour refonder la démocratie. Il dépend de nous que les avantages surpassent les inconvénients. Vous pouvez me dire « D’accord, mais que pouvons-nous faire, nous, aux Herbiers ? » Et bien pour vous répondre, je vais vous raconter une petite histoire très parlante. C’est celle du petit colibri. « Un gigantesque incendie ravage la forêt. Les animaux fuient, impuissants, face à la progression inexorable des flammes. Seul un minuscule colibri s’active. Il plonge dans la rivière, recueille une goutte d’eau dans son bec, va la jeter sur le brasier et recommence. « Colibri, tu sais que tu ne peux rien tout seul contre cet incendie, tu sais que la goutte que tu jettes dans les flammes n’a aucune chance de l’éteindre ? » lui disent les animaux de la forêt. « Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part ».
Sans nous prévenir, on a ajouté un 6° continent au monde. Un continent bizarroïde puisqu’il se trouve partout et nulle part et s’accroît sans cesse. On ne sait pas le définir par le temps et l’espace. On ne sait pas non plus le réglementer et l’organiser. On ne peut pas y faire régner le droit, on ne peut rien y interdire. Il y a des gens qui y travaillent, réfléchissent à la manière de faire régner le droit sur Internet. Pensez à l’affaire HADOPI. On constate à quel point il s’avère compliqué, voire impossible, de contrôler les échanges. Toutes les activités humaines quittent la terre ferme pour gagner ce 6° continent. Les marchés financiers ne sont plus depuis longtemps sur la terre ferme alors que vous, chefs d’entreprises, vous être toujours dans la gadoue !
La culture aussi subit cette révolution extraordinaire : 3 000 ouvrages par mois passent sur la Toile. C’est vrai aussi de la musique et du cinéma. Un film de 3 heures pourra bientôt être téléchargé en 2,5 secondes.
Le processus éducatif évolue également. Vous avez entendu parler des dissertations Google ! Les élèves ont recours au collage. La culture humaine change, ce qui engendre des processus éducatifs radicalement différents, et une école qu’il nous faut repenser.
Internet nous oblige à tout réinventer. La révolution informatique a transformé le concept de l’échange. Jusqu’à présent, il existait 3 modes d’échanges des biens : la vente, le troc et le don. L’objet dans tous les cas passait d’une personne à une autre. Aujourd’hui, l’objet est transmis mais reste le plus souvent aussi acquis au cédant. Par exemple, je possède tous les disques de Charlebois, par Internet je les transmets mais je les garde aussi. Le concept gagnant / gagnant est en pleine évolution.
Nous ne sommes qu’au début d’une prodigieuse révolution, pour le meilleur et/ou pour le pire ! Autre exemple : nous pouvons aujourd’hui visiter toutes les cathédrales de France en quelques clics, dans des conditions souvent meilleures que si l’on se trouvait physiquement dans les lieux. C’est à la fois prodigieux et terrifiant !
Celle-ci a commencé au milieu des années 50 par la découverte de la structure en hélice de l’ADN. Nous avons aujourd’hui les moyens d’inventer des espèces nouvelles, OGM mais aussi animales. Des scientifiques japonais ont créé la première lignée de singes transgéniques fluorescents, des lapins ont suivi. Ces animaux sont capables de se reproduire.
Nous allons devoir réinventer la structure de la parenté puisque nous allons pouvoir prochainement revendiquer 5 parents. Je vous signale d’ailleurs en passant qu’il existe des sites de vente de spermes par Internet. Le montant à payer est plus ou moins élevé suivant le niveau d’études du donneur !… Mais revenons à nos 5 parents :
– Père génétique par don de sperme,
– Mère génétique par don d’ovocytes,
– Mère porteuse,
– Mère adoptive,
– Père adoptif, ces deux derniers vont élever l’enfant pendant une vingtaine d’années.
Un anthropologue français, Maurice GODELIER, dans La transformation des structures de la parenté, explique que cette révolution génétique est porteuse du pire comme du meilleur (lorsqu’elle permet des avancées médicales). Il sera toujours nécessaire de prioriser le meilleur au sein des comités d’éthique, mais en réalité le véritable arbitrage se fait par l’argent. Les véritables décisions sont prises selon les lois du marché !
Des entreprises humaines extraordinaires, prométhéennes, mettent le monde en péril. Or nous avons un impératif de sauvetage du monde. Cette nécessité absolue fait son chemin, il suffit pour s’en rendre compte de se référer au succès écologique des dernières élections européennes.
Comme je vous le disais tout à l’heure, ces 4 pôles interfèrent. Ils jouent un rôle à peu près équivalent aux variables de la révolution néolithique. La différence radicale entre ces bouleversements se trouve dans les délais. La révolution actuelle s’étale sur 25 ans. Les transformations sont plus rapides que la pensée. L’inquiétude qui nous saisit vient du fait que nous nous trouvons dans un nouveau monde impensé. Je trouve pour ma part formidable de pénétrer dans un monde impensé car nous sommes assignés à tout repenser.
Demain seront dévoilés les résultats des élections iraniennes, je les attends avec une grande impatience car d’immenses changements vont probablement en découler. Mais que va-t-il advenir de ceux-ci ?
Le plus surprenant dans cette crise, c’est qu’elle était annoncée depuis plus de 10 ans à travers de nombreux ouvrages. Le livre de François MORIN par exemple, Le nouveau mur de l’argent, décrivait précisément ce qui allait se produire. Dans cet ouvrage, il est montré que l’histoire monétaire et financière que la France a connue dans l’entre-deux guerres (avec les gouvernements du Cartel des gauches) est en train de se répéter mais, cette fois-ci, dans une dimension autrement plus importante puisqu’elle se situe à l’échelle mondiale : un nouveau « mur de l’argent » est dressé depuis une dizaine d’années par les grandes banques internationales, qui a pour résultat de contrer la volonté des politiques et notamment des gouvernements démocratiquement élus. La logique financière a pris le pas sur la logique économique. Aujourd’hui, je peux spéculer à 10h pour gagner à 11h !
Cette crise avait beau être annoncée, on n’y croyait pas, et elle s’est produite. Les politiques parlent d’imprévisibilité de la crise. Mon œil ! C’était tellement prévu !
Quantité de risques ne sont pas mesurables mathématiquement lors d’un prêt bancaire. Multipliée par des centaines de milliers de cas, cette prise de risques n’aboutit pas au résultat escompté. L’économie politique est devenue une branche des mathématiques. C’est une folie dénoncée par de nombreux économistes depuis longtemps ! Ce qui nous amène à prendre en compte l’importance du rôle de la bêtise humaine dans la marche du monde !
Le 29 janvier 2002, jour où le Président BUSH a prononcé son discours sur l’état de l’Union, il a parlé de « la croisade face à la barbarie ». Ce discours m’a pétrifié. Non pas parce que BUSH y parlait de l’horreur des scènes de terrorisme du 11 septembre mais parce qu’il se plaçait dans « les forces du Bien » ! Je me suis dit : « Ce type va nous embarquer dans une voie désastreuse ». Peu à peu, on devient aussi barbare que les barbares que l’on combat. J’ai vu ce jour-là ressusciter la théorie du « choc des civilisations » de Samuel HUNTINGTON. Cette théorie disait en substance que, dans un premier temps, les guerres avaient lieu entre les princes qui voulaient étendre leur pouvoir, puis elles ont eu lieu entre États-nations constitués, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale. Puis la révolution russe de 1917 a imposé un bouleversement sans précédent, en ce qu’elle promouvait une idéologie. Ainsi dès ce moment, les causes de conflits ont cessé d’être uniquement géopolitiques, liées à la conquête et au pouvoir pour devenir idéologiques. Cette vision des relations internationales a trouvé son point d’aboutissement dans la Guerre froide, en ce qu’elle constituait l’affrontement de deux modèles de sociétés. Huntington affirmait qu’il fallait désormais penser les conflits en termes non plus idéologiques mais culturels : « Dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflits ne sera ni idéologique ni économique. Les grandes divisions au sein de l’humanité et la source principale de conflits sont culturelles. Les États-nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l’échelle planétaire. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des batailles du futur. » Perspective terrifiante ! Lorsque ce livre est paru, les intellectuels en ont ri, trouvant cette vision du monde enfantine. En revanche, le discours d’HUNTINGTON a beaucoup plu aux médias qui lui trouvaient un petit air de western. Cette thèse a connu un formidable succès médiatique dans le monde entier alors qu’elle était fausse. BUSH la reprenait dans son discours. Pourquoi cette théorie est-elle fausse ? Je vais vous donner deux principaux arguments. D’une part, depuis 25 ans, les violences ont eu lieu avant tout à l’intérieur d’une même civilisation. D’autre part, dans cette théorie, chaque civilisation est considérée comme une entité éternellement fixe, immuable. Hors les étudiants Chinois connaissent Proust, Flaubert, Johnny Halliday,… Le sport national indien est le cricket. Les sociétés évoluent sans cesse par imprégnations réciproques, rencontres. Cette idée de choc des civilisations est une thèse enfantine.
Si nous restons au niveau du clapot, de l’événement, on constate le barricadement identitaire, les micro-nationalismes, les particularisations.
Au niveau de la houle, on observe le statut des femmes, l’âge moyen au mariage, la démographie,… toutes les sociétés se rapprochent de nos modèles occidentaux. Il n’y a pas d’exemple plus spectaculaire que l’Iran. Je peux vous en parler en connaissance de cause parce qu’entre 1976 et 1979, j’ai beaucoup couvert la révolution islamiste avec Khomeiny. Aujourd’hui, c’est une république islamiste de 30 ans d’âge, dirigée par un cinglé. Ça, c’est la croûte visible. Plus profondément, la société civile iranienne s’est modernisée au cours des 20 dernières années. Elle s’est davantage modernisée qu’au temps du Shah d’Iran, notamment sous l’impulsion des femmes. La société civile iranienne n’a rien à voir avec ce que nous voyons du clapot.
Il en va de même pour le Viêt-nam, société apparemment figée, dictatoriale, communiste. En réalité, tout le monde s’en moque. C’est un pays plein d’une extraordinaire vitalité qui use de ruses quotidiennes.
Cette mutation est liée, et c’est un acte de foi, au fait que l’Occident n’est plus le centre du monde. Nous n’en sommes plus les « patrons ». La culture européenne a dominé le monde pendant 4 siècles, nous avons ensemencé le monde mais nous n’en sommes plus le centre. Cette représentation du monde n’est plus pertinente car celui-ci est aujourd’hui multi-centré. Les pays que nous avons réveillés réclament la parole. Face à cette situation, il existe deux manières de réagir. Celle de BUSH et celle d’OBAMA.
Le premier dressait une barricade contre les barbares, réagissait en chef d’une citadelle assiégée, niant par là même ce qui a fait notre supériorité culturelle. C’était se réduire au comportement d’un état tribal.
Je souhaite maintenant parler de l’élection d’OBAMA qui s’avère être un événement absolument capital même si à terme nous en venions à constater qu’il n’aurait pas été un bon Président. Ce grand pays a été capable d’envoyer un métis à la Maison Blanche. Il s’agit d’un message de partage, de coopération et de dialogue à l’égard du monde entier. Nous pouvons y lire la récusation magistrale de la théorie d’HUNTINGTON.
Quand Lehman Brothers a fait faillite, c’était un jeudi. C’est ce même jour que les Chinois ont envoyé leurs 3 premiers cosmonautes dans l’espace. La semaine suivante, l’Inde plaçait son premier satellite en orbite. Ces petits signes nous indiquent à coup sûr qu’un monde est en train de naître.
[1] NDLR : adeptes d’une doctrine chrétienne schismatique puis hérétique qui tire son nom de Donatus évêque de Cellae Nigrae (Cases-Noires) en Numidie. Le principal point d’achoppement des donatistes avec l’Église officielle concernait le refus de validité des sacrements délivrés par les évêques qui avaient failli lors des persécutions de Dioclétien (303-305).
[2] NDLR : saisonniers ou journaliers africains qui se louaient au temps de la moisson ou de la cueillette des olives.
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J’ai envie de vous répondre qu’il s’agit d’une question qui nous habite tous. Il y a de plus en plus de gens qu’on laisse chez nous au bord du chemin. La précarisation s’est accrue. Il est de plus en plus difficile pour nos jeunes d’entrer dans cette fichue société. Une société incapable d’intégrer sa jeunesse, c’est grave ! D’ailleurs, nous avons constaté 80% d’abstention des jeunes aux dernières élections…
Dans le même temps, il y a des centaines de millions de personnes qui étaient hors du chemin et qui ne le sont plus. 350 millions d’Indiens font aujourd’hui partie de la classe moyenne, ce qui est une progression incroyable ! La même remarque est d’actualité pour le Brésil et d’autres pays d’Amérique du Sud. En Inde aujourd’hui, 95% des touristes sont des Indiens !
Je ne sais pas et me méfie des prévisions. Une flammèche suffit ! Et je me dis que depuis 30 ans, il est surprenant que l’explosion dont vous parlez n’ait pas eu lieu. L’action innombrable des gens anonymes, comme ceux qui œuvrent au sein d’ATD quart monde, du Secours catholique,… permet de tenir debout. J’appelle ces personnes « les sentinelles du désastre ».
Je suis un ami proche d’Edgar PISANI qui a maintenant 90 ans. Il nous arrive fréquemment d’évoquer ensemble ces questions-là.
Les démographes nous disent que la progression de la courbe démographique ralentit plus vite qu’on ne le pense. De nombreux agronomes affirment que la planète dispose de quoi nourrir 11 millions d’habitants. Le problème est plus politique que technique puisqu’il est avant tout de l’ordre de la répartition.
Sur ce point, la tonalité générale est beaucoup moins alarmiste qu’il y a 20 ans.
Nous sommes, nous journalistes, de plus en plus soumis au crétinisme médiatique. La machinerie informative fait circuler l’information à la vitesse de la lumière. Nous sommes soumis à un « déluge informatif ». Plus personne ne contrôle l’information, y compris les journalistes.
Je pense par exemple à la pendaison de Saddam HUSSEIN filmée avec un téléphone portable un samedi matin. Le samedi à midi, une journaliste présentant un journal sur la chaîne de télévision du service public annonçait que l’ensemble de ces chaînes avaient décidé de ne pas passer ces images odieuses. Quelques heures après, ces images étaient bien sûr disponibles sur Internet…
La situation mondiale de la presse écrite est catastrophique. Il existe des solutions alternatives qui impliquent la prolétarisation des journalistes. La presse est comme l’école, l’Eglise, dans une situation dramatique. Il faut se montrer inventif pour la sauver.
Je profite de votre question pour vous signaler que « Courrier International » est le seul journal que les jeunes achètent. Il s’agit d’une publication remarquable.
Le journal « 21 » est également excellent. C’est une publication récente de grands reportages qui a un succès considérable, en dépit des nombreux avis défavorables qui ont accompagné sa création. C’est le courage et l’inventivité de ses deux créateurs que je veut ici saluer.
Si, bien sûr, vous avez raison.
Nous devons effectivement accepter que les choses disparaissent. Je travaille pour une maison d’édition créée il y a 70 ans, le Seuil, qui est en train de couler. Eh bien oui, rien de sert de se cramponner à ce qui ne fonctionne plus.
Il faut qu’ils aillent voir ailleurs. Voyager, s’ouvrir au monde. Il faut qu’ils aient cette audace-là plutôt que de végéter dans la vieille Europe.
Ce qui est fini à tout jamais, c’est de se reposer sur ses diplômes. On est étudiant toute sa vie, sinon la culture n’a pas de sens. Il convient de toujours se trouver dans le flux, dans le courant.
Je suis très hostile à la démagogie antipolitique. Il faut une sacrée dose de courage et d’opiniâtreté pour faire de la politique, et les médias les traitent de la pire façon. Lorsque j’étais jeune journaliste, on était en résistance par rapport aux politiques. Aujourd’hui, c’est le contraire, ce sont les politiques qui doivent se garder des médias. On assiste à un cafouillage dramatique. Nicolas SARKOZY est le premier enfant de la télé à être parvenu à la fonction de Président de la République. Nous constituons des univers durs pour les politiques. Je vois arriver le moment ou les citoyens prendront la défense de leurs hommes et femmes politiques.
Non, je ne le crois pas. Les gens se déplaceront en bateau et à pied s’il le faut.
Le métissage culturel se fait beaucoup par la télévision. Jusqu’à présent, on pensait qu’il existait une corrélation entre développement économique et taux de natalité. En réalité, le facteur déterminant, c’est la détention ou pas de la télévision. L’entrée du monde dans les maisons par la fenêtre que constitue la télévision joue un rôle principal dans l’évolution de la natalité.
La religion ne va pas disparaître. Je vais vous en donner pour preuve une petite devinette : « Au fond, quelle est la vraie différence entre un homme et un gorille ? Eh bien c’est que seul l’homme peut faire la différence entre de l’eau plate et de l’eau bénite ». Cette devinette atteste la revendication de l’homme à la spiritualité. La dimension spirituelle est le propre de l’homme.
Voyez plutôt, la Russie s’est rechristianisée en 20 ans. En 1988, il restait 4 monastères en Russie, habités par des moines âgés. 80% des églises n’en étaient plus. 20 ans après, 450 monastères sont en activité peuplés de jeunes moines. Toutes les églises ont été restaurées, consacrées et sont remplies de fidèles.
Le côté négatif de la religion, c’est bien sûr l’intégrisme, que l’on trouve dans toutes les religions. Mais les deux phénomènes ont lieu en même temps. C’est cela qui est important.
Oui, bien sûr. Mais je signale puisque vous l’avez cité, qu’André COMTE-SPONVILLE est pétri de valeurs chrétiennes… Un grand différend nous oppose tous les deux s’agissant de sa négation de l’Espérance. André COMTE-SPONVILLE reproche aux croyants de sacrifier le présent au profit de l’Espérance. Or j’affirme que pour un chrétien, l’Espérance concerne l’avenir mais se vit également au présent.
Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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