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Emilie BARRUCAND au Colloque « l’Appel du vivant » le 18 novembre 2023

Emilie BARRUCAND

« Les clefs du bonheur des peuples autochtones »

 

 

Très heureuse d'être ici parmi vous, en pensant au chef Raoni avec lequel je travaille depuis 22 ans. Je travaille avec plusieurs peuples autochtones, particulièrement avec le peuple Kayapo que je connais le plus. Parlant leur langue, j'ai sauvegardé de nombreuses connaissances menacées que les anciens m'ont transmises. Ce fut un travail sur de longues années pendant lesquelles j'ai vu disparaître de nombreux anciens.

Aujourd'hui, si je fais un parallèle entre ces peuples et notre mode vie, il apparait que beaucoup d’Occidentaux pensent que notre modèle de vie est celui que tous les peuples devraient suivre. Nous continuons malheureusement de le transmettre dans le monde par le biais de l'économie et de programmes de coopération et de développement, par l'application de modèles scolaires. Je vous conseille un film formidable "Schooling the world" sur YouTube. Il montre comment ce modèle scolaire pousse les peuples autochtones, traditionnellement avec un rapport très fort à la nature en la protégeant, à quitter leur terre, à adopter finalement notre mode de vie et à participer à la destruction de la nature.

Ce modèle occidental nous mène pourtant droit dans le mur. De plus, il nous pousse à entraîner tous les peuples du monde. Rappelons que l'Union Européenne est le 2ème destructeur mondial des forêts tropicales.

Alors pourquoi détruisons-nous autant la nature ?

La première raison est que nous avons perdu la conscience de notre responsabilité tout en étant européen. A ce sujet, je vais vous raconter une rencontre que j'ai faite au mois de mai. Mon livre venait de sortir et je devais préparer une conférence. Je n'avais pas d'inspiration et je suis partie de chez moi pour aller faire du sport. Sur le chemin, un homme qui faisait la manche m'a interpellée. Me rapprochant de lui, je vois qu'il est kanak.

"Je viens de Nouvelle-Calédonie" me dit-il.

"Oui, vous êtes kanak. Je suis déjà allée sur la terre de votre peuple"

"Je vous explique. Je suis venu ici pour voir comment vous vivez. Pourquoi avez-vous mis du bitume partout ?"

Je regarde autour de moi cette rue de Marseille. Elle est toute recouverte de bitume et quelques arbres y sont disséminés. J'étais là, interloquée. Avec ses yeux en fait. C'était terrifiant de voir ces arbres comme plantés dans le bitume.

"Que vous est-il arrivé ? Vous avez oublié que vous faites partie de la nature ?"

Et c'est lui qui a utilisé l'expression "droit dans le mur".

"Vous détruisez la nature alors que nous en faisons partie et vous nous entrainez tous à aller droit dans le mur."

Il était allé dans les cités pour observer les jeunes, déscolarisés, avec du bitume partout.

"Mettez des arbres ! Aménagez des jardins ! Chez nous, on a une terre et une compagne. Voilà ! C’est tout et on est heureux. Vous êtes malades."

Depuis, dans mes conférences, j'aime parler de cet échange parce que sa vision était vraiment juste. Nous pouvons, nous devons apprendre à voir la nature et comprendre que nous en faisons partie.

Quels ont les rapports des peuples autochtones avec la nature ?

En fait, au niveau mondial, les peuples autochtones protègent 80% de la biodiversité. Ils gèrent 24% du carbone total stocké en surface dans les forêts. En Amérique Latine, pour laquelle j'ai travaillé le plus, ils protègent la plus grande forêt tropicale au monde. Les Kayapos du chef Raoni, protègent une surface de forêt qui fait trois fois la Suisse.

Nous, Occidentaux, qui pensons être maîtres du monde, nous sommes en fait dépendants de ces peuples. Sans eux, nous ne serions plus là !

Pourquoi protègent-ils la nature ? Parce qu'ils ont gardé la notion qu'ils en font partie. Les peuples autochtones avec lesquels je travaille au Brésil vivent de chasse, de pêche, de cueillette. Ils vivent dans de grandes huttes et mis à part quelques objets manufacturés, ils puisent tout eux-mêmes dans la nature. Ils ont conscience qu'ils font partie d'un tout et pour que les prochaines générations puissent bien vivre, elle aussi, ils doivent respecter les ressources naturelles. Ils prélèvent le minimum avec conscience, sans gâchis. Ils ne consomment que ce dont ils ont besoin. Ils protègent la forêt dans l'idée de protéger l'habitat, mais aussi les animaux et les plantes qui eux-mêmes participent à leur survie. Ils ne sont pas dans l'accumulation.

Le bien n'a pas de valeur en soi, c'est un moyen pour renforcer les relations sociales. Ils considèrent que chaque élément de la nature, tels que les arbres, les animaux, le vent, les roches, ont des enveloppes différentes des nôtres mais disposent d'une intériorité. Ils ont des âmes, ils ressentent des émotions, ils tiennent des raisonnements. De ce fait, leur relation aux animaux, aux arbres, n'est pas la même que la nôtre. Nous considérons les arbres comme des objets tandis que chaque être, chez eux, est à égalité avec l'homme.

A une certaine période de l'année, ils font la fête pour faire un lien entre toutes les vies qu’ils ont prises. Pour eux, il n'y a pas de différence entre tuer un porc et déterrer une pomme de terre pour la manger. Plantée dans le sol, cette pomme de terre a une vie et ils l'en sortent pour qu'elle leur donne de la vie. Ainsi, avant de chasser, les Kayapos chantent pour apaiser les esprits des animaux qu'ils vont tuer, et avant de défricher, ils demandent l'accord des esprits de la nature. Il y a vraiment un grand respect des êtres de la nature.

L'éducation donnée à leurs enfants est focalisée sur la nature. Tous les parents emmènent les enfants dans la nature pour connaître le comportement des animaux, les plantes médicinales, les façons de se nourrir. Les jeunes accompagnent les anciens dans leurs activités. Une fois adultes, ils ont la compréhension de la nature. Ils en font partie et ont acquis de fabuleuses informations. La nature est aussi, pour les enfants, un lieu de jeu et de créativité. Tout cela renforce leur confiance en eux et leur capacité à dompter les dangers.

Dans notre éducation, pour changer les choses et créer des générations plus respectueuses de l'environnement, nous devons emmener les enfants dans la nature et amener la nature à l'école.

Le grand chef Raoni me disait "Vous devez emmener les jeunes dans la nature pour qu'ils comprennent que ce qu'ils mangent provient d'elle. Nous, nous emmenons nos enfants chasser, pêcher. L'enfant va pêcher son poisson, l'ouvrir, le nettoyer, le cuisiner puis le partager avec les autres. Il aura cette conscience que ce qu'il mange provient de la nature et que pour continuer à vivre, il faut qu'il la respecte et qu'il fasse attention à ses ressources.

Dans vos villes, les enfants sont à la cantine et vous leur donnez des poissons carrés. Bien sûr ils ne peuvent pas avoir conscience que ce poisson provient de la nature. Plus tard, ils participeront à la destruction de la nature. Pour changer les choses, emmenez vos enfants cueillir des fruits".

La nature est considérée comme une source de bonheur par ces peuples. J'ai mené de nombreux interviews auprès d'eux. Il en sort que la nature est la première source de bonheur pour eux, particulièrement le chant des oiseaux.

Des études menées par des chercheurs australiens, à l'université de Melbourne, ont observé que le simple fait de regarder des scènes de nature améliore l'attention et la concentration. D'autres ont montré que la nature favorise la relaxation, le sommeil, elle améliore l'estime de soi, la créativité, les sentiments de bonheur, elle diminue le stress. En neuroscience, il apparaît que la nature aurait des effets préventifs contre l'apparition et le développement de troubles neurologiques et psychiatriques. On obtiendrait des résultats positifs sur des maladies telles qu’Alzheimer et Parkinson.

Dernièrement, je participais à une émission de radio sur le sujet des relations humaines en entreprise. On m'a demandé de donner des conseils en RH. J'ai recommandé d'apporter la nature en entreprise par le biais de jardins d'intérieur, d'espaces avec des plantes, des photos de nature, des sons d'oiseaux. Cela amènerait de la détente pour les employés.

Les autres éléments de bonheur identifiés par ces peuples se résument ainsi : être près de ceux que l'on aime, suivre son cœur alors que nous avons plutôt l'habitude de suivre notre mental, ce qui n’entraîne pas les bons choix.

La générosité est un point important pour ces peuples, avec la solidarité. Elles constituent des valeurs fondamentales. Nous pouvons nous en inspirer en entreprise, dans notre voisinage, en famille, pour renforcer les liens sociaux.

Une autre source de bonheur sont le chant et la danse qui fédèrent les membres de la communauté. Pour ma part, j'essaie de suivre leurs conseils et je vais danser au moins un week-end sur deux.

Que pourrions prendre d'autres venant de ces peuples pour créer une société plus heureuse ? Ce pourrait être le respect des anciens en leur donnant la place la plus importante. Chez eux, les anciens sont les plus respectés, les plus écoutés, considérés professionnellement comme les personnes les plus compétentes. Ils ne vont pas voir le jeune chef ou le jeune chaman, ils vont voir l'ancien. C'est l'ancien qui est le plus valorisé et il garde une place active dans la société.

Lors de cette émission de radio, le conseil en RH me demandait comment faire car dans les entreprises, ce sont les jeunes qui sont valorisés. Pourquoi ne pas créer des conseils des anciens, ils seraient considérés comme des mentors prenant en charge 2 ou 3 jeunes. Ceux-ci seraient au service des anciens et non pas le contraire. Ainsi se fera le transfert du savoir-faire. Il faut changer notre regard.

Nous devrions aussi nous inspirer de leur leadership. Il est adaptable à la famille, en politique.

Chez les Kayapos, le chef va être le plus proche possible de l'idéal humain. Il doit être généreux, avoir une parole bienveillante, donner de l'importance à chacun. Il ne doit pas se quereller avec qui que ce soit, parler mal de qui que ce soit, son devoir est de réconcilier les gens, il doit être dans l'humilité, au même niveau que les autres. Il ne va pas imposer ses propres idées, il est le représentant du consensus, il est la voix de la majorité.

Je pense que le patron d'entreprise doit suivre ce modèle-là pour être un bon chef, admiré.

Le chef Raoni reçoit de nombreux cadeaux lors de ses voyages, en Europe par exemple, et à son retour il distribue tout, il ne garde rien.

 

Pour que les enfants débutent bien dans la vie, il convient de les allaiter. Avec notre style de vie, cela n'est pas toujours facile. Toutefois j'ai choisi d'allaiter mon fils jusqu'à deux ans et demi. Quand je dis aux mamans Kayapos que l'allaitement est peu pratiqué, que les enfants dorment seuls dans leur chambre, qu'on les laisse pleurer, elles sont terriblement surprises. Pour elles, c'est impensable et je le pense aussi. Faire en sorte que nos enfants dorment dans la même pièce que la nôtre, voire dans le même lit me paraît évident.  Repensons au bébé venant de naître qui se retrouve tout seul dans une chambre noire. Mettons-nous à sa place. Commencer la vie comme ça ne peut que générer des traumatismes qui auront des répercussions dans sa vie d'adulte.

Là-bas je n'entends jamais un enfant pleurer. Les bébés sont allaités longtemps, portés constamment, ils dorment près de leur maman. Résultat, les enfants sont dégourdis, bien dans leur peau.

Si nous voulons que nos enfants deviennent des adultes heureux, faisons en sorte d'adapter notre éducation en s'inspirant de ce que font les Kayapos.

 

Chez nous les enfants sont invités à jouer avec leurs jeux et à ne pas déranger les adultes. Chez eux, cela se passe tout à fait différemment, on laisse les enfants se confronter au danger tandis que nous sommes ici plutôt dans le "fais pas ci, fais pas ça, c'est dangereux ".

Personnellement, je n'ai pas réussi à ne plus être dans la peur alors que les petits Kayapos habitués à se confronter au danger, dévalent à toute vitesse un torrent impétueux.

 

Il est temps d'effectuer des changements dans nos vies, devenir plus humain, revenir à l'essentiel, apprendre à nous reconnecter à la nature, travailler près de nos enfants, donner à nos enfants les moyens d'être plus heureux, aimer la nature et la respecter, participer à la création d'un monde meilleur.

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Temps d’échange :

Qu'est-ce que les peuples autochtones trouvent de positif dans la vie occidentale ? Et trouvent-t-ils quelques choses de positif ?

Certains peuples, pour protéger leur culture, leur mode vie et pour mieux se défendre, ont adopté l'utilisation de certaines technologies notamment. Avec leur accord, j'ai utilisé des enregistreurs pour sauvegarder les connaissances des anciens. Ils m'ont demandé de filmer des cérémonies, de prendre des photos et des jeunes ont travaillé avec moi. Ils le souhaitaient et je les ai formés pour cela, à leur demande, nous leur avons fourni les matériels nécessaires. Ainsi les jeunes participent à la protection de leur culture. Certains, au début réservés, puis grâce à ces technologies se sont rapprochés. Le lien entre les générations s'est trouvé renforcé. Quelques jeunes ont des téléphones portables qu'ils n'utilisent en ville que pour des usages politiques. Par exemple pour contacter d'autres chefs de tribu pour coordonner leurs décisions et actions.

Nous sommes très nombreux dans nos sociétés, il est facile de s'y cacher et de ne plus avoir de sentiment de honte. Avez-vous observé ce sentiment de honte dans les peuples autochtones ?

En fait non. Ce sont des petits peuples, ils n'ont donc pas d'impact négatif sur la nature. Ceci dit ce n'est pas qu'une question de quantité, c'est aussi leurs valeurs, le mode de vie, la relation à la nature, la relation aux autres qu'ils transmettent avec fierté à leurs enfants.

Comment s'exprime la violence ? Existe-elle ? Y-a-t ‘il une sorte de tribunal ?

C'est assez rare mais quand il y a un conflit, le souci d'une personne devient le souci de tout le monde. Il est important de maintenir cet équilibre, il va y avoir des discussions, les chefs vont essayer de réconcilier les personnes concernées. C'est l'affaire de tous.

Si toutefois l'un des belligérants n'arrive pas à accepter une résolution du conflit, il est expulsé et doit quitter le village. Souvent il va dans un autre village.

J'ai travaillé sur la musique baroque sud-américaine du 13ème - 17ème siècle. Nous avons des œuvres magnifiques venant des peuples autochtones qui ont été préalablement éduqués par les Occidentaux. Clairement nous leur avons apporté des choses considérables. Rappelez-vous le film "Mission" dans lequel nous voyons des autochtones peintres, musiciens, architectes. N'ayons pas une vision binaire, nous leur avons aussi beaucoup apporté.  

Oui mais aujourd’hui ces peuples souhaitent vivre à leur manière et non pas selon ce qui leur a été imposé, souvent par la force.

Je revis la rencontre

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel

  www.semaphore.fr