D’origine ukrainienne, Vladimir Fédorovski a été diplomate de Gorbatchev. Il a joué un rôle actif dans la chute du communisme. Avec son livre : Poutine, l’itinéraire secret (éditions du Rocher, 2014), il décrit l’homme fort du Kremlin comme un joueur d’échec. A son avis, les sanctions économiques contre la Russie sont géopolitiquement contre-productives et moralement inacceptables. Elles renforcent le nationalisme et la popularité de Poutine et jettent le pays dans les bras de la Chine. La guerre civile en Ukraine marque-t-elle le début d’une nouvelle guerre froide entre l’Europe et la Russie ou le soubresaut d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural? Avec sa truculence habituelle, Vladimir Fédorovski nous entraîne dans les coulisses du Kremlin et les secrets de la diplomatie pour nous faire mieux comprendre un monde qui se construit sous nos yeux…
Nous sommes honorés de vous accueillir aux Herbiers, au coeur de la Vendée, pays de la tradition et de la modernité. Vous êtes connu et reconnu comme un écrivain célèbre dans notre pays. Ancien diplomate russe, né le 27 avril 1950 à Moscou, vous êtes d’origine ukrainienne et français depuis 1995. Fils d’un héros de la seconde guerre mondiale et d’une mère spécialiste de la planification, on dit que vous rêviez de devenir écrivain, et notamment écrire des livres à la terrasse des 2 Magots à Paris depuis l’âge de 14 ans. Sans doute le romantisme de St Germain des Près et le fantasme d’un Paris et d’une époque hélas quelque peu révolue. Particulièrement doué pour l’apprentissage des langues, maitrisant parfaitement les langues française, anglaise et arabe, vous avez d’abord été élève à l’Institut National des Relations Internationales de Moscou. En 1972, vous commencez à travailler comme attaché d’ambassade d’URSS en Mauritanie, et vous servez notamment d’interprète à Léonid Brejnev lors de ses rencontres avec les dirigeants des pays arabes. C’est en 1977 que vous devenez attaché culturel à Paris, l’occasion de rencontrer des artistes bien connus comme Dali, Chagall, Aragon,… Votre intérêt pour la France est si grand qu’en 1985, vous passez un doctorat d’histoire sur le rôle des cabinets dans l’histoire de la diplomatie française. De retour à Moscou, vous travaillez dans le cabinet du vice-ministre Vladimir Petrovski et vous vous liez d’amitié avec Alexandre Yakovlev, éminence de Gorbatchev, considéré comme l’inspirateur de la Perestroïka en 1983. Vous êtes nommé conseiller diplomatique pendant la période de la Glasnost, pour laquelle vous assurez, de 1985 à 1990 la promotion de la Perestroïka en France, avec comme objectif de donner naissance à une nouvelle Russie arrimée à l’Europe. Lassé par l’incohérence de Gorbatchev, vous quittez la carrière diplomatique en 1990 pour participer à la création d’un des premiers partis démocratiques russes, le Mouvement des réformes démocratiques. Dans Le Monde du 26 avril 1996, Monsieur Yakovlev vous présentait ainsi : « Vladimir Fedorovski fut l’un des premiers à rompre avec les habitudes de la classe diplomatique, pour s’engager dans la démarche de la Perestroïka. Quand Gorbatchev fit marche arrière, Fedorovski n’hésita pas à quitter la carrière. Il fut le porte-parole des réformes démocratiques dans les jours fatidiques de la résistance, lors du putsch communiste de Moscou, en août 91. » Depuis, vous avez fait une carrière d’écrivain français, et c’est ainsi qu’en 91, vous publiez « L’histoire secrète d’un coup d’état » suivi de romans et autres essais, en tout une trentaine d’ouvrages. A l’occasion du centenaire de la mort de Tolstoï, vous publiez « Le roman de Tolstoï ». Signalons enfin que vous êtes Président d’honneur de la Fédération française du salon du livre, Officier des arts et des lettres et membres des Auteurs de Normandie et distingué par plusieurs prix littéraires. Vous êtes souvent consulté par les médias français en raison de votre connaissance de l’histoire russe.
Il existe des liens ancestraux entre la France et la sainte Russie, et comme Balzac, vous faites le lien entre ces deux pays. Aujourd’hui, vous allez nous parler de cette nouvelle période qui s’annonce, que l’on pourrait peut-être qualifier de glaciation légère…
C’est vrai qu’il existe des liens particuliers entre la Russie et la France, mais aussi entre la Russie et la Vendée, pays de souffrance et de résistance. Soljenitsyne et une grande poétesse, Marina Ivanovna Tsvetaïeva, y sont venus. En préambule, je voudrais faire une sorte de constat. La situation actuelle est complexe sur le plan diplomatique, et une phrase me revient entendue autrefois de la bouche de grands diplomates français ou américains, lorsque j’étais ministre des affaires étrangères « Si nous étions comme les néophytes d’aujourd’hui, nous aurions provoqué de nombreux désastres au moment de la chute du mur de Berlin. »
Nous devons chercher l’équilibre des intérêts. Jean-Paul II disait « La sortie du communisme sans effusions de sang est un miracle. » On assiste à une sorte de retour d’âge aujourd’hui, qui gaspille les souffrances. Car la chute du mur et la fin du communisme rimaient avec souffrances et efforts. On ne peut pas gaspiller cette sorte de capital. Quelque chose a cloché dans le parcours postcommuniste. On a beaucoup parlé de Gorbatchev et de Jean-Paul II, mais on n’a pas parlé de Reagan, des grands dissidents, les polonais, les roumains et tant d’autres, qui ont été à la hauteur au moment de la fin de la guerre froide. C’est un grand héritage qu’ils nous ont laissé. Gaspillé par la période postcommuniste qui ne peut pas nous réconforter. Je dirais même qu’il s’agit d’un grand ratage historique. Comme j’ai des origines ukrainiennes, les américains me disaient à l’époque qu’ils auraient aimé la Russie faible et l’Ukraine forte.
Pour ceux qui connaissent un peu l’histoire, Brzezinski, conseiller de Jimmy Carter, utilisait le terme « cordon sanitaire » autour de la Russie. Je les mettais en garde, leur disant qu’ils allaient humilier les Russes et provoquer des réactions regrettables. Historiquement, une même conjoncture s’était présentée après la première guerre mondiale avec les Allemands qui avaient été humiliés. Hitler les avait bernés avec le Traité de Versailles. Les américains ont persisté dans leur voie. L’autre jour, j’ai dîné avec un grand ambassadeur américain. Nous avons écouté Obama ensemble, qui a comparé le peuple russe avec Ebola, disant qu’il avait su isoler le peuple russe. J’étais choqué mais je n’ai pas tiqué tout de suite.
L’ambassadeur a dit du président « Quel néophyte ! Il n’aurait pas dû parler du peuple russe, à la rigueur de Poutine. Qui veut-il isoler en parlant du peuple russe, Tolstoï, Soljenitsyne, Tchaïkovski ? » Dans ce contexte, il faut comprendre le rôle symbolique de ce type de phrase. Rappelez-vous autrefois que De Gaulle, venu à Moscou, s’était adressé à la rue du haut du balcon de la mairie. Il avait prononcé, en russe et parlant de la Russie éternelle, cette fameuse citation : « L’Europe, de l’Atlantique à l’Oural. » Cette phrase, restée dans le cœur des Russes, a frappé la diplomatie russe. Obama a fait beaucoup de mal à la diplomatie américaine.
Nous vivons un moment grave et crucial dans les aléas de l’histoire du XXI° siècle. C’est la guerre. Il faut distinguer les buts, les ennemis, il ne faut pas se tromper d’adversaires. L’adversaire de l’Occident et du peuple français, c’est l’islamisme, et la guerre va durer des années. Il faudra choisir des alliés, et le peuple russe est l’allié de la France, en raison de nos racines chrétiennes communes, parce que nous sommes ensemble en première ligne, et parce que Tolstoï et Balzac nous unissent sur le plan sentimental. Un grand ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, dit que la lutte contre l’islamisme n’est pas concevable avec les Russes, que ceux-ci ne comprennent pas pourquoi la France a fait pendant la guerre alliance avec Staline qui était de loin plus criminel. Il n’a pas tort. Mais le peuple russe n’est pas l’ennemi de la France. Je me demande pourquoi les néophytes d’aujourd’hui ne sont pas cartésiens. Il faut établir une hiérarchie des priorités pour que les choses deviennent claires. La priorité absolue, c’est la lutte contre l’islamisme.
J’aurais pu vous parler de toutes sortes de liens qui ont uni la France et la Russie au-delà des écrivains que j’ai déjà cités. J’aurais pu vous parler des grandes égéries russes, des ballets russes avec Diaghilev, de Matisse, Picasso, Léger, Dali qui avaient des Russes dans leur vie. On peut continuer à l’infini mais de manière terre à terre, on revient à des questions de troc de gaz, de pétrole contre de la technologie. On ne peut pas nier l’existence du grand marché russe. Les Américains me disent c’est très simple, on va prendre des sanctions, les Russes vont vivre difficilement et ils vont virer Poutine. Ils ont pris des sanctions au moment où Poutine obtenait 60% d’opinions favorables. Aujourd’hui, il a 91% d’opinions favorables ! Il faut lire Tolstoï pour comprendre ce pays. Je vais tenter de vous expliquer cette conception de peuple martyre. Et pour cela, je vais vous citer 3 chiffres à garder en tête. Lénine, Staline et Trotski ont assassiné 25 millions de personnes. 26 millions ont péri dans la lutte contre les nazis. 1 100% d’inflation en 1992… Les Russes ont tout supporté. Il fait – 40° aujourd’hui à Moscou et en face, la vodka est à 40° !
Poutine est une émanation de l’histoire de la Russie, de son histoire contemporaine mais aussi plus ancienne. Il existe une double référence. La première concerne les tsars de la Grande Russie éternelle avec lesquels il établit une sorte de continuité. Il est tenté par une sorte de rétablissement de la dignité et de la grandeur de la Russie. La seconde concerne l’Union Soviétique. Cette référence est également importante pour comprendre Poutine qui disait : « Celui qui ne regrette pas l’Union Soviétique n’a pas de coeur, celui qui la regrette n’a pas d’intelligence. » Cette affirmation n’est pas vraiment conforme à la réalité historique. De cette manière, on camoufle les 25 millions de personnes tuées par Trotski et Staline, mais en même temps, il y a une partie de vérité parce que l’on parle des gens qui ont vécu là-bas, dont Gagarine et les grands écrivains. Poutine reflète le grand paradoxe de cette période. En disant cela, il relaye une partie de l’opinion publique des Russes. 80% des Russes regrettent l’Union Soviétique et 80% des Russes rejettent le communisme… Je vais tâcher de vous illustrer ce paradoxe en vous parlant d’un symbole. Fin octobre 41, les manuels scolaires disent qu’Hitler était à une vingtaine de kilomètres du Kremlin. En fait, les services secrets affirmaient qu’il en était à 6 kilomètres. Staline n’a pas quitté le Kremlin où il lisait et annotait « Yvan le Terrible ». C’est pour cette raison qu’il a bonne presse auprès des Russes d’aujourd’hui, et qu’il est devenu aujourd’hui beaucoup plus important que Lénine et Trotski, plus apprécié que Pierre Le Grand, fondateur de Saint-Pétersbourg ! Ce jour-là, il a reçu une dépêche ultra secrète de l’un de ses meilleurs espions, Richard Sorge, un play-boy qui vivait au Japon où il récoltait de nombreuses informations grâce à sa maîtresse qu’il partageait avec le Premier ministre japonais. Staline a ainsi appris que les Japonais n’allaient pas attaquer l’Union Soviétique mais les Américains. Staline a donc dégarni le front japonais, il a déguisé ses paysans en soldats et organisé une sorte de défilé de la dernière chance qui a marqué le subconscient russe jusqu’à aujourd’hui. Il a choisi les paysans les plus grands, les a habillés avec des manteaux de fourrure de la Sibérie, et les a fait avancer vers les troupes d’Hitler. Vous imaginez la Place Rouge, la tempête de neige, les coupoles de Boris Godounov et Staline qui dit « Dieu est avec nous. » Les Allemands n’ont pas pilonné. Pour Poutine, la lutte contre les nazis est un symbole fort de la grandeur de la Russie.
Il y a des antithèses à ces références historiques. La première, c’est la période Gorbatchev puis la période Eltsine. Ces deux hommes sont haïs aujourd’hui. Ils ont tous les deux 1% d’avis favorables alors que Poutine a 91% d’avis favorables. Le passage de Gorbatchev aurait pu se terminer dans l’apocalypse mondiale. Cette période s’est finalement terminée plutôt agréablement parce qu’il a cessé de tuer. Il a eu énormément de mérite de stopper l’aspect criminel du régime sans effusions de sang. Eltsine est haï en Russie parce qu’on pense que c’était un très bon chef de campagne mais qu’il était nul aux affaires. Je me souviens, en 1991, j’étais avec lui dans l’opposition, il a déchiré sa carte du parti devant une grande assemblée. A cette époque où la majorité du pays n’était plus communiste, il est devenu l’homme le plus populaire de la Russie. Je vais vous raconter une autre anecdote liée à la période de Poutine. Les propos d’Eltsine comportaient des phases vraiment mystiques au moment de la fin du communisme. Nous étions un jour tous les deux face à la statue de Marx au centre de Moscou. Eltsine a déclaré que pour obtenir l’irréversibilité du communisme, il fallait consacrer beaucoup d’argent pour acheter l’ancienne nomenklatura…
Poutine vient de là. Il vient de toute cette période. La période des tsars, celle de Staline, celle de Gorbatchev puis d’Eltsine. Eltsine par qui il a été forgé mais qu’il déteste car il l’accuse d’avoir été contreproductif.
Poutine a plus de 60 ans. Sa naissance a eu lieu à l’époque qui suivit la seconde guerre mondiale. Il a grandi dans des quartiers défavorisés. Il dit qu’il était une « racaille » selon les mots de Sarkozy, un petit caïd de la rue. Tac au tac, dent pour dent pour survivre. Pour comprendre ses agissements vis-à-vis de l’Ukraine, il faut revenir à cette enfance. « Vous ne m’invitez pas à Auschwitz, je n’y vais pas. Vous me menacez de sanctions, je me rapproche de la Chine. Vous interdisez la langue russe en Ukraine, je prends la Crimée. » C’est sa nature, c’est plus fort que lui.
La seconde clé qui permet de le comprendre, c’est le sport. A 13 ans, il a été sauvé de la rue par un entraîneur de judo chevronné de Saint-Pétersbourg. Ceinture noire, il est devenu judokate professionnel. Par ailleurs, parmi les fantasmes du jeune Poutine, il y a l’espionnage. Il a donc frappé au KGB qui a souri dans un premier temps face à ce garçon de 13 ans. Il s’est alors engagé dans des études de droit assez brillantes pour être quelques années plus tard engagé au KGB. J’aime bien vous raconter quelques anecdotes qui situent bien le personnage. Chirac m’a raconté qu’un jour où il était en tête-à-tête avec Poutine, celui-ci a commencé à copier ses gestes. Ce qu’il fait souvent lorsqu’il est en conversation avec des personnes importantes, parce que c’est un protocole des services secrets. Les psychologues disent que le mimétisme permet de mettre l’autre à l’aise. C’est un petit détail qui reflète jusqu’à quel point Poutine utilise les méthodes des services secrets pour gérer les affaires de l’Etat. Quand il agit en tant que chef d’Etat, sa force et sa faiblesse apparaissent : le recours nécessaire à des méthodes étudiées pour aborder des rapports de forces.
Au KGB, il s’est vendu comme une sorte de James Bond russe. Il travaillait en Allemagne de l’est, occupé à des fonctions tout à fait subalternes. En 1989, il a été approché par quelqu’un que j’ai bien connu. C’était le maire de Saint-Pétersbourg, qui s’appelait Sobtchak, qui était à cette époque dans un grand désarroi. La Russie était alors éminemment corrompue. Si vous étiez ministre du gaz, vous étiez le lendemain l’homme le plus riche de la planète. Les fortunes se créaient en quelques semaines ! C’était un choix conscient d’Eltsine de nommer ces gens très riches au pouvoir. 40% de l’ancienne nomenklatura était milliardaire. 30 à 40% étaient des hommes d’affaires et 20% relevaient de la mafia. Sobtchak assistait à tout cela de manière assez désemparée car il faisait partie des rares personnes non corrompues qui craignait de se faire piéger. Il a pris une sage décision en convoquant Poutine comme recteur adjoint de l’université de Saint-Pétersbourg. Poutine a obtempéré en continuant à travailler secrètement pour le KGB. Sobtchak lui a proposé de jouer le rôle d’une sorte de secrétaire qui veillait à ce que des gens ne se présentent pas avec des valises remplies de millions de dollars. Poutine, qui est quelqu’un de très loyal envers ses chefs, a accepté. Il a joué le jeu de 1989 à 1996 où il a fini premier adjoint du maire. J’ai mené à son sujet une enquête très pointue. Au départ je pensais trouver beaucoup de choses piquantes qui allaient permettre de bien vendre mon livre. La période de Saint-Pétersbourg a été majeure dans la vie de Poutine. D’abord sa femme, qui commençait à boire, a eu un grave accident. Elle a finalement été sauvée mais cet événement a été difficile pour lui. Mentalement et physiquement. Il devait travailler, et donc manoeuvrer avec tout le monde, des hommes d’affaires honnêtes, la mafia, le KGB, les démocrates, tout en restant loyal. Peu à peu, il a transformé la ville de Saint-Pétersbourg. De nombreuses personnes de son entourage sont devenues de grands milliardaires. Mais lui était consultant bénévole auprès de grandes sociétés, ce qui lui permettait de ne pas être impliqué dans les affaires. Je fais une parenthèse, l’un de mes amis, principal confident de Kohl, qui était aussi chef des renseignements militaire de l’armée, m’a conforté dans ce que je comprenais du fonctionnement de Poutine. Deux personnages lui servent de référence en termes de verrouillage du pays. Le premier c’est Deng Xiaoping le Chinois, l’inventeur de la Chine moderne, qui dit que la stabilité passe par la sauvegarde du système totalitaire en Chine, cette dernière s’avérant nécessaire parallèlement à l’ouverture économique. Poutine pense que les années Gorbatchev et Eltsine étaient lamentables, même si d’une certaine manière il y était impliqué. La pagaille des années flamboyantes a laminé la grandeur russe, a amené la corruption, la mafia, sans aucune contrepartie. Sa deuxième référence, c’est Andropov, le chef mythique du KGB, très côté dans la gauche caviar d’aujourd’hui, qui disait exactement la même chose. Il était contre la sortie du communisme affirmant qu’il fallait faire évoluer le système, assurer la stabilité et ensuite pratiquer l’ouverture économique avec l’économie de marché. L’aspect de la stabilité remonte au problème de l’oligarchie. Dans le système d’Eltsine où tout brillait, 120 milliards de dollars étaient placés chaque année dans les banques occidentales, on partageait le gâteau. Poutine veut remplacer ce système oligarchique par un autre système oligarchique, il ne faut pas se mentir. Il dit qu’il faut verrouiller un système où les oligarques sont désormais les services secrets, dans une sorte de capitalisme d’Etat avec le droit de regard des services secrets et le retour du KGB au pouvoir. Durant sa période de Saint-Pétersbourg, il continuait à jouer le jeu avec Sobtchak, le maire de la ville, Sobtchak qui a essayé de se présenter face à Eltsine contre lequel il a naturellement perdu. Ce qui l’a éliminé de son poste. En 1996, Poutine a perdu son poste. Il ne savait pas quoi faire, rejoindre ses copains de la coopérative Ozero pour faire des affaires ou suivre les Allemands lui ont fait des propositions assez alléchantes. Il a finalement été repêché dans l’administration d’Eltsine, entre 1996 et 1999, des années pourries. A cette époque, Eltsine avait 80% d’avis favorables. A la suite de quoi, il est passé à 2%. Ce dernier était un personnage shakespearien qui avait un flair extraordinaire.
Quand je pense à lui, je me pose la question de savoir si un président doit, ou non, être intelligent. Au fond, non, il doit remplir le contrat avec la machine. J’ai bien connu Reagan qui n’était pas tellement intelligent, mais quel grand président ! A la fin, Eltsine était écrasé non seulement par l’alcool mais par le fardeau de l’histoire. Il ne passait que 30% de son temps au Kremlin, c’est sa fille qui gouvernait à sa place. Poutine se trouvait dans cette ambiance. Il occupait un poste subalterne tout en s’occupant des hommes forts des provinces. Il convoquait les gouverneurs les uns après les autres et disait qu’il « caressait leurs dossiers », ce qui veut tout dire ! En 1999, ayant gagné la confiance d’Eltsine, il est devenu le chef des services secrets. A cette époque, la fille d’Eltsine qui s’essoufflait a glissé à son père la solution en lui disant qu’il avait devant lui un adversaire, le premier ministre Primakov, qu’il fallait remplacer par quelqu’un de jeune et en bonne santé, émanant directement du KGB. Immédiatement, la personne de Poutine a émergé. Des tractations ont commencé. Poutine s’est d’abord rebiffé pour finalement accepter d’être premier ministre en août 1999. Depuis cette date, où il était parfaitement inconnu, il n’est jamais parti. En politique, les choses sont parfaitement imprévisibles et il ne faut pas sous-estimer deux aspects. Le rôle de l’irrationalité, du diable, et celui de l’idiotie diplomatique. La période que nous vivons est significative dans ce sens… Poutine s’est imposé grâce à une phrase : « Je vais zigouiller les Tchétchènes jusqu’aux chiottes ». C’est une phrase qui relève du vocabulaire de la pègre. J’ai pensé en l’entendant qu’il s’agissait d’un dérapage. Mais non, c’était une phrase tout à fait réfléchie prononcée dans un pays criminalisé au moment de la vague mystérieuse et dramatique d’attentats à Moscou qui a fait 300 morts en 1999 sous Eltsine. Lors d’une prise de parole en public d’Eltsine complètement dépassé et bouffi, Poutine lui avait presque arraché le micro des mains et proféré cette phrase qui signifiait « Eltsine et Gorbatchev ont jeté les cartes n’importe comment, les accords avec les occidentaux sont absurdes, les promesses jamais tenues. Ca suffit. » Il a récolté alors 30% d’avis favorables de plus. Du jour au lendemain, avec cette seule phrase, il est devenu le personnage incontournable et de loin le plus populaire de la politique. La conjonction de plusieurs facteurs couplée aux différents soutiens de parrains politiques s’est conjuguée à la maîtrise du code mental de ce pays et celle des médias. Poutine peut parfois aller vers le bas de gamme lorsqu’il pose torse nu mais il sait incontestablement s’imposer. Pour vous divertir un peu, je vais vous raconter quelque chose. Nous avons des drôles d’anecdotes dans l’histoire de la politique russe, comme en 1987, au moment où Eltsine s’est imposé, quand il est passé de la fonction de lieutenant de Gorbatchev à l’opposition. Raïssa Gorbatchev a dit un jour à son mari avec qui elle était en grande synergie, « on connaît très bien la faiblesse d’Eltsine. Il picole. Il va aller aux Etats-Unis picoler avec les Américains, il y sera filmé, ce qui va détruire sa réputation ». C’est effectivement ce qui s’est passé, il a été filmé, mais contre toute attente, sa côte de popularité a grimpé parce que les Russes disait que c’était un homme bien parce qu’il buvait ! C’est pour vous dire à quel point il ne faut pas se tromper de code mental du pays. Poutine a cette force, c’est qu’il sent les choses. Par exemple, il a senti la fin de la période de Gorbatchev et d’Eltsine, il a joué sur le rejet des oligarques pour retourner la situation en sa faveur. Quand il défend aujourd’hui le concept de défenses des valeurs chrétiennes de l’Europe, qu’il dit qu’il est le rempart contre l’islamisme, quand il défend les valeurs de la famille, s’érige contre le mariage pour tous, c’est parce qu’il écoute le pays. Il y a un vrai co-concepteur de toutes ces choses-là, c’est le patriarche Cyrille qui est apparu sur la scène politique dès le début. Poutine est devenu Président en 2000, quand Eltsine s’est désisté. Depuis cette Vladimir date, il est l’homme fort de la Russie. Y compris quand il a délégué la présidence à Medvedev qui est l’un de ses collaborateurs, plus occidentalisé certes, avec un goût plus prononcé pour les mondanités du G20 et du G8, que Poutine déteste. Poutine est un personnage déterminant et restera certainement incontournable dans les années à venir. Les Américains prennent leurs désirs pour la réalité quand ils pensent que les Russes vont le virer. Aujourd’hui, la popularité de Poutine augmente. On peut même dire
que plus la pression pèse sur eux, plus ils réagissent en sa faveur. C’est le paradoxe de la situation actuelle. Avant la crise ukrainienne, il y avait une opposition pro-occidentale, aujourd’hui, cette opposition s’est réduite à une sorte de dissidence. Les Américains lui donnent beaucoup de possibilités de s’exprimer mais ça ne change rien sur le plan de l’influence. En revanche, et ça me paraît plus grave, les nationalistes très présents et beaucoup plus rigoureux qu’avant, présentent un vrai danger. Non seulement Poutine se vend comme un personnage plus fréquentable que ces gens-là, mais le danger vient de la pression exercée à l’intérieur même du pouvoir, et à l’extérieur par les nationalistes qui déterminent de plus en plus de choses en Russie. La clé de la popularité de Poutine ne vient pas seulement des erreurs occidentales mais du prix du pétrole et du gaz. Les Russes ont gagné énormément de devises grâce au pétrole et au gaz. Ils ont commencé à vivre beaucoup mieux, surtout dans les villes. D’où sa popularité. Aujourd’hui apparaît le danger, non seulement du retour de la guerre froide mais d’une rupture historique entre la Russie et l’Occident. La Russie risque d’être repoussée définitivement du côté de la Chine. Je suis absolument persuadé que tout le monde serait perdant dans cette hypothèse. Dans ce retour à la confrontation, les erreurs sont partagées et les prix à payer exorbitants des deux côtés. De façon générale, quand on négocie, il faut prendre en compte sa position mais aussi celle de votre partenaire. Il faut trouver l’équilibre entre les intérêts. Si vous ne pensez qu’à vos intérêts, vous allez perdre le marché. Aujourd’hui, au lieu de trouver l’équilibre des intérêts avec la Russie, on revient au climat de la guerre froide, et même à la guerre tout court. Si la bombe atomique n’existait pas, la situation pourrait virer à un climat de guerre mondiale. Des erreurs monumentales ont été commises à partir de la gestion pitoyable de l’affaire ukrainienne dont je vais vous parler. Cette affaire n’aurait pas dû exister.
L’erreur capitale a été commise durant la période postcommuniste. Au lieu de considérer la Russie comme un partenaire, on a essayé de créer un cordon sanitaire autour de la Russie. Au lieu d’utiliser le grand marché russe en faveur de l’Europe, on a créé un conflit au centre de l’Europe, et c’est un conflit qui a conduit à l’impasse actuelle. Au centre de ce contexte, il y a Poutine, ce personnage ambivalent dont je vous ai parlé sous plusieurs facettes. Autant de clés pour déchiffrer son attitude : judokate, dent pour dent, tac au tac, caractériel aussi, et ça c’est sa faiblesse. Seul l’intérêt d’Etat compte pour lui. Je vais vous dire quelque chose d’important, les Russes ont gagné la Crimée, mais ils ont perdu l’Ukraine. Et l’occident a peut-être gagné une partie de l’Ukraine, et encore, dans quel état… mais il va perde la Russie. Tout le monde est perdant dans cette affaire. On n’a pas été à la hauteur des enjeux, et surtout, on a gaspillé quelque chose de formidable, ce miracle comme disait Jean-Paul II, qu’a été la chute du mur et la fin du communisme sans effusion de sang.
Poutine a un certain concept qu’il n’a pas vraiment réussi à mettre en pratique. Ce concept consistait à rétablir l’influence de la Russie dans l’espace postsoviétique. Il considère que l’Ukraine constitue une zone d’intérêt prioritaire en dehors des républiques baltes qui sont rentrées dans la Communauté Européenne et dans l’OTAN. C’est aussi le plus grand échec que Poutine a connu. L’Ukraine représente une surface un peu plus importante que la France. C’était un grenier avant la révolution car depuis, les communistes ont mal géré les choses. J’ai des archives ahurissantes concernant l’Ukraine, où on lit que les communistes ont tué énormément de paysans en recourant à la famine. Mais revenons à Poutine qui doit assumer l’Histoire comme elle s’est faite. Depuis l’indépendance, l’Ukraine n’a pas su construire un Etat complètement cohérent. En tant qu’ukrainien, je peux vous décrire la réalité. Il existe 3 Ukraine. La partie occidentale qui vomit les Russes. La partie du centre qui hésite mais a coopéré avec la Russie, et l’Ukraine orientale qui était reliée à la Russie par les bolcheviks. Staline changeait les frontières comme il voulait, il se fichait éperdument du droit international, il a intégré la Crimée à la Russie sans se soucier de la population. Les bolcheviks avaient décidé de déplacer les provinces orientales en Russie, dont le Donbass où se passent actuellement les événements. Ils voulaient soi-disant équilibrer la population ukrainienne qui était majoritairement constituée de paysans en y intégrant des ouvriers alliés des bolcheviks. La première grande difficulté de cet Etat est donc la cohérence. Le second problème de l’Ukraine est lié à sa corruption. Les Ukrainiens ont malheureusement dépassé les Russes dans ce domaine. Le troisième problème réside dans la transformation de l’économie soviétique vers l’économie de marché, en dépit des grandes richesses minières que les Ukrainiens camouflent. Nous en sommes au tout début de la transformation économique avec des facteurs très particuliers de grande corruption et la présence d’anciennes structures. De nombreux efforts et beaucoup d’argent seront nécessaires pour accompagner
ce mouvement. Les experts parlent de 35 milliards d’€ immédiatement, évoquant des sommes 4 fois plus importantes que pour la Grèce. Ces mêmes experts très inquiets annoncent que les sanctions vont générer une baisse de croissance en Russie, la chute du rouble, mais également des effets induits sur les pays limitrophes d’Europe de l’est. Des intérêts vitaux sont en jeu.
Je reste persuadé que des erreurs vraiment majeures ont été commises dans cette affaire de l’Ukraine. Commençons par les erreurs des Russes. L’erreur capitale vient du fait que les Ukrainiens ont misé sur un président corrompu et faible en la personne de Ianoukovytch. La politique de Poutine dans cette région ne relève pas d’une stratégie, il a adopté une logique de réponse en tenant compte de la réalité de la situation.
Je voudrais d’abord vous dire qu’avec tous les grands diplomates de mon époque, nous sommes littéralement anéantis de voir le triomphe de l’idiotie diplomatique. La politique stupide d’encerclement, de soi-disant cordon sanitaire était navrante. Le deuxième point touche la gestion de l’Europe. Cette gestion est assez néophyte. Dès le départ, on s’est trouvé confrontés au problème des taxes. Il y a un peu plus d’un an, l’Union Européenne a proposé un papier que très peu de gens ont lu. Il s’agit de 600 pages complètement indigestes qui laissent miroiter des choses qui n’existent pas. L’Ukrainien moyen ne connait rien à tout cela. La seule chose qu’il pensait, soutenu par Ianoukovytch, c’était que la France allait abolir les visas et qu’il allait pouvoir venir travailler en Vendée ! Dans les 600 pages, on pouvait lire la proposition d’un chèque de 500 millions d’€, une somme ridicule en regard des 35 milliards nécessaires ! Poutine à ce moment-là a commis l’erreur de brandir un chèque de 15 milliards puisque les Russes avaient plein d’argent. Des Ukrainiens, excédés par ces propositions et contre-propositions, ont organisé des manifestations fascisantes. Ce sont des Ukrainiens de la partie occidentale qui se sont levées de la manière la plus énergique. Ils en avaient assez du régime corrompu et se disaient qu’ils pourraient venir voyager ou travailler en Europe facilement puisque le pouvoir entretenait ce mythe. Poutine, en sous-estimant le niveau de protestation, a commis une grave erreur d’analyse. Parmi les personnes qui ont manifesté, une minorité était nostalgique du nazisme. Il faut savoir que l’Ukraine a une histoire terrible. Parmi les combattants de l’armée soviétique, il y avait des gens qui se trouvaient du côté des nazis, mais associer la protestation de l’Ukraine au nazisme est une erreur d’analyse, c’est une exagération. En février dernier, le président Ianoukovytch a été viré. Il
s’est réfugié en Russie. Poutine était affolé par son échec. Les Etats-Unis se sont éclipsés. Les Ukrainiens ont alors commis des erreurs dans la gestion de la cohésion nationale, en interdisant la langue russe par exemple. Les Américains n’ont pas non plus pris une bonne décision en se disant qu’ils allaient jouer l’Ukraine contre la Russie. A ce moment-là, on aurait pu parler, calmer le jeu. Poutine a décidé de répondre, d’une manière qui lui a réussi d’ailleurs. Il a répondu en russe. Je fais une petite parenthèse pour dire que la Crimée avait déjà dû supporter le partage complètement aberrant que lui a fait subir Kroutchov. Il faut savoir que 60% des habitants de la Crimée sont pro-russes, ils ne supportent pas l’emprise des Ukrainiens. Ce peuple a été excédé par le fait que tous les présidents, tous les pouvoirs successifs en Ukraine ont grignoté les meilleurs morceaux de la Crimée. Il a aussi été excédé par la corruption qui sévit depuis longtemps en Ukraine. Dans ces conditions, la tendance est à l’attachement de la Crimée envers la Russie. Il y a autre chose que les chancelleries occidentales ne veulent pas reconnaître mais qu’il faut savoir, c’est que la Crimée n’était pas dans les projets de Poutine. Elle est apparue comme une réponse à la situation de l’échec de sa politique. C’est ce qui lui a permis de camoufler cet échec. Le système de Poutine est un système très figé. Le chef doit toujours être à la hauteur car sinon, il est viré. Il a donc trouvé cette solution qui lui coûte énormément sur le plan économique et s’avère nuisible dans ses rapports avec l’Occident.
Il faut également évoquer la contradiction avec 2 principes de droit international. Le principe du droit des peuples à l’autodétermination, qu’on a appliqué dans le cas du Kosovo, et que Poutine tente d’appliquer en Crimée. L’enchaînement des circonstances, d’abord les taxes, puis l’interdiction de la langue russe, puis le rattachement de la Crimée, puis les sanctions, le rapprochement avec la Chine… La situation est aujourd’hui dans une impasse. Tout le monde s’accorde à dire que la solution militaire ne doit pas être retenue, ou une guerre mondiale serait à craindre. Les Ukrainiens pensent que les Américains vont se battre à leur place. Obama n’est pas capable de le faire, ni les républicains qui pourraient arriver après. Il y a le problème de l’islamisme, de l’alliance avec la Chine, avec l’Iran, même si la situation se joue en sourdine actuellement, il y a le problème du départ des Américains d’Afghanistan, ce qui va complètement déstabiliser la région. La seule issue que je vois, en bon diplomate que j’étais, c’est la désescalade. Je suis un grand admirateur des performances gastronomiques du président français. Un jour, il a dîné deux fois, une fois avec Poutine, l’autre fois avec Obama. Il a raison, c’est comme ça qu’il faut faire ! Le rôle de la diplomatie française est essentiel. Il faut partir des choses telles qu’elles existent, et agir étape par étape. Il faut à tout prix éviter qu’on se dirige vers une nouvelle guerre froide.
Le problème de la Syrie perturbe tous les spécialistes. L’alternative à Bachar el-Assad, c’est l’islamisme. Voilà la réalité. Je connais bien la Syrie et je sais qu’il n’y a pas de solution facile. La seule chose dont je suis persuadé, c’est que faire alliance avec les gens qui financent les islamistes comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar, c’est une erreur. On pourrait bombarder Bachar el-Assad comme on aurait pu le faire autrefois mais pourquoi les Israéliens ont-ils été affolés par cette perspective ? Parce qu’ils connaissent mieux la région que les néophytes d’aujourd’hui. Ils savent que si on élimine Bachar el-Assad, il y aura à sa place les islamistes. Il faut analyser les situations avant de décider. Ce n’est pas par hasard que les Israéliens travaillent en sourdine avec les Russes sur cette affaire. Ils savent bien que l’existence même d’Israël peut être en jeu. Ce sont les répercussions de tous cela que nous connaissons aujourd’hui en France. Il s’agit d’un danger qui menace l’existence de la civilisation européenne. Je suis persuadé qu’il faut faire l’alliance mondiale, avec des règles, comme on l’a fait contre les nazis.
J’espère que Poutine n’a pas en tête de créer une sorte de couloir qui serait jalonné par l’Ukraine de l’est, puis la Crimée, puis d’autres territoires. Cette stratégie de reconquête est dans la tête de certains Bernard-Henri Lévy de là-bas. Ca touche plus les intellos. Poutine se place sur des terrains plus pratiques et adapte ses réponses aux situations concrètes. Il voudrait rétablir l’influence de la Russie mais ne souhaite pas, comme on l’entend parfois, envahir l’Ukraine. Ce ne serait pas sérieux. Il faut savoir que 25 millions de Russes sont partis à l’étranger après la chute du mur. Certains sont en situation d’apartheid, y compris dans des pays soi-disant démocratiques. Si vous êtes Russe à Tallin, en Estonie, vous ne pouvez pas rentrer dans un restaurant en parlant russe ! Les Russes moyens ne veulent plus de ça, ils défendent les Russes. Imaginons que les Américains offrent aux Ukrainiens la possibilité d’être autonomes, que se passerait-il ? Nous avons connu cette situation en Yougoslavie avec le nettoyage ethnique. Il faut regarder les choses en face. Les occidentaux doivent faire attention. S’ils pensent que les Russes vont rester les bras croisés en assistant au nettoyage ethnique de la population russe dans le Donbass, ils font erreur. Poutine ne pourra pas laisser faire ça, au risque d’être viré par les Russes convaincus qu’il s’agit des intérêts vitaux de la Russie. Vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas d’une stratégie de conquête mais d’une posture vis-à-vis de l’opinion publique. A Odessa, une quarantaine de Russes ont été brûlés vif, ce qui a provoqué un choc terrible en Russie. Ce sont les personnes les plus évoluées, les plus pro-occidentales qui affirment que la ligne rouge est franchie, que les intérêts vitaux de la Russie sont en jeu et que Poutine a raison. Dire qu’il veut rétablir l’Union Soviétique ou que c’est un fasciste relève de la facilité.
Les Juifs russes, très attentifs à tout ce qui se passe, ont l’intelligence de rester neutre face à cette situation pour conserver de bonnes relations avec la Russie et avec l’Ukraine. Sur le plan économique, ils travaillent beaucoup avec la Russie, et sur le plan politique, il y a une nouvelle alliance entre Israël et la Russie que rapproche la même priorité contre l’islamisme. Le danger est l’effet dominant qui peut être provoqué par Daech ou par l’Arabie Saoudite demain, ou par le départ des Américains d’Afghanistan. Quand les Américains ont commencé leur jeu avec l’Iran il y a plusieurs mois, en essayant de décrocher l’Iran de la Russie, les Israéliens, par compensation, ont développé leurs rapports avec les Russes.
Je l’ai beaucoup soutenue et contribué à sa libération en relançant son comité de soutien. Je suis contre les gens qui l’ont mise en tort de façon honteuse. Ce n’est pas un enfant de chœur mais je l’ai défendue avant tout pour cette raison. Elle ne deviendra pas le président de l’Ukraine.
Poutine ne m’aime pas. Vous avez remarqué que j’ai un certain franc-parler, en partie parce que je viens d’une époque où l’on combattait pour la liberté. J’étais vraiment lié aux personnes qui se sont battues pour la Perestroïka. C’est une bonne raison pour me détester. D’autre part, les Russes fantasment à mon égard. Les occidentaux me soutiennent bien sûr, mais pas financièrement, ce qu’ils pensent pourtant.
Et puis nous avons lui et moi un débat de fond sur la façon dont il verrouille le pays. Je considère que l’étouffement de la société civile n’accompagne pas l’avenir de la Russie. Je pense que son avenir repose sur la classe moyenne, une participation plus active de la population. Poutine pense que le contexte actuel peut déstabiliser tout le système et provoquer la fin de la Russie.
Il y a une dizaine d’années, j’ai écrit « Le fantôme de Staline » qui met en scène le retour imaginaire de Staline. Pour des raisons marketing, la tête de Staline figure à côté de la tête de Poutine sur la couverture. Il en a été terriblement blessé.
En ce qui concerne la biographie de Poutine, que beaucoup de Russes n’ont pas compris, je ne me suis pas montré excessif. Une partie de la presse est allée dans le sens du politiquement correct, et j’ai atténué pas mal de choses. La France me soutient dans les idées que je défends, la priorité donnée au danger islamiste, le lien fort qui doit demeurer entre la France et la Russie. Lors d’une interview que j’ai accordée au Figaro, j’ai appelé au calme en disant par exemple à quel point la comparaison avec Hitler était absurde.
Ce rôle existe bel et bien. Les Américains nient qu’il existait la politique du cordon sanitaire. Ils nient qu’ils l’ont financé pour 5 millions de $. Ils nient qu’il y a des consultants américains dans tous les ministères en Ukraine. Mais je ne suis pas dupe. Leur politique est erronée. Il ne faut pas oublier que la Russie était alliée naturelle de l’Europe, la population russe était à 80% pro-européenne, et pro-américaine. Aujourd’hui, 80% des Russes sont anti-américains, considérant qu’il existe un véritable complot, alimenté par tous les fantasmes russes. Le prix du pétrole en fait partie. Le problème du complot a effectivement existé. Par exemple tout le monde sait qu’au moment de la chute du communisme, il y avait un accord entre Bush père et l’Arabie Saoudite pour faire baisser le prix du pétrole et tuer économiquement le communisme. Dans la baisse du prix du pétrole, il y a des facteurs objectifs et d’autres subjectifs mais il ne faut pas dire que ce sont que des arrangements.
Les Allemands sont affolés par ce qui se passe. J’ai parlé avec le patron des patrons qui était proaméricains depuis très longtemps et m’a confié qu’il devenait de plus en plus antiaméricain. Il parle bien sûr en homme d’affaires. En Ukraine les Américains essayent de casser la concurrence allemande. Il y a deux sorties de crise possibles m’a-t-il dit. C’est l’inflation ou la guerre. Il n’y a pas d’inflation… Que nous reste-t-il ? C’est une analyse qui me taraude, car au-delà des phrases à la Bernard Henri Levy, il faut entrer dans le détail.
Oui, bien sûr, en grande partie.
Je n’aime pas beaucoup ce que dit Douguine qui ne pose jamais la question des prix. Il pense d’une part que la Russie doit dépenser énormément d’argent pour devenir une puissance militaire et faire parler la force des armes et d’autre part que le destin de la Russie est étroitement lié à celui de l’Asie. Suivant en cela une longue tradition d’intellectuels Russes. Il affirme que Pierre Le Grand a violé la Russie d’une certaine manière, en essayant de la rattacher à l’Europe, tandis que le destin naturel de la Russie est d’être eurasien en faisant éventuellement alliance avec la Chine, ou l’Inde, ou l’Iran, etc. Le problème, c’est que l’Asie est le continent de l’avenir. J’ai deux réticences. Toute ma vie, j’ai été persuadé que les racines chrétiennes de l’Europe et Tchaïkovski, Tolstoï, Balzac, les égéries, etc. fondaient des bases inébranlables. La Russie était éminemment européenne. Et je suis absolument certain que le destin de l’Europe face à l’islamisme passe par l’alliance de l’Atlantique à l’Oural. La réorientation de la Russie vers
la Chine et l’Asie pourrait répondre à un côté un peu illuminé de Poutine.
Un jour pendant l’affaire du putsch de Moscou, Chirac m’a parlé d’une de ses rencontres avec Deng Xiaoping. Ce dernier était contre l’idée d’un seul enfant dans les familles chinoises. Face à l’étonnement de Chirac, il lui a dit : « Détrompez-vous, nous avons la province du nord ». Le fondateur de la Chine actuelle, un visionnaire qui a déterminé pour de longues années la politique chinoise, disait à Chirac que la Sibérie était « la province du nord ». Aujourd’hui, la Sibérie, c’est 4 millions d’habitants et des richesses souterraines extraordinaires, de pétrole, de schiste, etc. dont l’extraction est facilitée par le réchauffement climatique. De plus, les femmes Russes de la région de Vladivostok préfèrent les Chinois depuis quelques années. Parce que les Russes picolent, ils ne rapportent pas le salaire, contrairement aux Chinois. Pousser la Russie à faire alliance avec ces gens-là sera mortel pour l’Occident. Demain, les choses seront irréversibles.
Ce qui est incontestable, ce sont les contacts avec des gens de Le Pen mais aussi avec les Grecs et d’autres. Il s’agit d’une théorie complotiste. Nous sommes loin de la réalité de la théorie fasciste des Russes. Marine Le Pen répète que l’alliance avec des pays comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, etc. est dangereuse pour la France, et que l’alliance naturelle doit se faire avec la Russie.
On ne doit pas non plus mésestimer l’analyse de la situation française. Il y a une théorie d’un journaliste français, Jean-François Khan, qui développe depuis longtemps l’idée selon laquelle Marine Le Pen peut gagner les élections, Hollande perdant au second tour, et Juppé et Sarkozy s’entretuant. Les contacts dont nous venons de parler se tissent en prévision de ce type de situation.
Je parlais tout à l’heure du côté un peu illuminé de Poutine qui pourrait se révéler dans le cas ou l’Europe se désagrègerait, dominée par la Russie. Il s’agit d’un fantasmes mais il s’avère que Poutine offre aussi une facette d’un philosophe un peu rêveur, or j’ai tellement peur qu’on applique des recettes de philosophes dans des questions de politique pratique ! Efforçons-nous de rester calme.
Il s’agit d’un verrouillage assez sophistiqué car Poutine n’est pas naïf. Il ne s’agit pas d’un régime totalitaire mais autoritaire. Il verrouille les médias d’une manière très banale. La télévision, financée par l’Etat, est à la botte de Poutine. Les voix nationalistes y ont accès, ce qui n’est pas le cas des voix critiques. Mais encore une fois, il faut nuancer. Les journalistes français parlent de censure. On peut dire que Poutine est un dictateur, mais il faut savoir que cette information ne va pas circuler. La presse significative est constituée essentiellement par la télévision et la radio, celle-ci comptant quelques stations critiques marginalisées. Poutine pense que l’époque durant laquelle la presse était libre, avec des débats d’idées, était une époque éminemment contre-productive qui a engendré la fin de la Russie, la fin de l’empire, la corruption omniprésente, le vol massif des biens nationaux.
Il faut les livrer ! Je suis d’avis qu’il faut calmer la situation, ce que l’on peut faire si l’on se met à parler posément avec les Russes. La réalité, c’est que les Russes ne veulent plus des Mistral. Les Coréens pourraient produire ces mêmes navires moins cher. L’establishment militaire était pour ce marché qui était une affaire symbolique. Comme je suis un écrivain français, je pense à l’argent de l’Etat français et me dis que ça coûtera cher de ne pas les livrer. Et puis il y aura des répercussions sur les ventes des armes.
Rafale à l’Inde et ailleurs. Vous savez, c’est un marché soutenu par l’opinion publique à 70% !
Il faut gérer la situation présente calmement, or les Américains font régner un climat véritablement hystérique autour de cette affaire. Pour éliminer les concurrents comme je vous le disais tout à l’heure. Avec Poutine, il faut avoir des rapports de force certes mais avant tout se mettre à la hauteur des enjeux, car créer une crise à l’intérieur de l’Europe est contreproductif.
La réalité est un problème d’analyse. Sans être économiste professionnel, mon sentiment est qu’il s’agit du 6° pays du monde qui avec le grand marché russe peut survivre autrement. Le rouble va baisser et le peuple Russe va souffrir, ce dont il a l’habitude, mais il va survivre. Cette survie peut passer par une réorientation définitive de l’économie russe vers l’Asie. Seulement, ça va laisser des traces et infliger une grande nuisance à l’Europe et à l’Occident.
La France peut jouer un rôle central car les vestiges de la politique gaullienne demeurent. Les intérêts vitaux de la France sont en jeu, avec la baisse de croissance en Allemagne, la baisse de croissance en Europe. Tuer l’idée de complémentarité entre le pétrole et le gaz russes et la technologie occidentale, tuer le pôle économique indépendant est absurde. L’Europe a sa partie à jouer. Au sein même de la crise, la France a joué un rôle très actif à la suite de ses grands visionnaires comme de Gaulle.
Il y a d’une part la fuite des investisseurs, occidentaux notamment. Il y a d’autre part les patriotes dans le domaine du business, et les autres qui essayent de faire sortir les capitaux. Le climat des affaires n’est pas propice aujourd’hui. J’ai mis les Russes en garde : « La Crimée va augmenter les prix et faire baisser le rouble. C’est le prix à payer. » Ils sont prêts à faire cet effort pour la Crimée. Je dis seulement que ce peuple qui a tant souffert au XX° siècle et qui a tué le communisme mérite notre estime. On peut aboutir
à la situation d’une Russie qui devient chinoise et d’un Occident qui en bave. Il ne faut pas oublier que l’alternative de Poutine aujourd’hui est beaucoup plus dangereuse. Il y a 10 000 têtes nucléaires et un potentiel militaire russe qu’il ne faut pas sous-estimer.
On voit des oligarques Russes qui ont gagné beaucoup d’argent il y a quelques années, qui soit s’opposent et on les met en prison comme Khodorkovski , soit n’ont plus du tout confiance dans l’économie, ce qui les conduit à investir dans des pays d’Europe ou d’Asie. Effectivement une partie des oligarques de l’époque d’Eltsine ont passé leur argent de l’autre côté. Les Russes les considèrent comme des voleurs. Les Russes vomissent cette période. Il faut dire que Poutine ne veut pas remettre en cause les résultats de la privatisation de l’époque d’Eltsine parce qu’il pense que ce serait la voie vers la guerre civile. Et il n’est pas seul. L’opinion publique est massivement pour l’idée de revenir à ce système. On est en présence d’ingrédients explosifs. C’est pour cette raison qu’il faut calmer les choses.
Poutine l’a stabilisée à sa manière en mettant un bandit à la place des autres bandits. J’étais assez critique envers l’homme politique mais il faut reconnaître que ce dernier a sa logique. Certes il y a en Tchétchénie la violation des droits de l’homme mais il ne faut pas se leurrer, il y a aussi une composante islamiste. Je suis partisan d’une politique d’un autre genre, mais je dois reconnaître que Poutine a stabilisé les choses et même aujourd’hui, le président Tchétchène Kadyrov est considéré comme un représentant de l’Islam de l’avenir. Il ne représente pas l’Islam mou et policé à la botte de Poutine mais un Islam vigoureux.
Le peuple russe est passionnément religieux. Il y a eu un regain énorme de la religion après la chute du communisme. La hiérarchie orthodoxe est devenue une composante essentielle de la politique de l’establishment de Poutine. Le vrai coéquipier de Poutine, c’est le patriarche Cyrille, assez vigoureux intellectuellement, et qui vient du même milieu. La tradition de la gestion de l’Eglise, c’est le lien avec l’Etat, commencé avec Pierre Le Grand, poursuivi avec Staline, à tel point que les Russes, qui aiment les blagues, disent que sur 11 membres du synode, il n’y en a qu’un qui n’est pas un général du KGB mais on ne sait pas lequel ! Plus sérieusement, le concept des valeurs chrétiennes, le concept de l’alliance entre l’Europe et l’Occident face au monde islamiste, le concept des valeurs de la famille ont été élaborés conjointement entre Poutine et le patriarche Cyrille. Il me semble que l’Eglise orthodoxe remplit à sa manière le vide laissé par la période communiste après sa chute.
Jean-Paul II était un visionnaire, un résistant et un grand diplomate. On a réussi à sortir du communisme parce qu’on a agi tranquillement, étape par étape. Jean-Paul II était historiquement un symbole de résistance au communisme, mais quand il a vu l’ouverture et notre démarche pour tuer le système, il nous a accompagnés. Je garde dans mon coeur un souvenir particulier de ce grand personnage.
Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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