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Général Pierre de Villiers : « Qu’est-ce qu’un chef ? »

Compte-rendu de la 95° rencontre du CERA du 4 février 2020

Présentation du Général Pierre de Villiers par Jean-Michel Mousset :  

Nous avons la chance aujourd’hui d’être accueillis au cœur de notre Grande Vendée par Monsieur le Président de la Communauté d’agglomération du Choletais, Monsieur Gilles Bourdouleix.

Notre invité exceptionnel pour démarrer cette année 2020 a fait ses études à l’Ecole Saint Cyr, il a ensuite commandé plusieurs régiments en France et en opérations extérieures, en Afghanistan notamment. Il a été instructeur de sous-officiers et d’officiers. Il a servi à l’Etat-Major et à l’instruction de l’Armée de Terre mais aussi à la Commission des Affaires Financières du ministère de la Défense. En 2008, il a été nommé Chef de cabinet militaire du Premier ministre, avant d’être son conseiller militaire. Puis Chef d’Etat-Major des Armées de 2014 à 2017. On se souvient de sa démission qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque. Il a écrit un premier livre « Servir », puis un deuxième livre en 2018 qui rencontre un grand succès « Qu’est-ce qu’un chef ? » qui a donné son titre à notre rencontre d’aujourd’hui.

 

Général Pierre de Villiers :         

Monsieur le Maire, Monsieur le Président cher Jean-Michel, Mesdames et messieurs, chers amis, permettez-moi de vous remercier de votre invitation à m’exprimer devant vous. Je connais la qualité des rencontres du CERA depuis de nombreuses années. Je salue également la Communauté d’Agglomération du Choletais, également partenaire de cette soirée. Merci Monsieur le Maire de votre accueil ici, dans cette magnifique salle.

Je suis content d’être ici à Cholet, dans une ville qui aime l’armée et qui l’a montré à plusieurs reprises. Je suis à quelques encablures de mon lieu de naissance, là où finalement, j’ai tout appris. Point fixe de ma vie de nomade au gré des garnisons dans lesquelles j’ai été affecté.

Vous êtes venus nombreux, c’est bon signe !

Je suis sensible à votre démarche de faire ici témoigner l’ancien Chef d’Etat-Major des Armées Françaises. Ce regard extérieur nécessairement un peu décalé est pour moi bonne façon de répondre à la complexité du monde d’aujourd’hui. Toute entreprise doit sortir de l’entre-soi.

Je vais essayer d’être à la hauteur du défi en vous apportant quelques éléments de réflexion et surtout de solutions concrètes. Les paroles c’est bien, les actes c’est mieux dans cette période extrêmement délicate que nous vivons aujourd’hui en ce qui concerne l’exercice de l’autorité.

Dans le livre dont je suis venu vous parler aujourd’hui « Qu’est-ce qu’un chef ? » j’ai essayé de tracer les grandes lignes de ce que je considère comme les qualités essentielles d’un grand dirigeant. Nous sommes maintenant à 160 000 exemplaires achetés, ce qui nous place parmi les 20 meilleures ventes de l’année 2018/2019. Pourquoi ce thème intéresse-t-il tant de lecteurs ? Peut-être parce que nous sommes tous chefs de notre propre vie. En tout cas cette problématique est jugée essentielle par nos concitoyens.

Si je suis content d’être là aujourd’hui, c’est aussi parce que j’accomplis ma nouvelle mission après ma démission, qui consiste à transmettre ce que j’ai appris pendant 43 années au service de la France et de l’armée, dont une dizaine au cœur de l’Etat. Je constate une grande parité de préoccupations entre ce que j’ai connu durant ma vie militaire et ce que je rencontre dans la société civile depuis bientôt 3 ans. Même contexte politico stratégique, mêmes problématiques de management, de leadership, de transformations de nos organisations, même révolution technologique, même pâte humaine, même jeunesse. Alors quelle est la ligne directrice que je vais développer ce soir autour de l’autorité ? Face à toutes les fractures que nous connaissons aujourd’hui, nous devons impérativement remettre la personne au centre des préoccupations de nos dirigeants, au cœur de notre société. Tout dirigeant est d’abord un serviteur des autres. Pour développer cette idée, je procéderai en 3 étapes. Nous commencerons par l’ennemi, je veux parler des facteurs de pression qui pèsent sur le dirigeant. Ensuite je vous donnerai des clés d’adaptation, des solutions en quelque sorte, que je propose. Enfin dans la troisième partie nous prendrons un peu de hauteur et parlerons des valeurs que les jeunes doivent avoir pour entrer dans l’armée, près de 25 000 aujourd’hui. Valeurs qui pourraient être utiles pour nos entreprises, nos associations, tout simplement pour notre société.

Aujourd’hui, nos dirigeants sont sous la pression de multiples facteurs. Le premier, c’est la tension issue d’une double conflictualité, le terrorisme islamiste radical et le retour des Etats puissances. Le terrorisme islamiste radical est une idéologie qui érige la barbarie la plus extrême non pas en moyen mais en fin. Celle-ci s’appuie principalement sur des jeunes qui se radicalisent lentement ou brutalement, en prison, sur les réseaux sociaux, dans les mosquées radicales, qui agissent individuellement ou collectivement au travers de réseaux comme celui qui nous a frappés au Bataclan en novembre 2015, commandé depuis Raqua en Syrie. Une idéologie transnationale qui s’appuie sur des mouvements divers, mobiles, mouvants géographiquement et mutants. Ces terroristes sont d’une violence inouïe, rien ne les arrête. Ils ont pour objectif de casser notre société et d’ériger le modèle islamiste radical en particulier dans nos pays européens. Les événements sont quotidiens. Ce ne sont pas des faits divers. Autrefois en Vendée on n’entendait pas parler de gars qui se promenaient avec des couteaux et qui égorgeaient des gens. Pourtant aujourd’hui on pille, on viole, on égorge, on exécute, on décapite partout dans le monde.

Simultanément à ce terrorisme, nous assistons au retour des Etats puissances qui constituent la deuxième ligne de force importante. Ce sont pour l’essentiel d’anciens empires qui cherchent à regagner leur influence perdue, qui font régner sur le monde des zones de tension extrêmement importantes, comme par exemple en mer de Chine, pas seulement à cause de la Corée du Nord. On le voit aussi au Levant, pas seulement autour du seul dossier Irako-Syrien. On voit aussi ce qui se passe en Afrique du Nord avec les Printemps arabes mal gérés et mal digérés. Regardez aussi la situation en Libye aujourd’hui, un chaos complet, une division profonde dont on avait oublié l’histoire, la Cyrénaïque, la Tripolitaine, le Fezzan. Le monde est sous tension car ces Etats qui ont une stratégie de long terme veulent imposer leur objectif. 50 ans pour la route de la Soie, 20 ans pour l’éradication des Kurdes, l’éternité pour les Chiites en Iran et pour l’Arabie Saoudite Sunnite, 20 ans pour la Russie orthodoxe. Ces pays, on le voit bien pour l’Empire Ottoman ces jours derniers, s’affrontent, quand nos pays européens ont une stratégie de très court terme qui vise en gros la prochaine élection. Ces pays ont réarmé, de 5 à 10% en une dizaine d’années quand nos pays européens savourent les délices des dividendes de la paix depuis la chute du mur de Berlin en 1989. C’est cette différence de pression entre nos pays européens et ces Etats puissance qui s’avère très préoccupante. Ces deux lignes de conflictualité sont distinctes sans être disjointes. Regardez la Syrie aujourd’hui, sur 15 km de côté, vous avez des soldats Syriens, Kurdes, Américains, Turcs, Iraniens. Tous sont officiellement présents pour combattre le terrorisme. En réalité, ils ont chacun leur agenda national, de long terme pour l’essentiel. On peut ajouter à ces lignes de conflictualité l’émigration incontrôlée – je rappelle qu’en 2050, nous aurons 1 milliard de plus de migrants, alors qu’ils sont déjà 1,4 milliard aujourd’hui. On peut aussi évoquer les désordres climatiques sur l’eau, le sol, l’air, la faune et la flore. Vous constatez alors que le monde est plus ou moins dangereux selon les experts. En tous cas, ce monde apparaît comme plus instable, jusqu’à ce que nous arrivions peut-être à un point de bascule comme l’histoire du monde nous en montre plusieurs exemples. Le principe d’un point de bascule, c’est qu’on ne sait pas exactement quand on peut se casser la figure. Un mot pourrait résumer ce premier facteur qui pèse sur chacun d’entre nous, c’est l’ambiguïté. Ambiguïté entre des états qui se conduisent comme des bandes armées et des bandes armées qui se prétendent être des états. Ambiguïté en ce qui concerne nos frontières qui sont dépassées dans leur sécurité, ambiguïté du fait de la mondialisation, on le voit avec le coronavirus, ambiguïté entre l’irrationalité de l’émotion et la rationalité politique, ambiguïté entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Je l’ai vécu de façon très prégnante après les attentats de 2015. Il y a un lien entre cette défense à l’avant que nous faisons à l’extérieur et ce que nous vivons à l’intérieur. Ambiguïté entre la guerre – je ne peux honnêtement pas vous dire que nous sommes en paix – et la paix parce qu’aucun pays ne nous a déclaré officiellement la guerre. Nous sommes dans un monde qui n’a pas accouché après les deux ruptures stratégiques majeures que nous avons vécues. La première a été la chute du mur de Berlin en 1989 qui a signé la fin de l’ordre bipolaire pour laisser la place à un monde multipolaire, la deuxième s’est révélée lorsque les deux tours américaines ont été abattues, signant l’apparition du terrorisme de masse en 2001. Ce monde multipolaire n’a pas trouvé son équilibre et les organisations internationales chargées de réguler cet ordre n’y arrivent plus, immobilisées par leur taille. L’OTAN et l’Union Européenne ne parviennent pas à suivre le rythme du temps dont je vous reparlerai.

Premier facteur, ce monde en fusion, en confusion, perturbe le développement international de nos économies, de nos entreprises, et peut-être pire, inquiète nos concitoyens. On sent bien que ça peut exploser à tout moment. Nicolas Baverez a écrit un livre sur ce sujet, « Danse sur un volcan »..

Deuxième facteur, le temps. Le temps nous presse, nous stresse. On ne réfléchit plus aujourd’hui. On ne prend plus le temps. Ma principale difficulté quand j’étais Chef d’Etat-Major, ce n’était pas la conduite des opérations ni l’évolution du management, sachant que 50 000 postes ont été supprimés en 7 ans, entre 2008 et 2015, soit 25% des effectifs, simultanément à la gestion des opérations au sein desquelles nous étions très fortement engagés, avec des morts et des blessés en Afghanistan, en Afrique et au Moyen-Orient. Il ne s’agissait pas non plus des relations internationales militaires qui occupaient 30% de mon temps en raison de notre monde très interdépendant. Ce n’était pas non plus ma quatrième responsabilité de Chef d’Etat-Major qui concerne les relations avec les autorités politiques qui ne sont pas toujours très simples. Ma difficulté, c’était l’agenda. Faire rentrer dans la valise du temps l’édredon des tâches à accomplir. Un agenda changeant, vibrionnant. On n’a même plus le temps de se parler. Dans certaines entreprises, on ne se serre même plus la main. On ne se connaît plus. On n’est plus dans la stratégie du temps long mais dans la tactique du temps court. On n’est plus dans l’objectif, dans la fin, le quoi, mais dans les moyens, le comment. On a perdu la politesse de l’exactitude, la politesse des rois. Je vous assure que les dirigeants n’arrivent plus à l’heure, tellement ils sont pressés. Je crois qu’on ne pourra pas continuer longtemps ainsi. On veut tout, tout de suite, on a perdu la notion de durée. Il faut du temps pour les grands projets. On a commencé à réfléchir sur la construction du Suffren, le nouveau sous-marin de la Marine nationale du programme Barracuda il y a 20 ans. Dans l’armée, nous avons cette notion de temps. Les jeunes n’en reviennent pas quand on leur parle de ça. J’aime beaucoup cette phrase prononcée par un Afghan lors d’une réunion publique « Mon général, vous avez la montre, nous avons le temps. » Elle est symbolique de nombreuses de nos interventions dans le monde. Je crois que nous devons maîtriser ce facteur, sinon nous allons tous devenir cinglés. Cette dimension du temps s’accélère en raison des évolutions technologiques.

Le troisième facteur concerne précisément cette évolution technologique. La vie quotidienne se digitalise. Le portable, dont on ne peut plus se séparer, est devenu insupportable. Bien sûr c’est un grand progrès. J’ai constaté le changement qu’on doit aux systèmes d’informations modernes dans la conduite des opérations militaires, avec cette digitalisation. Mais il existe aussi un risque avec une sorte de e-exclusion, en particulier des générations les plus anciennes qui n’arrivent plus à suivre. L’intelligence artificielle, augmentée, présente également des intérêts et des risques. L’homme doit absolument garder la main. On avait les technocrates, on aura les algocrates avec les algorithmes. Je crains que ce ne soit pire. La cyberguerre est partout. L’armée française est très en pointe à cet égard depuis 2009, dans le peloton de tête avec les Américains et les Britanniques. On oublie souvent que le principal problème en termes de cyberguerre ou cyberdéfense se situe entre le siège et le clavier. L’espace offre également une nouvelle dimension de manœuvre et de guerre. Certains métiers sont supprimés, d’autres évoluent. Tout ceci presse et inquiète les responsables, les chefs d’entreprise. Regardez l’impact des réseaux sociaux sur nos sociétés, sur notre organisation médiatique. Il s’agit d’une révolution totale. Avec des points positifs. On peut par exemple quasiment tout apprendre sur les réseaux sociaux. On ne discute certes pas son époque, on l’épouse, mais on la façonne, on la maîtrise et on la conduit.

Le quatrième facteur, capital, est la crise de l’autorité, du pouvoir, qui éloigne le dirigeant de l’exécutant. Un fossé s’est creusé entre ceux qui décident et ceux qui exécutent dans notre société française, dans nos associations, dans nos clubs de sport, partout. Parce que cette autorité ne va plus de soi. Ce sont les conséquences incontestables de mai 68 avec son slogan « Il est interdit d’interdire ». On a fêté le cinquantième anniversaire de ces événements, il me semble qu’il est grand temps de passer à autre chose. La mondialisation complexifie, tout est interdépendant, tous les sujets que j’évoque sont mondiaux. Au bilan, il y a l’homme et la femme qui se sentent un peu ignorés et se demandent s’il y a un pilote dans l’avion. Au cours de mes déplacements, on me pose souvent la question « Mon général, mais qui décide dans tout ce merdier ? » Il est vrai que la proximité diminue. On a affaibli les fameux corps intermédiaires en en supprimant. Parmi ces corps intermédiaires figurent les maires qui ont heureusement encore la confiance de la population. Ce fossé est dû à une perte de confiance et au climat social actuel très inquiétant. Les Gilets jaunes n’étaient pas un mouvement social mais une crise sociétale. Le sujet en profondeur n’est pas réglé. Notre Etat est devenu l’alpha et l’oméga et la nation est le condisciple de cet Etat, alors que l’organisation d’un pays repose sur une nation, une communauté d’hommes et de femmes qui acceptent de vivre ensemble selon des valeurs communes sur une terre, un territoire, qu’on appelle la patrie, qui provient d’un héritage. L’Etat est chargé d’organiser la vie de la cité. Aujourd’hui, l’Etat est devenu la finalité avec deux piliers principaux que sont le droit et la finance. Les citoyens ont du mal à y trouver leur place. Ils votent, élisent des hommes et des femmes, leur donne mandat, et ne récupèrent pas ce qu’ils sont en droit de récupérer, le plaisir de vivre ensemble. Cette crise de l’autorité ne date pas d’aujourd’hui mais deux pelleteuses creusent de chaque côté. L’administration d’une part, qui est en principe là pour rendre les gens heureux. Ce n’est pas le sentiment que j’aie. J’ai créé ma société il y a deux ans après avoir démissionné, et je reçois toutes les semaines des papiers incompréhensibles. Heureusement que j’ai un excellent expert-comptable qui sait lire cette langue. La deuxième excavatrice, c’est le juridisme, une autre forme de langue qu’ils parlent entre eux. Lorsqu’un problème se présente aujourd’hui, on fait une loi. Une fois qu’elle a été votée, on se sent mieux. Pour le citoyen, rien de change puisque la loi ne s’applique pas tant que le décret ministériel n’est pas mis en œuvre. Mais ce dernier n’est pas mis en œuvre tant que ne l’est pas l’arrêté ministériel, qui généralement cache le diable qui se trouve dans les détails. Le cycle complet s’effectue environ sur une année. Ce qui devrait être le serviteur devient en réalité le maître. Je suis évidemment pour un pays organisé et le respect de la loi, mais quand celle-ci devient complètement pléthorique et incompréhensible pour les non-spécialistes, je dis qu’il y a danger et qu’on creuse toujours plus le fossé. Sur l’administration et le juridisme, je n’ai pas de recette, sauf cette phrase citée un jour par un sous-officier « Mon lieutenant, on ne discute pas avec une brouette, on la pousse. » Il faut quitter cette France du guichet unique, cette France du répondeur téléphonique, il faut revenir à la France de l’homme et de la femme.

Le cinquième facteur, c’est l’individualisme, au sommet et à la base. On est dans le tout à l’ego. C’est le ravage des écrans, on communique par écrans interposés. Au lieu de convoquer la personne pour lui dire ce qui va et ce qui ne va pas, pour quelle raison on pense se séparer de lui, on le licencie par mail. On ne sait même plus le dire. On a la maladie de l’individualisme et on part sur de fausses pistes, le découragement, le laxisme, la passivité, la lâcheté. On est finalement comme l’exprime joliment le pape François « dans une mondialisation de l’indifférence ». Je crois qu’il faut quitter cette approche individualiste, cette recherche du plaisir si fugace, pour retrouver le vrai bonheur qui passe par le collectif. Car l’être humain trouve le bonheur dans l’esprit de groupe, la solidarité.

 

Comment se sort-on de cette situation merdique ?

Je vous propose 4 mots qui me semblent importants pour être au clair.

La confiance pour retrouver l’adhésion. Je fais une comparaison avec le football que j’aime bien. Didier Deschamps est un vrai chef. Nous avons été champion du monde non pas parce qu’on a pris les meilleurs joueurs mais parce que Deschamps a sélectionné la meilleure équipe. Cette équipe avait le meilleur degré de confiance entre les joueurs, et entre les joueurs et les entraîneurs. La confiance est le premier carburant de l’autorité. Un bon chef, c’est un absorbeur d’inquiétude et un diffuseur de confiance. C’est celui qui suscite « l’obéissance d’amitié » comme le disait le Général Frère, là où l’adhésion l’emporte sur la contrainte. J’obéis à mon chef parce que c’est un ami et que j’ai de l’estime pour lui. La confiance, c’est ce qui permet la délégation, celle-là même qui évite la thrombose, la concentration de pouvoirs et l’erreur du dirigeant qui pense que ce sera toujours mieux fait par lui que par les autres. La délégation, c’est ce qui crée l’imagination, l’innovation. C’est le cercle vertueux. C’est finalement créer l’engagement dans une entreprise. Dans une entreprise, on peut rationaliser, créer l’organisation, mener tous les processus possibles, ça ne marchera pas s’il n’y a pas la performance humaine, l’engagement dans la confiance. Je crois qu’on devrait mettre des indicateurs de performance humaine, comme on le fait dans la finance avec les processus, le contrôle de gestion, etc. Est-ce que les gens sont contents de venir au boulot le matin ? Si l’individu est heureux de retrouver ses collègues, c’est autre chose. Je l’ai constaté, les unités capables d’être invincibles, c’était celles au cœur desquelles existait cette confiance.

L’autorité est le deuxième mot. Ce n’est ni la dureté froide ni la mollesse tiède, qui sont les deux extrêmes. L’autorité vient du mot latin auctoritas, augere, qui veut dire « augmenter, faire grandir ». C’est ce mouvement-là. La plupart des gens pensent que l’autorité c’est « Je décide, il exécute ». Ça c’est de l’autoritarisme émanant d’un petit chef. Je préférais que les gens aient déjà exécuté l’ordre avant que je ne le donne. C’est ça la finalité du chef. Dans certaines de mes unités, au bout de 18 mois, je n’avais même pas besoin d’ouvrir la bouche, chacun était à sa place et les choses se faisaient naturellement en appliquant la subsidiarité. Chacun réagissait et décidait à son niveau de responsabilité. Voici les 4 mots, qui commencent tous pas un c, qui définissent le processus d’autorité pour prendre une décision.

J’en profite pour vous citer une petite phrase qu’un supérieur m’avait glissée quand j’étais capitaine « On est commandé par des cons, patience, votre tour viendra. » Il était visionnaire, j’ai fini Chef d’Etat-Major !

La stratégie est le troisième mot. Dans l’armée, on est plutôt des stratèges parce qu’on nous apprend tout jeune que pour gagner la guerre, il faut gagner des batailles, mais ça ne suffit pas. On a gagné beaucoup de batailles et on a perdu beaucoup de guerres. Nous sommes des hommes et des femmes de paix, des pacifiques, parce que l’on connaît le prix de la guerre. Revenons à la stratégie. Pour l’entreprise, ayons des plans stratégiques pluriannuels, pas simplement pour l’année, avec une vraie analyse des risques, dans leur intensité et leur probabilité d’occurrence. Les risques ne sont pas accablants, au contraire ils sont rassurants parce qu’ils ont été analysés. Aujourd’hui, on vise surtout le risque zéro, ce qui aboutit à ce qu’on ne fasse rien. La stratégie et non pas la tactique du petit boutiquier. Revenons à des objectifs de long terme, de l’autre côté de la ligne de crête. Il m’arrivait très souvent de poser cette question au Président de la République, et j’en ai connu plusieurs « Vous voulez cette action armée, d’accord, je vais vous faire plusieurs propositions dans ce sens, mais quel est votre objectif stratégique ? Comment restaurera-t-on la paix après ? » La stratégie doit absolument être restaurée.

Le quatrième mot est anglais, leadership, qui recouvre plus de choses que nos mots français. Il s’agit des qualités du chef. Le chef c’est la voie, celui qui trace le chemin, et la voix, qui entraîne avec son charisme. Dans les entreprises aujourd’hui, la grande mode, c’est de trouver le sens. C’est vrai que les jeunes attendent cela. Quittons la mode pour revenir au bon sens. Pour trouver le sens, il faut faire appel au bon sens. Je vais vous donner les qualités du chef en vous proposant 5 mots.

Au-delà de la compétence – Napoléon disait qu’il n’y a rien de pire que d’exercer un métier qu’on ne connaît pas et il avait raison – la première qualité dont je veux vous parler, c’est l’exemplarité. Elle n’est pas suffisante mais elle est indispensable et éliminatoire. Or cette qualité est difficile, astreignante. J’ai toujours essayé d’être exemplaire, même au-delà de ce que j’exigeais de mes subordonnés. Cela concerne également les écarts de salaire immenses que l’on observe aujourd’hui qui ne sont pas exemplaires. Cela signifie aussi égalité d’humeur, comportement équilibré, stable au cap comme disent les aviateurs. Si l’on n’est pas capable de ça, il ne faut pas prendre des responsabilités. On a des droits mais on a d’abord des devoirs.

La deuxième qualité, c’est l’authenticité. Le monde aujourd’hui se berce d’éléments de langage, de communication, mais la vie n’est ni une comédie ni une tragédie, on n’est pas en représentation. Il faut dire ce qu’on pense. C’est ce que j’ai fait et j’ai terminé Chef d’Etat-Major. C’est ce que je disais à mes sous-officiers « Soyez naturel, soyez libre ! » L’essentiel est d’avoir un style et d’être prévisible. Chacun selon sa personnalité. J’aime le foot parce qu’on n’a pas de surprise en faisant rebondir le ballon. Au rugby, ce qui m’agaçait, c’est le rebond du ballon.

La troisième qualité, c’est l’optimisme, l’enthousiasme, la passion. Croyez-vous qu’on emmène des jeunes de 20 ans issus de notre société d’aujourd’hui jusqu’au sacrifice suprême avec l’intelligence ? On les emmène vers le bien, le vrai, le beau, au bout du monde avec les tripes, la passion, le charisme. Il ne faut pas être « celui qui ploie sous le poids des emmerdes qui volent par escadrilles » comme disait Chirac.

La quatrième qualité est un peu en voie de disparition ces dernières années. Il s’agit de l’humilité, la modestie. Plus vous montez dans la hiérarchie, plus vous devez avoir un contrepoids d’humilité, sinon vous pourriez croire que vous êtes un mec génial, au destin singulier, supérieur, que rien n’arrêtera, et vous pourriez devenir dangereux. Parmi les contre-pouvoirs que j’ai mis en place, il y avait ma famille. Le soir lorsque je rentrais de ma journée de Chef d’Etat-Major durant laquelle j’avais vu les plus grands de ce monde, je commençais à raconter ma journée et mes enfants me disaient que j’étais sympa mais qu’il y avait le lave-vaisselle à vider. D’aucun devrait vider leur lave-vaisselle un peu plus souvent ! Poussé à l’extrême dans la modestie, vous avez l’humour, pas la dérision mais le recul par rapport à soi-même, capital, y compris dans les situations les plus difficiles. Un chef triste est un triste chef. On peut faire passer beaucoup de choses par l’humour. Il y en a qui sont naturellement plus ou moins doués mais ça devrait se travailler un peu plus dans nos grandes écoles.

La cinquième qualité, c’est d’être ouvert, tourné vers les autres. Non pas être un homme de pouvoir mais un homme de responsabilité. Toute autorité est un service. Sur les frontons de nos écoles j’aimerais voir écrit « La vraie richesse est chez les autres ». Le jour où j’ai compris ça, j’ai changé ma vie professionnelle.

Voici quelques recettes concrètes pour partager avec vous en toute humilité ce que j’ai vécu comme Chef d’Etat-Major.

Après ces solutions concrètes, je vais maintenant aborder les valeurs. Celles qui font que 25 000 jeunes rentrent chez nous dans l’armée tous les ans, qui sont des valeurs d’entreprise ou de société aujourd’hui.

L’institution militaire est une institution de valeur et de valeurs. Valeur au singulier car nous avons conservé ce trésor un peu disparu, qui est l’ascenseur social – ou plutôt l’escalier social. Quelqu’un m’a dit un jour « Si vous permettez Général, vous parlez d’ascenseur social, mais un ascenseur ça monte tout seul. Moi j’ai pris l’escalier social. » Escalier social qu’il faut absolument restaurer le plus vite possible pour donner de l’espérance. Au sein de la fonction publique aujourd’hui, les catégories C n’ont pas beaucoup d’espérance dans notre système actuel. Et qu’ils fassent bien ou qu’ils fassent mal, le même traitement leur sera appliqué. A la fois en rémunération et en profil de carrière. Comment voulez-vous susciter la performance et la motivation ? L’armée est également une institution de valeurs au pluriel. Je vais vous en développer quelques-unes :

Voilà ce que j’avais envie de partager avec vous. Des valeurs partagées par notre jeunesse à condition de respecter cet équilibre entre humanité et fermeté.

Trois mots me semblent clés aujourd’hui. Pas seulement pour l’entreprise mais plus globalement pour notre pays et notre société. J’arrive à un âge où je peux donner 3 conseils que vous écouterez ou pas, sachant que la jeunesse a le temps d’étudier la sagesse et que la vieillesse a le temps de la pratiquer.

Le premier mot constitue la colonne vertébrale de toute l’action que je veux mener maintenant et jusqu’à mon dernier souffle, remettre la personne au centre des préoccupations. Répondre à la déshumanisation en ayant de nouveau le souci des autres. L’intelligence du cœur, la générosité. C’est pour cette raison que je trouve injuste le procès fait à la classe politique, car on y trouve beaucoup d’hommes et de femmes, surtout localement, qui se dévouent corps et âme, avec une approche profondément humaine, et pas seulement pour être élus ou réélus. Les clés de l’engagement, c’est la différence entre réussir sa vie ou réussir dans sa vie.

Un peu plus loin, vous arrivez à l’unité. Nous n’approvisionnons pas suffisamment ce monde fracturé. On ne construit rien sur la division. Revenons au pardon, creuset de notre civilisation, à la bienveillance, à la compassion, et pratiquons la réconciliation. Il est grand temps. L’unité de vie entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. Les grands hommes d’Etat, les grands capitaines d’industrie, les grands entraîneurs sportifs, ont toujours été des rassembleurs. Prenez Clémenceau avec l’Union Sacrée, Delattre de Tassigny avec l’amalgame qui a mené à la victoire, le Maréchal Leclerc qui a eu l’honneur de diriger la Deuxième Brigade Blindée, successeur de la Deuxième Division Blindée. Le Maréchal Leclerc qui au cœur de la Débâcle, par 45° en plein désert libyen d’aujourd’hui, s’adressait à ses soldats en guenilles « Nous ne nous arrêterons que lorsque le drapeau français flottera au sommet de la cathédrale de Strasbourg. » Le Serment de Koufra.

Quand vous poussez la dernière porte de la maison, vous trouvez l’espérance. Je ne comprends pas cette désespérance et cette sinistrose ambiantes actuelles. Quand j’allais à l’étranger comme Chef d’Etat-Major, j’étais reçu comme un chef d’Etat. Seuls deux chefs d’Etat-Major sont reçus de cette manière. L’Américain et le Français. L’armée française était la première armée engagée en opérations du monde occidental derrière les Etats-Unis. La première en Europe. Elle était admirée, respectée, même par nos adversaires. La France est un grand pays, avec une grande histoire. Aujourd’hui on passe sa vie à faire repentance, mais moi je suis fier de l’histoire de mon pays. On a régné sur le monde entier. La France a des entreprises incroyables. On arrive à résister dans le marché mondial avec 60% de charges obligatoires ! Il n’y a que les Français pour faire ça. Regardez cet exemple de la Vendée, du Choletais, quasiment pas de chômage, un dynamisme incroyable, de l’imagination. Quittons ce déclinisme, ce pessimisme, retrouvons ce qui fait la fierté du collectif. Retrouvons déjà ce mot, la fierté française. Regardez l’incendie de Notre-Dame de Paris, la victoire de l’Equipe de France. Il y a en France aujourd’hui des petites lumières qui s’allument. Nous devons les identifier et les encourager. Elles pourront devenir un jour de grands projecteurs. Gardons le feu sacré, la France n’est pas n’importe quel pays. Il me revient deux citations, l’une de Saint Augustin qui disait « Seul celui qui brûle en lui-même peut allumer le feu en l’autre. » Une autre plus pragmatique pour des chefs d’entreprise, de Bernanos « L’espérance n’est pas un optimisme mais un désespoir surmonté. »

Je crois dans la jeunesse de France, notamment dans celle des moins de 30 ans, qui sont difficiles et différents. Mais je pense qu’ils ont enfin rompu avec cette logique qui nous a anémiés depuis 50 ans. Ils veulent de l’engagement, et si on les cadre bien, si on les guide bien, si on les oriente avec humanité et fermeté, on les emmènera au bout du monde. Aimons notre jeunesse, elle nous le rendra. Pour finir, je vous rappelle qu’espérance rime avec France !

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Les questions du public :

 

C’est un beau programme politique ! Je ne m’attends pas à ce que vous me répondiez, toutefois pour les Français et la France, envisagez- vous un engagement politique ?

Je vous remercie de votre question. Là-dessus je suis extrêmement clair, quand je dis « Je ne ferai pas de politique et je ne me présenterai pas aux élections », je ne fais pas de billard à quatre bandes. Mais plus je le dis, moins vous me croyez ! C’est infernal.

J’ai envie de transmettre ce que j’ai appris, je pense avoir des choses intéressantes à dire et la salle pleine en témoigne. J’ai envie de m’exprimer pour participer à la transformation de notre pays, de notre société, et être utile à notre pays. Je ne ferai pas de politique, je suis un soldat, c’est une autre forme d’engagement. J’ai beaucoup de respect pour les politiques qui, à leur façon, servent leur pays. Moi j’ai envie de servir en faisant état des enseignements que j’ai pu tirer de ma vie professionnelle, en particulier des années au sommet de l’état, sans arrière-pensée.

Je vous remercie de l’estime que vous me portez et je saurai réfléchir au moment opportun, en fonction des évènements, mais très franchement, compte-tenu de ma position en l’état actuel, je ne me présenterai pas aux élections car je ne suis pas un homme politique au sens politicien du terme. Je fais plutôt de la politique avec un grand P quand il s’agit de participer à l’évolution du monde et de notre pays.

 

Vous avez peu parlé de formation, ne pensez-vous pas que c’est un problème fondamental ?

Si, il est bien sûr difficile en une heure de parler de tout. J’ai évoqué la formation à plusieurs reprises mais je n’en ai pas parlé effectivement. Une des raisons de la qualité de l’armée française d’aujourd’hui est que nous avons conservé notre architecture de formation en dépit des coups de boutoir de Bercy depuis vingt ans. A grand renfort d’indicateurs et d’analyses pour disséquer le système de formation, Bercy entendait faire des gains de productivité, en clair faire des économies. Nous avons toujours réussi à conserver la charpente. Nos amis Américains qui ont pour l’armée française la plus grande estime, admirent en premier lieu notre système de formation qui arrive, en quelques années, à donner un moule de comportement à nos soldats. La conséquence est leur comportement irréprochable. Cette déontologie, cette éthique, sont l’honneur du soldat français, c’est le fruit de notre système de formation. Formation initiale pour les hommes de rang, les sous-officiers et les officiers, formation complémentaire aux différentes étapes de leur carrière. La formation est discriminante car à chaque étape, il y a un jugement et une orientation. Les meilleurs arrivent à grimper. La force de l’armée française est celle de son système de formation, qui coûte cher mais apparaît comme essentiel.

Dans la société française, notre système d’éducation, de formation n’est pas optimal, c’est le moins que nous puissions dire. Nous sommes dans une bonne direction avec la croissance de l’alternance, mais nous sommes encore loin de ce que font nos amis Allemands. Clairement, c’est une des meilleures formations pour, en particulier, les jeunes qui ne sont pas attirés par la scolarité longue. Nous avons à mener une vraie réflexion sur nos systèmes de formation.

Formation aussi de nos élites, nos grandes écoles sont techniquement remarquables, il en sort des responsables instruits mais ils leur manquent une chose, la formation humaine, la formation au management, la formation à la décision. Peut-être manque-t-il aussi des périodes concrètes pour que ces jeunes, garçons et filles, avec des niveaux de responsabilité élevés puissent pendant leur circuit de formation être au contact concret des réalités de terrain. Certaines entreprises quand elles recrutent un futur cadre fortement diplômé le mettent pendant deux mois à la chaîne, c’est le cas de Michelin par exemple et je crois que c’est excellent. J’ai eu la chance de faire un stage de sous-officier pendant un mois et précédemment j’avais été, pendant un mois, militaire du rang avec le grade de caporal. J’y ai appris comment monter la garde, comment se déroule le service de semaine, j’y ai appris les rudiments du soldat. Je sais ce que c’est.

Je pense que le système, pour nos cadres, devrait se réajuster sur ce plan-là.  Nous devons porter une vraie réflexion sur la famille, l’éducation, la formation, la formation professionnelle, avec une vision stratégique. Que voulons-nous obtenir comme qualité ? Et ensuite nous déclinerons les moyens pour y arriver, à partir de la société d’aujourd’hui, qui n’est pas celle d’il y a dix ans.

 

Je suis étudiant en politique sociale et je fais un mémoire sur le royalisme. Je voudrais avoir votre opinion sur le royalisme et sur une figure royale qui pourrait avoir un rôle d’arbitre dans la société.

Je n’ai pas écrit de rapport sur le royalisme. L’Histoire est intéressante dès lors qu’elle sert à construire l’avenir et je crois qu’aujourd’hui nous nous trompons un peu sur la façon dont nous enseignons l’histoire, en particulier pour construire la personnalité de nos jeunes. Elle se construit notamment par la connaissance de son pays, par la connaissance de son histoire. L’Histoire n’a pas commencé en 1789, elle a commencé bien avant. La France s’est construite depuis la Gaule par étapes successives.

Je suis un passionné d’histoire, je suis un littéraire et j’ai la chance d’avoir eu des professeurs d’histoire remarquables. Dans la période que nous vivons aujourd’hui, avec les démocraties occidentales en difficulté du fait de la crise de confiance en nos dirigeants, il est intéressant d’étudier l’Histoire. La France de la monarchie puis la France de l’Empire constituent notre patrimoine historique, nous ne choisissons pas notre patrimoine. A ce titre, votre démarche est intéressante. Il faut réfléchir à notre fonctionnement démocratique car il ne me semble plus totalement en adéquation avec la situation que nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas la démocratie qu’il faut contester, c’est la façon dont nous la mettons en œuvre. Nous devons mener une réflexion pour renouer le lien entre le peuple et ses dirigeants. Emmanuel Macron l’a dit : « Je n’ai pas réussi à renouer la confiance entre le peuple et ses dirigeants ». Il faudra le faire et y arriver car c’est le principe de la démocratie « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ».

Quand nous sommes à la tête d’une entreprise, nous n’existons que pour l’entreprise et ses salariés et non pas d’abord pour les actionnaires.

Notre régime démocratique doit réfléchir sur la façon de s’adapter car la crise que nous vivons en France l’impose comme dans, je vous le rappelle, beaucoup de pays européens en crise démocratique.

 

La France est une monarchie élective, non ?

Je vais devoir vous rappeler les fondamentaux. Un Président préside, un Premier Ministre gouverne et les ministres mettent en œuvre la politique gouvernementale. Les fonctionnaires, aux ordres du gouvernement, exécutent la politique définie par les ministres.

 

Nous avons l’impression, mon Général, que des entreprises deviennent plus puissantes que les Etats. Quelles réflexions pouvez-vous avoir sur ce bouleversement majeur quand nous voyons que les entreprises, notamment avec le numérique, sont en mesure d’être des menaces encore plus importantes que celles que vous avez évoquées précédemment.

Vous avez raison, cela fait partie des évolutions liées à la mondialisation qui accompagnent la baisse de confiance des citoyens dans la capacité des dirigeants à prendre des décisions adaptées aux différents problèmes qui les concernent. Je vous rappelle que les dirigeants sont chargés de s’occuper des citoyens, du bonheur des citoyens, tout le reste n’est qu’accessoire.

Le phénomène des GAFA. Bien sûr, un pays peut mettre en œuvre un certain nombre de lois pour se protéger. Mais là, nous abordons la difficulté de notre organisation internationale. Aujourd’hui ni l’ONU, ni l’OTAN, ni l’Union Européenne, ni l’OCDE, ni les organisations internationales qui ont une part de la souveraineté des pays, ne sont capables de juguler le développement des GAFA.

C’est bien sur le plan international qu’il faut traiter le problème des GAFA et je préconise que les organisations internationales s’occupent des grands sujets et arrêtent d’ennuyer le monde avec les petits sujets comme les boîtes de camembert. Les GAFA, la sécurité, l’immigration, le dérèglement climatique… sont les sujets dont devrait s’occuper l’Europe, plutôt que de cette régulation administrative et financière dans laquelle nous sommes lancés.

Les grands problèmes sont transnationaux et les Etats seuls ne peuvent les résoudre. J’appelle de mes vœux une coopération européenne la plus urgente possible, inter étatique, à géométrie variable, pour s’occuper des grands projets concrets. Comment coopérons-nous avec les GAFA ? Comment jugulons-nous la puissance des GAFA ? Comment nous en protégeons-nous, chacun, chaque pays, dans sa souveraineté ? Ça c’est un vrai objectif, une vraie stratégie pour les dix ans qui viennent, plutôt que de s’occuper de la réglementation et de ces petits sujets qui devraient rester au niveau de chaque pays. Il y a trop à faire et c’est urgent. Nous avons besoin de cette coopération européenne.

Prenez la défense européenne. Nous avons tendance à croire que nous allons faire une armée européenne. J’ai été en opération où je commandais quinze pays, je sais comment cela se passe. Nous n’aurons jamais une armée européenne fusionnée, cela n’existe pas. Les mots ont un sens, vous ne mettrez pas dans une même unité des Bulgares, des Tchèques, des Polonais, des Portugais, etc… Vous les mettrez les uns à côté des autres, mais pas dans la même unité. Toutefois, nous pouvons faire un projet inter étatique et nous pouvons faire la guerre ensemble, cela fonctionne. Il faut retrouver le sens de la coopération inter étatique, internationale, pour résister à l’expansionnisme des GAFA. C’est un grand sujet qui doit nous encourager à coopérer. Arrêtons d’ennuyer les citoyens avant qu’il ne soit trop tard. Trop tard car nous aurons perdu notre souveraineté européenne et française, trop tard parce que les citoyens auront cramé les locaux à Bruxelles. Cela va se terminer comme ça.

Les GAFA sont un grave sujet auquel nous ne pouvons répondre qu’avec une réponse stratégique.

 

Vous avez parlé des tensions internationales et vous avez cité des Etats puissants mais vous n’avez pas cité les Etats-Unis, pourquoi ?

Je considère que les Etats-Unis aujourd’hui sont dans la catégorie des Etats puissants. Les Etats-Unis sont nos alliés et aujourd’hui, si nous prenons l’exemple des interventions armées, sans les Etats-Unis il serait difficile de poursuivre les opérations que nous menons, en particulier dans les domaines du transport aérien, du ravitaillement en vol, du renseignement, des drones.

Les Etats-Unis appliquent le programme de Trump « America first. Je me désengage des théâtres et je relance notre économie en concentrant notre énergie en direction des Américains ». C’est une forme d’Etat puissance avec une stratégie à dix ans où a été rétablie la puissance américaine sur le monde, différemment de ce qu’elle était mais sans vouloir s’imposer militairement comme le gendarme du monde. Il a été élu là-dessus et il le fait. A chacun d’en penser ce qu’il veut !

Je vous redis ce que j’ai dit dans mon propos initial : les Américains sont nos alliés. Je ne suis pas sûr que cette période soit durable chez eux, mais il faut faire avec ce qui est. Il y a des rêves, il y a des envies de faire ceci ou cela, et il y a la réalité. Trop rêver se termine en cauchemar, il faut donc être réaliste. Je suis un pragmatique, j’ai toujours pris la situation telle qu’elle était et quand il y a un changement, je fais avec. En opération il en va de la vie des hommes et des femmes que je commande, donc je ne rêve pas, je prends la situation telle qu’elle est. Je ne porte pas de jugement de valeur sur les Etats-Unis et sur les tweets qui disent un coup « oui » et un coup « non ».

Et sa dernière proposition sur le conflit israélo-palestinien ?

Il est dans la logique de sa stratégie. Il veut se désengager du Levant. Pour cela, il va falloir trouver une solution au problème épineux israélo-palestinien qui pollue indirectement tous les règlements en Syrie et en Irak. Tout se tient, donc il cherche à pousser ses pions pour favoriser son désengagement. Il est dans la logique d’un Etat puissance alors que nous, en France, nous avons une stratégie qui n’est pas très visible, même variable par moment. Quant à l’Europe, elle n’a pas de stratégie. Certainement pas sur le long terme. Nous avons donc du mal à imaginer que les autres puissent être différents et il y en a qui pensent loin. C’est le cas de la Chine qui, avec une vision à cinquante ans, construit la route de la soie.

 

Mon Général, j’aimerais avoir votre avis sur ce qui s’est passé la semaine dernière en ligue 1 quand l’entraineur du Paris Saint-Germain a sorti le joueur phare Kyliam Mbappé, exemple pour notre jeunesse. Il y a eu de nombreux commentaires dans la presse spécialisée. Qu’auriez-vous fait dans cette situation ?

Voilà une situation bien française avec 60 millions d’entraîneurs. Je suis l’un de ces 60 millions ! En ce moment a commencé le match Nantes – Paris Saint-Germain, inutile de vous dire que je ne suis pas pour Paris Saint-Germain.

Dans mon premier régiment, nous avions créé une équipe de foot et j’ai appris ce qu’est l’esprit de groupe. J’ai appris qu’un seul joueur ne gagne pas. J’ai appris qu’il y a une discipline collective, une rigueur. Je crois que dans le domaine professionnel, ces valeurs sont aujourd’hui perdues. Il se trouve que je travaille avec l’Union des Footballeurs Professionnels qui est le syndicat des joueurs de foot des ligues 1 et 2, avec l’objectif de redonner des valeurs fondatrices aux joueurs et de montrer que dans ces joueurs il y a de vraies valeurs qu’il convient de développer, de valoriser. Je crois que si nous voulons restaurer cet état d’esprit « on ne peut rien sans les autres », il faut être intransigeant avec tous les joueurs, il n’y a pas de différence.

Dans une section de combat, avec trente soldats, certains sont meilleurs que d’autres et parfois, il y a un type extraordinaire dont nous ne pouvons pas nous séparer parce que, par exemple, c’est un tireur d’élite. S’il fait une connerie, il aura pourtant exactement le même traitement que les autres et il le sait. Pour les joueurs de foot, c’est la même chose. Il faut revenir à la même justice sociale.

En même temps, avec la médiatisation, il y a une partie pédagogique du fait du mimétisme entre le jeune et le joueur. Il faut être intransigeant.

Un autre sujet dans le foot et un gros problème, c’est l’argent. Nous ne pourrons pas continuer éternellement cet esclavage moderne de vente et de revente de joueurs. Les écoles de formation dérivent vers la marchandisation des joueurs, c’est une dérive inacceptable.

Revenons à ce qui est essentiel dans le football, l’équipe qui veut gagner. Oui, mais avec l’éthique et le sens des valeurs. Trop de joueurs tombent très bas parce que l’argent corrompt.

Une règle : fermeté – humanité, tu as fait une connerie – tu es sanctionné !

 

Bonsoir mon Général, vous avez utilisé beaucoup de mots forts, mais il y en un que je n’ai pas entendu, c’est urgent. Tout est urgent ! Quelle est pour vous la définition de l’urgence ?

Viser juste en situation d’urgence ! Dans l’armée nous connaissons la crise, nous connaissons l’urgence. Nous avons réfléchi à cela, à ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, c’est notre métier. Nous n’avons pas un bilan à présenter à des actionnaires, nous payons cash, à l’hôpital Percy ou au cimetière.

L’urgence aujourd’hui a suppléé la priorité. Nous avons des priorités mais l’urgence vient systématiquement polluer les priorités. Ce qu’il faut faire, je l’ai dit « je garde le cap et je tire des bords, je gère les averses ». Pour conserver le sens des objectifs, il faut adapter le commandement sans changer le cap.

L’urgence est tirée par notre monde médiatique, c’est l’écume des choses. Il faut résister à cette dérive de notre monde et retrouver le calme, celui des profondeurs, celui des sous-marins. Il ne faut pas céder aux urgences. Bien sûr il y a des urgences auxquelles nous devons faire face, mais quand les urgences sont permanentes, alors ce n’est plus de l’urgence. Il faut retrouver le sens des priorités et arrêter de courir dans toutes les directions.

Les priorités sont supérieures aux urgences, traitez les urgences sans changer les priorités.

 

Bonjour mon Général, j’ai une question sur la gestion du temps. Aujourd’hui nous nous rendons compte que les politiques ont peu de vision sur le long terme. Un mandat de cinq ans, c’est peu d’autant qu’il y a des élections intermédiaires. Pour vous, cinq ans pour un Président, est-ce court ?

Chacun a son avis sur la question, mon avis est très tranché, il est cohérent avec mon discours. Pour retrouver le sens du temps long, nous avons fait beaucoup de conneries, le quinquennat est une, évidemment.

Plus la crise fait pression, plus le temps se raccourcit, plus le chef doit prendre le temps de réfléchir tranquillement. Il m’est arrivé en opération d’avoir des situations difficiles à gérer. Par exemple quand le gars responsable des opérations arrive dans mon bureau avec de mauvaises nouvelles, il n’en repartira qu’avec mes décisions. Là je prends le temps pour réfléchir. Il faut aussi prendre la dimension du temps long. Les grands projets durent 10, 20, 50 ans. J’ai fait prendre des décisions par le Président pour 2050. Nous devons voir loin, pour cela le quinquennat est une connerie. Et pour éviter que la préparation de la réélection, qui commencera deux ans avant la présidentielle, ne raccourcisse de fait le temps de travail du Président, je recommande un mandat non renouvelable de sept ans.

Vous avez été manager direct de collaborateurs durant de nombreuses années, est-ce que vous pouvez partager votre plus grande fierté managériale et peut-être votre plus bel échec et qu’en avez-vous retenu ?

Des échecs, j’en ai connu comme tout le monde. En vérité j’ai construit mes grandes réalisations sur des échecs. Chaque échec a été pour moi l’opportunité d’une remise en cause et d’en tirer avantage, un peu comme au judo, vous utilisez la force de l’adversaire pour le mettre à terre.

Mon échec le plus grand est de ne pas avoir réussi à convaincre les autorités politiques qu’il fallait remettre la cohérence entre le niveau de menace et l’instabilité du monde, le niveau des missions confiées aux armées et les moyens qu’il fallait mettre. J’ai réussi en partie à casser la débâcle à partir de 2015, en arrêtant et en stabilisant, mais je n’ai pas réussi à convaincre les hommes politiques, le Président et ses collaborateurs, ce qui m’a amené finalement à démissionner. C’est une décision assumée que je ne regrette pas, mais peut-être aurions-nous pu trouver une autre solution.

Entre 2008 et 2015, les forces de sécurité ont été laminées pour dégager des économies et je dis « Quand même, un peu de pudeur ! » Donc j’ai échoué.

Ma plus grande réussite, je vais peut-être vous surprendre. Dans la même période, le jour où j’ai quitté mon bureau à Balard, je suis descendu et j’ai trouvé des centaines de collaborateurs qui m’ont accompagné jusqu’à ma voiture à la sortie de Balard. C’est ma plus belle réussite.

J’ai essayé pendant quarante-trois ans de construire cette adhésion, cette cohésion. Ils étaient là pour m’accompagner à la dernière minute, tous grades, militaires, civils et générations confondus. C’est ma plus belle récompense et c’est mon plus grand succès. Que laissons-nous quand nous partons ? Nous laissons ce nous avons construit en infrastructures et nous laissons ce que les hommes et les femmes nous ont donné, ce que nous avons reçu.

Le départ de Balard n’était pas une mise en scène, je ne suis pas un metteur en scène comme d’autres, je ne suis pas un comédien comme d’autres, je suis un homme vrai. J’ai commandé des hommes courageux et magnifiques, ce sont des hommes vrais, ils étaient tous sincères. C’était mon plus beau succès, ma plus belle récompense.

 

Jean-Michel Mousset : Il y a tout de même un metteur en scène que vous appréciez ?

Je n’ai pas dit que je n’aimais pas le théâtre. J’aime le cinéma, j’aime le théâtre en plein air, et j’aime la cinéscénie !

 

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

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