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Jean-Marc VITTORI

Compte rendu écrit

 

"La défiance, boulet économique et sanitaire de la France"

97° rencontre du CERA du 15 septembre 2020

(Videos et podcast ici)

Accueil par Louis de Froissard :
J’ai eu la chance de rencontrer Jean-Marc il y a quelques années à Bordeaux. Il est intervenu dans plusieurs évènements que j’avais organisés, ce qui m’a permis d’apprécier sa capacité de synthèse. Ce que vous allez entendre ce soir, c’est d’abord une présentation de ce que nous vivons actuellement avec le point de vue d’un économiste, d’un éditorialiste et d’un chroniqueur. Suivra un échange sur un certain nombre de sujets que nous n’aurons pas abordés en première partie. Ce sont vos questions qui enrichiront le débat de ce soir.
Jean-Marc a étudié l’économie avant d’intégrer Science Po puis de faire son service militaire en Côte d’Ivoire. Il a ensuite mené une carrière riche dans plusieurs titres de presse. Un certain nombre d’entre nous suivent ses chroniques dans Les Echos, chroniques souvent différentes de ce que nous pouvons lire ailleurs.
Jean-Marc, bienvenue au CERA. Je te laisse nous faire la présentation de ce que nous sommes en train de vivre puis nous nous retrouverons pour échanger.

Jean-Marc Vittori :
Mesdames, Messieurs, je suis ravi d’être ici. C’est ma première sortie à caractère professionnelle hors de Paris depuis six mois. Voir ce qui se passe en France ailleurs qu’à Paris fait partie de mon équilibre de vie en tant que journaliste économique. C’est donc un vrai plaisir d’être là.
J’étais un peu ennuyé quand j’ai lu le texte présentant mon intervention où il est dit « Pour vous, il analyse du point de vue économique l’après COVID et l’étendue des dégâts ». L’après COVID, j’aimerais bien, mais nous n’y sommes pas encore. Je tiens à préciser que je suis journaliste économique et non pas économiste, encore moins épidémiologiste. Je vais vous présenter des images que j’ai prises un peu partout. Je vais commencer par ces chiffres du COVID que je ne commente absolument pas en tant que spécialiste des questions médicales. Si je regarde le chiffre du jour, 6158 nouveaux cas hier, l’épidémie n’est pas terminée. Nous avons eu 43 nouveaux cas supplémentaires en réanimation. C’est très important, car si l’ensemble de la France a été confiné le 17 mars dernier, c’est parce l’on craignait que les capacités de réanimation soient saturées. C’est uniquement à cause de cette jauge-là qui à l’époque était à 5000, aujourd’hui à 7000, que 67 millions de Français ont été confinés. Nous ne sommes donc pas dans l’après COVID et nous ne savons pas quand nous y serons.
Ce qui me frappe dans cette épidémie - nous n’en n’avons pas connue de telle depuis un siècle - c’est que chacun réagit en fonction de ses tripes et de sa capacité à raisonner. Les gens, d’un naturel pessimiste, ont cette courbe sous les yeux :

Il s’agit du nombre de cas confirmés. Les petits bâtonnets montent très fort en mars puis redescendent. « Maintenant nous sommes au-delà de la situation de mars. Vous vous rendez compte, c’est la catastrophe, nous risquons tous de mourir, il faut tout fermer » disent les pessimistes.
Les optimistes regardent les nouvelles hospitalisations qui remontent, mais beaucoup moins. Nous sommes très loin des niveaux atteints au printemps. La courbe des réanimations est semblable.

Face à cela, nous réagissons parfois de façon étrange, peu rationnelle. Ce qui me frappe dans la situation actuelle, en partant du sanitaire puisque c’est vraiment le sanitaire qui crée cette crise, c’est que nous sommes dans un univers d’incertitudes sanitaires absolument majeur. Ce qui est très différent de ce nous avons pu connaître en termes économiques dans l’ère contemporaine. Je prends juste trois points clé, sans être épidémiologiste mais en essayant de comprendre ce qui se passe.
Premier point, comment se propage ce virus ? Nous sommes masqués car nous savons maintenant que c’est apparemment dangereux d’évoluer dans des espaces fermés dans lesquels le virus se propage d’autant plus que l’air y est recyclé. D’autre part, plus nous passons de temps ensemble, plus il est nécessaire d’être masqué. Toutefois en France, nous avons commencé par imposer le port du masque à l’extérieur alors que nous savons maintenant que c’est beaucoup moins utile qu’à l’intérieur. Nous savons aussi que c’est une charge virale et non un virus qui va nous rendre malade, mais nous ne savons pas dans quelle proportion.
Deuxième point, c’est l’humilité. Il y a quinze jours, juste avant de rentrer sur un plateau de télévision, j’étais avec l’un des plus grands épidémiologistes français. Il venait d’échanger avec l’un de ses collègues dans le couloir qui lui avait dit « Tu ne crois qu’il y a un truc sur l’immunité que nous ne comprenons pas ? » Nous avons donc deux infectiologues qui se croisent dans un couloir et se disent qu’ils ne comprennent toujours pas l’immunité. Evidemment l’immunité, dans une épidémie, c’est absolument essentiel, et aujourd’hui nous n’avons aucune certitude.
Troisième point. Les enfants disait-on, attrapent tout et transmettent tout à leurs parents. Il faut qu’ils arrêtent de circuler. Et puis nous avons dit exactement l’inverse en nous appuyant sur des statistiques réalisées en Islande, le pays qui a testé le plus massivement et le plus tôt sa population. Il apparaissait que très peu d’enfants avaient eu le virus.
Donc sur trois points clé fondamentaux pour l’organisation de notre vie économique et sociale et plus de six mois après le temps fort de l’épidémie, nous ne savons toujours pas où nous en sommes. Et nous ne pouvons pas dire où nous allons.
Ont été identifiées les 29 751 paires de base de ce virus, mais comment fonctionne-t-il ? Nous ne le savons pas. Cela crée une incertitude absolument générale. Une autre incertitude : est-ce qu’il mute ?
J’aime beaucoup ce dessin de Plantu paru dans Le Monde :

En fait nous passons d’un univers du risque dans lequel nous avons l’habitude de raisonner, de réfléchir, à celui de l’incertitude. Le ministre de la santé, Olivier Véran admet « Oui il y a des choses que nous ne savons pas ». Ce n’est pas souvent que nous entendons un ministre dire ça. Même Emmanuel Macron, qui a un certain nombre de certitudes, dit : « Il nous faut décider et agir en tenant compte des incertitudes ». Nous avons l’habitude d’être dans un univers de risques et nous passons dans un univers d’incertitudes. Quelle est la différence entre les deux ? Face au risque, nous émettons des probabilités car nous avons connu la situation antérieure. Nous évaluons sans être à l’abri de nous tromper. Nous pouvons essayer d’encadrer le risque alors que nous ne pouvons pas encadrer l’incertitude. La différence entre l’incertitude et le risque, c’est que l’incertitude n’est pas probabilisable alors que le risque l’est. C’est donc un univers beaucoup plus compliqué à comprendre. Ce passage du risque à l’incertitude a été théorisé par un économiste américain, Franck Knight, en 1921, soit trois ans après la grippe espagnole. Aujourd’hui nous nous retrouvons dans un univers d’incertitudes profond avec beaucoup de questions sans réponse. Porter des masques, ne pas en porter… le débat a eu lieu aussi en 1918, comme le montre la photo ci-dessous.

La femme de droite porte un écriteau : « Portez un masque ou allez en prison ». Nous retombons dans des débats très anciens avec des réponses comparables. A l’époque, il y avait aussi des gens qui soutenaient que la chloroquine était quelque chose de formidablement efficace contre la grippe espagnole. De même, il y a un anesthésiste aujourd’hui en France qui propose à ses malades du Schweppes contenant de la quinine. Nous rencontrons des ressemblances étranges avec les mêmes univers d’incertitudes. Ces incertitudes sanitaires deviennent forcément économiques, et depuis six mois, en France comme dans d’autres pays, nous rencontrons une bataille, il faut s’occuper du sanitaire et il ne faut pas oublier l’économique. Le 17 mars, il s’est passé une chose inouïe. Nous avons dû nous arrêter de nous déplacer, de travailler, de consommer, parce que pratiquement tous les magasins étaient fermés. Nous avons basculé dans un monde très différent avec des impacts massifs. Pour repérer ces impacts et rendre compte de cet évènement tout à fait exceptionnel, des statisticiens ont été mobilisés. Les transactions par cartes bancaires, jour après jour, ont évolué selon les courbes suivantes :

Au déclenchement du confinement, nous avons connu une explosion de la consommation des denrées alimentaires tandis que tout le reste s’effondrait, en particulier l’habillement, les carburants, puis il n’y a plus eu de pâtes et de sucre dans les magasins. La rupture a été extraordinairement brutale, sans précédent dans l’histoire économique. Rupture également dans les formes d’organisation du travail, du jour au lendemain. Le quart de la France est passé en télétravail, y compris là où certains expliquaient le 13 mars que c’était totalement impossible de télétravailler. Le 16 mars, nos dirigeants ont dit aux salariés que le 17 mars, ils devraient télétravailler.
Le télétravail a aussi causé des problèmes d’organisation à la maison. J’aime beaucoup ce dessin du dessinateur Gorsky qui montre la situation que j’ai vécue, avec deux enfants de neuf ans et une femme au moins aussi active que moi.

Changement d’organisation de vie mais aussi changement d’organisation du monde du travail, le gouvernement a créé à ce moment-là deux dispositifs très utiles. Le premier est le prêt garanti aux entreprises, le second est le dispositif de chômage partiel. Ce dernier a lui aussi semé de l’incertitude car il fallait que les entreprises déposent une demande et ces demandes ont été prises pour des chiffres de chômeurs « partiel ». Cela a provoqué des écarts colossaux et rendu la lecture des statistiques compliquée. Ci-dessous en violet, vous avez ce qui a été demandé par les entreprises. En avril nous étions à 12.2 millions de demandes pour en réalité 8.8 millions de salariés en chômage partiel. L’écart n’est pas négligeable, cela correspond tout de même à 3.5 millions de personnes.

Changement également dans la mobilité. C’est un indicateur calculé par la banque Natixis dont nous ne disposions pas avant.

Ces ruptures brutales ont un impact majeur sur l’activité. Nous nous sommes d’abord inquiétés de ce qui s’était passé en Chine, le virus étant parti de là, et de ce qui allait se passer sur les chaînes de production. Wuhan, d’où est parti le virus, est un lieu très industrialisé. On y trouve des entreprises automobiles et de multiples fournisseurs pour la Chine et le monde entier. Cette ville a cristallisé notre première inquiétude, mais nous nous sommes vite aperçus qu’à partir du moment où les pays occidentaux se confinaient, il se produisait d’autres impacts essentiels, en particulier un affaissement brutal de l’activité. Nous sommes maintenant dans le rebond et les estimations de ce qui va se passer. La Banque de France a estimé une évolution du PIB selon une « courbe en aile d’oiseau », avec une chute de -30% aux 1° et 2° trimestres 2020 puis une forte remontée. Aujourd’hui, l’estimation atteint -5% au 4° trimestre.

La première question est « Quand allons-nous remonter au niveau d’avant crise ? » Il y a quinze jours, la Banque de France disait mi 2022, maintenant ce serait début 2022, avec de grandes différences d’un secteur à l’autre.
Il s’agit donc d’une rupture historique. Nous voyons ci-dessous la croissance du PIB sur un siècle, depuis 1920, la chute actuelle évaluée de -9% et le fort rebond presque mécanique en 2021.

Quand nous regardons le siècle écoulé, même la crise des années trente n’a pas eu une baisse aussi forte que cette année. Il faut considérer les guerres pour trouver des gaps aussi importants. Nous avons actuellement une situation tout à fait exceptionnelle, sans précédent en temps de paix.
Alors que peut-on en comprendre ? J’ai évoqué les deux mesures prises à chaud par le gouvernement, les prêts garantis par l’Etat aux entreprises et le chômage partiel pour préserver les revenus des actifs et ne pas trop plomber les comptes des entreprises. Récemment nous avons eu un plan de relance de 100 milliards qui malheureusement pose tout un tas de difficultés. Si nous regardons tout ce qui avait été annoncé auparavant, le plan de relance ne serait peut-être que de 50 milliards. Les entreprises ont payé moins d’impôts, moins de cotisations sociales et symétriquement il y a plus d’indemnités chômage.

L’impact net que nous avons ici indiqué en bleu et jaune est bien inférieur aux chiffres matérialisés par la couleur rouge, et surtout va venir très tard. Ce n’est pas facile pour l’Etat de dépenser vite de l’argent puisqu’il faut d’abord établir un cahier des charges, puis rédiger un appel d’offres, et bien sûr gérer les offres et mettre en place les fonctionnaires idoines. Par exemple, s’il veut rénover ses bâtiments, ce qu’il a annoncé qu’il ferait, sans doute une bonne mesure, il ne peut pas le faire du jour au lendemain. Tout cela prend des mois, des trimestres et même des années. A mes yeux, il s’agit plus d’un plan de modernisation que d’un plan de relance.
Cette situation inhabituelle de grande incertitude nous amène, dans nos décisions économiques, à faire des choix plus compliqués qu’avant. Pour les entreprises, le choix essentiel à faire, c’est investir ou non, pour elles aussi c’est devenu plus difficile. Une enquête de l’INSEE, sortie en juillet, prévoit une baisse de 10% de l’investissement dans l’industrie. C’est moins qu’en 2009, le secteur de l’industrie est peut-être moins frappé que beaucoup de services, en particulier la chaîne du transport qui a été très affectée.

Demeurent également beaucoup d’incertitudes concernant les fournisseurs, vont-ils pouvoir m’approvisionner ? Et mes clients, vont-ils pouvoir me payer ?
Nous voyons que l’investissement va être difficile cette année et l’an prochain. Les entreprises seront prudentes.
Du côté des ménages, le taux d’épargne, proportion de revenu épargné, est extraordinaire stable dans le temps. Depuis l’an 2000 il est compris entre 14 et 16% mais il est monté à 27% en 2020. Les gens étaient confinés chez eux. Tout étant fermé, ils ne pouvaient continuer à consommer comme d’habitude. Le matelas s’élèverait entre 80 et 100 milliards d’euros. Cela concerne beaucoup de gens, l’accumulation des encours sur les livrets d’épargne s’élève à 28 milliards depuis le début de l’année.

Et maintenant qu’est ce que les Français vont faire de cette épargne ? C’est une grande incertitude. Les gens ont clairement deux craintes. La première, c’est l’épidémie, qu’est-ce qui va se passer ? La deuxième, c‘est l’emploi. Tous les indicateurs le confirment, et quand vous craignez une remontée du chômage, vous mettez de l’argent de côté.
Si les entreprises investissent moins, si les particuliers dépensent moins, le niveau d’activité va avoir du mal à revenir aux niveaux antérieurs. Nous pourrions dire que nous allons nous rattraper sur les marchés étrangers, c'est-à-dire l’exportation. Toutefois, nous voyons que nous avons une crispation générale sur l’exportation dans le monde entier. Depuis dix ans, le commerce mondial augmente à peine aussi vite que la production, ce qui est un changement par rapport à ce qui se passait auparavant. Nous observons de très fortes résistances, nous voyons apparaître des blocages d’exportation. Nous connaissons les mesures sur les importations taxées, mais il y a 80 pays qui ont décrété des restrictions à l’exportation sur les produits médicaux, sur les masques, sur certaines molécules. Nous allons vers un univers d’échanges commerciaux plus compliqués.
Donc un investissement qui se tasse, une consommation qui a du mal à revenir à un niveau antérieur, une exportation qui traîne, c’est très compliqué.
Je n’ai pas encore parlé de la question de la confiance. Quand nous avons ce niveau d’incertitudes, la confiance est une chose absolument essentielle. Je suis toutefois dubitatif quant à la définition du mot confiance. Dans mon « Dictionnaire d’économie à l’usage des non-économistes », j’ai recensé une centaine de mots et j’en ai donné une courte définition. Pour le mot confiance, voici la définition : « L’explication des économistes quand ils n’ont pas d’autre explication ». Il y a une série de travaux sérieux qui montrent que la confiance a un rôle. Des chercheurs américains ont observé ce qui se passaient dans plusieurs dizaines de pays. Ils démontrent qu’une hausse de 15% de personnes estimant qu’ils peuvent avoir confiance dans leurs compatriotes a pour conséquence une augmentation de la production par tête de 1% par an. Hélas en France nous ne faisons pas confiance ! Cela peut paraître bizarre ici, en Vendée, dans cette région où il y a un important climat de confiance, mais ce n’est pas le cas pour l’ensemble du pays. Nous le constatons dans une série d’enquêtes.
Ici nous avons une carte mondiale de la confiance, réalisée en tenant compte des réponses recueillies partout dans le Monde à la question : « Pouvons-nous faire confiance à la plupart des gens ? » La France est le pays avancé où il y a la plus faible proportion de gens confiants. Seulement 19% des Français disent « Nous pouvons faire confiance à la plupart des gens »…

Nous retrouvons cet état d’esprit dans une enquête d’un centre de recherche américain, the Pew Research Center, qui demande « Est-ce que vous pensez que vos enfants vivront mieux que leurs parents ? » 80% des français répondent non. Trente pays ont été interrogés et la France a la plus grande proportion de pessimistes. Les deux autres pays situés avant la France sont la Grèce qui a subi une crise financière absolument effroyable et le Japon où il y a un grave problème de vieillissement de la population. La France arrive à être encore plus pessimiste que ces deux pays-là.

Ci-dessous se trouve les résultats d’une autre enquête du début de cette année, juste avant l’épidémie, réalisée par le cabinet Edelman qui a demandé aux gens de 28 pays s’ils sont optimistes ou pessimistes sur les perspectives économiques à 5 ans. La France se retrouve à nouveau dans le camp des très pessimistes avec le Japon.

Alors pourquoi cette défiance en France ? Il y a plusieurs explications ou hypothèses. Le rôle important et très central de l’Etat qui dicte les choses et qui fixe de plus en plus les règles. Prenons une perspective longue. Nous avons connu un moment très important après la seconde guerre mondiale, quand nous sommes passés à une protection sociale organisée sous la houlette de l’Etat. Des économistes ont étudié ce passage-là. Apparemment cette modification a cassé un lien de confiance qui était plus fort auparavant, avant que l’Etat ne prenne tout en charge sans possibilité d’intervention.
Cette défiance est ennuyeuse parce que quand nous ne faisons pas confiance, nous avons du mal à donner des libertés aux gens. C’est ce qui s’est passé à mes yeux au moment du confinement. J’ai été frappé par une chose très simple, j’ai rempli des dizaines de fois une attestation pour sortir de chez moi. Ce texte était hallucinant. Il s’agissait d’une attestation de déplacement dérogatoire. Dérogatoire est un mot fort en français. Ce n’est pas si vous voulez, c’est une obligation.

Quand vous lisez cette phrase-là, vous vous dites « Il faut être dingue pour sortir. Je ne vais surtout pas sortir ». Cette phrase-là n’est pas tombée par hasard, il y a des dizaines de fonctionnaires qui ont travaillé sur ce document très important pour les millions de Français pendant deux mois. Rien que dans cette phrase, dans ce formulaire, nous avons toute la défiance des pouvoirs publics à l’égard des Français. Nous avons connu en France plus qu’ailleurs une extrême rigueur du confinement.
Une unité de l’université d’Oxford au Royaume Uni a évalué la sévérité du confinement dans différents pays et en France. L’Italie a réussi à faire un peu mieux que nous à un certain moment, mais le confinement le plus long, le plus rigoureux, a eu lieu en France. Dans notre pays où la question de la confiance a du mal à exister. Quand la confiance n’existe pas, il est plus facile de dire aux gens « Vous ne sortez pas du tout de chez vous ».
Cette posture a eu évidemment des conséquences économiques car plus un confinement est rigoureux, plus est difficile de travailler, plus l’activité chute et plus les choses sont difficiles par la suite.

Vient ensuite la théorie du complot. Particulièrement développée sur les réseaux sociaux comme partout ailleurs. Mais en France, nous entendons aussi « On ne peut pas faire confiance, on ne peut pas croire le gouvernement ». Ici il s’agit d’une défiance inversée, des Français vis-à-vis du gouvernement. Nous l’observons au sujet de la 5G, nous l’avons observée au sujet du compteur Linky.

J’aime bien ce dessin en anglais que je traduis. Nous disposons de données, d’informations, de connaissances, de perspectives, de volonté et puis de la théorie du complot qui est n’importe quoi. Et quand c’est n’importe quoi, c’est difficile d’agir.

Une défiance généralisée peut apparaître, comme dans le cas du complotisme à l’égard des vaccins par exemple. On a parlé de Bill Gates qui mettait des puces dans les vaccins pour pister chacun d’entre nous ! Cette défiance à l’égard des vaccins pose question au moment où nous voulons sortir de la crise sanitaire. Si nous ne faisons pas confiance, ça va être difficile de vacciner. En France, patrie de Pasteur, nous n’avons pas confiance dans les vaccins. C’est le résultat d’une enquête faite par la fondation britannique Wellcome Trust qui réfléchit sur les questions de santé à l’échelon mondial.

Regardons maintenant le tableau suivant. Deux questions ont été posées aux habitants de 150 pays, pour évaluer le nombre de personne en accord ou en désaccord avec l’idée que les vaccins sont sûrs, et en accord ou en désaccord avec l’idée que les vaccins peuvent être efficaces.

Où est la France ? Sur 150 pays, la France est le pays où il y a la plus forte proportion de gens qui pensent que les vaccins ne sont pas sûrs et qu’ils ne sont pas efficaces.
Que va-t-il se passer quand le vaccin anti COVID va arriver ? Nous allons hésiter à l’adopter et la crise sanitaire risque de durer plus longtemps en France qu’ailleurs.
Le World Economic Forum a posé le même genre de questions sur les vaccins, il y a deux mois. « Est-ce que vous avez intérêt à vous faire vacciner si le vaccin est disponible ? » Là encore la France est au plus bas, 59% des Français sont d’accord pour se faire vacciner mais 41% des Français refusent l’idée de se faire vacciner. L’immunité sera alors difficile à atteindre. Regardons à ce sujet les résultats d’une enquête réalisée en 2007 :

Le dernier point important à soulever dans l’histoire de la confiance, c’est que nous éprouvons moins de bonheur quand nous ne nous faisons pas confiance mutuellement. La confiance et le bonheur vont clairement ensemble.
La France fait partie des pays qui font le moins confiance avec l’Amérique Latine et l’Afrique. C’est aussi le moins confiant des pays avancés. Il y a bien une particularité française qui s’est enkystée durant des siècles d’histoire et sur laquelle il est très difficile de revenir.

Questions de Louis de Froissard :

Louis de Froissard : Merci Jean-Marc pour cette mise en perspective. Je vais revenir sur les aspects économiques que nous avons vus tout à l’heure. Nous vivons une crise majeure, difficilement prévisible. L’Etat a mis en place un certain nombre de stimuli. Notamment des choses qui mettent du temps à arriver. Un des premiers stimulus est le PGE, le Plan Garanti par l’Etat aux entreprises. Celles-ci ont sollicité ce PGE et si jamais, chef d’entreprise, vous ne l’avez pas fait, faites-le car nous ne savons jamais de quoi l’avenir est fait. Est-ce que vraiment les entreprises ont besoin de faire de la dette supplémentaire, sachant que les entreprises françaises font partie des acteurs économiques les plus endettés au monde ou est-ce qu’il n’y aurait pas une idée qui serait de dire, à un moment donné, est-ce que nous ne pourrions pas convertir, sans parler de nationalisation, cette dette supplémentaire en capital ?
Jean-Marc Vittori : Je pense que pour beaucoup d’entreprises, c’est indispensable. L’encours actuel de prêts garantis par l’Etat est de 120 milliards d’Euros.
Nous savons qu’un certain nombre d’entreprises ont emprunté de l’argent par sécurité en se disant « Si j’en ai besoin, ça ne me coûte rien ou c’est infime, je prends cet argent au cas où », et qui se rendent compte aujourd’hui qu’elles pourront parfaitement rembourser quand le prêt d’un an arrivera à échéance, avant un éventuel renouvellement.
Il y en a d’autres qui en ont eu besoin pour surmonter un passage à vide et qui après ont rebondi, selon l’image montrée précédemment de l’aile d’oiseau. Quand elles reviennent au niveau antérieur, il leur devient possible de rembourser. Cela a donc été indispensable à la survie de l’entreprise.
Un troisième groupe d’entreprises ont emprunté cet argent en pensant qu’elles pourraient s’en sortir. Malheureusement, elles risquent de ne pas s’en sortir et ce sera pour elles un peu compliqué.
L’équation financière est importante, donc la forme du remboursement est importante, le gouvernement a décidé, après discussion avec les banquiers, de plafonner le taux d’intérêt à 3% sur cinq ans. Ça limite la facture. Mais il y a des entreprises pour lesquelles il peut être utile d’avoir des dispositifs de conversion de la dette en capital. Une enveloppe de 3 milliards a été dégagée pour ça, par le biais des prêts participatifs. 3 milliards ce n’est pas beaucoup mais avec l’effet levier de l’amplification par les autres prêteurs, ça peut faire 15 milliards. C’est du prêt participatif, ce qui veut dire que si l’entreprise ne va pas, elle n’a pas à rembourser, elle ne rembourse que si elle le peut.
Il serait sans doute possible d’aller plus loin, des discussions sont en cours.

LdF : L’idée poursuivie est de dire que l’Etat rentre sans droit de vote au capital de l’entreprise. Je précise bien sans droit de vote. En sachant qu’en cas de cession de l’entreprise, de transmission ou d’un autre évènement heureux, l’entreprise récupère sa mise avec un taux prédéfini d’avance. Cela permet à l’entreprise de renforcer ses fonds propres et peut-être d’avoir la capacité de se développer parce que l’idée, ce n’est pas de survivre, mais à un moment donné de pouvoir se développer. Pensez-vous cela réalisable ?
JMV : Oui tout à fait réalisable, mais il faut le vouloir, il faut que les acteurs soient intéressés et il faut accepter la clause de retour à meilleure fortune, un concept plutôt mal accepté en France. C’est un dispositif qui prévoit que si la situation s’améliore, celui qui a bénéficié d’une aide, éventuellement de l’Etat, en rétrocède le montant à l’aidant. Nous avons beaucoup de mal à le faire en France pour des raisons peut-être culturelles ou de confiance.

LdF : Maintenant l’Etat va devoir assumer un certain nombre de problématiques de prêt garanti puisque des gens ne rembourseront pas. Il met en place un plan de 100 milliards. L’Europe emprunte et nous avons l’impression que l’argent ne coûte rien du fait du nombre de mesures annoncées quasi quotidiennement. Nous pouvons nous poser la question : « Qui va payer ? »
JMV : Pour l’instant nous savons qui paye, c’est la Banque Centrale Européenne. A l’échelon de la zone euro, la BCE depuis qu’elle a mis en place un dispositif exceptionnel, mi-mars, a acheté 600 milliards d’euros d’actifs publics. Et la dette publique supplémentaire émise par les pays de la zone euro, à cause de l’épidémie, est aussi de 600 milliards. La réponse à la question à court terme, nous l’avons donc. La question est de savoir ce que cela devient après. Est-ce que les Etats vont devoir rembourser ou pas ? Pour l’instant, c’est un mystère. Pour les Etats, rembourser sera compliqué vu le niveau d’emprunt. Il faudra se serrer la ceinture et historiquement cela s’est souvent mal passé. Les pays n’ont pas pu le faire et ils ont fait défaut. C’est le scénario que j’appelle César Birotteau. Il s’agit d’un parfumeur inventé par Balzac, qui se fait arnaquer magnifiquement et dit qu’il va rembourser ses dettes. Il rembourse, vit dans une misère noire, et le lendemain de son dernier remboursement, il meurt…

LdF : Cela dit, il n’y a que deux pays au monde qui n’ont pas fait défaut.
JMV : Cela dépend comment nous comptons. Quand il y a de l’inflation, le pays ne fait pas défaut mais il rembourse en monnaie de singe, il rembourse à bon compte. Il y a aussi des gens qui disent qu’il faut que la Banque Centrale annule la dette, c’est juridiquement compliqué et même peut-être infaisable.
La troisième solution vers laquelle nous nous dirigeons aujourd’hui est que la Banque Centrale garde cet argent. Quand les prêts arriveront à échéance, elle reprêtera aux mêmes conditions aux pays qui ont emprunté. Vous pouvez penser c’est un scénario complètement baroque mais c’est ce que fait le Japon qui en est à 250% du PIB de dettes publiques. La moitié des 250% est détenu par la banque du Japon et ça ne provoque pas d’effondrement du système financier. Nous nous dirigeons tout doucettement vers 120% cette année. Bien sûr le Japon est un cas différent parce que cet argent a été prêté au trésor japonais par les Japonais et ça pose moins de problèmes mais tout de même. Aujourd’hui il y a un grand mystère, ce qui se passe en ce moment, quand nous regardons l’histoire longue depuis des siècles, c’est que quand nous imprimons trop de papier pour que l’Etat puisse assurer ses engagements, cela ne finit pas très bien. Il y a bien quelqu’un qui paye. En général c’est celui qui détient la dette publique. Quand ce n’est pas la Banque Centrale Européenne, ce sont les autres détenteurs, c'est-à-dire les épargnants et donc l’assurance-vie avec ses 1 100 milliards de fonds euros, donc de dettes privées et publiques. Je suppose qu’il y a dans cette salle plus d’une personne qui possède une assurance vie, in fine c’est l’épargnant qui risque de payer. C’est ce qui s’est passé avec la crise précédente en 2008-2009. Il y a eu une augmentation très forte de la dette publique qui a entrainé des hausses d’impôts. Nous nous sommes rendu compte qu’elles avaient été décidées trop tôt et avaient cassé la reprise dans un certain nombre de pays. Quand nous regardons maintenant douze ans après qui a payé, ce sont les épargnants avec un taux d’intérêt pratiquement nul.

LdF : Comme à Chypre où les épargnants d’un certain niveau ont été ratiboisés.
JMV : C’est très compliqué de ratiboiser l’épargnant, c’était beaucoup plus simple il y a un siècle. Dans les années trente, il y avait peu d’épargnants car composés de gens riches. Aujourd’hui nous avons des millions d’épargnants et dire du jour au lendemain « C’est fini ! Nous vous enlevons 30% », c’est compliqué. C’est faisable sur quelques milliers de personnes avec quelques fois des effets d’exil fiscal. Mais aujourd’hui dans l’ensemble des pays avancés, nous avons ce que j’appelle le drame de la démocratisation des pains. Comme nous ne pouvons plus faire d’inflation qui était une façon de perdre petit à petit, il y a une autre façon qui est de dire : « votre argent ne va plus rapporter d’intérêts ».

LdF : Nous allons maintenant aborder une problématique rencontrée par des entreprises. La crise actuelle si nous prenons un scope d’analyse de l’activité, est un accélérateur de tendance. Nous disposions de signaux faibles, la numérisation au travail, le travail à distance. Il y a des mutations pour les entreprises. Nous allons maintenant aborder le sujet de la transition écologique, c’est à dire la confiance environnementale, la problématique de la résilience et enfin la problématique de confiance abordée tout à l’heure avec l’exemple de certains secteurs qui ont dû se réinventer. Comme l’industrie du disque, la banque ou la presse. Ces mutations, sont-elles véritablement des accélérateurs de tendance ? Et après, par rapport à cette tendance, comment les entreprises peuvent-elles muter, évoluer sur la transition écologique, sur les aspects de résilience et de souplesse ?
JMV : Cela fait beaucoup de questions à la fois. A propos de la transition écologique, pour moi ça n’est pas un effet de la crise. Nous avions une prise de conscience qui émergeait et durant cette crise, les gens ont eu un peu de temps pour réfléchir, pour digérer un certain nombre d’informations qu’ils n’avaient pas forcément digérées auparavant. Je pense que c’est dans ce climat que nous avons pris conscience que nous avions un vrai problème écologique, un problème majeur qui risque d’entraîner une impossibilité de vivre sur cette planète. Les gouvernements dans beaucoup de pays se mobilisent, c’est le cas en France où sur 100 milliards, 30 milliards sont dédiés à la transition écologique. Dans le plan de relance européen cette dimension écologique est mise en avant. Pour moi ce n’est pas un effet direct de la crise et il est important que ça se fasse. Nous le faisons peut-être en Europe un peu naïvement en prenant quelques mesures fondées et utiles comme l’isolation des bâtiments publiques. Il y a bien d’autres mesures qui peuvent apporter des coûts supplémentaires pour les entreprises et là si nous ne mettons pas de taxe carbone aux frontières, nous ne résoudrons pas le problème. En France depuis trente ans, les émissions de CO2 ont beaucoup baissé, en revanche nous avons exporté notre industrie et, en même temps notre empreinte écologique. De ce fait, les émissions de CO2 liées à notre consommation totale et non pas seulement le CO2 produit en France, ont augmenté. Il faudra donc avancer sur cette question.
Sur le numérique, nous avons eu clairement un effet d’accélérateur dans différentes dimensions telles que la consommation, dont une part est partie dans le numérique. Etonnamment, les plus de 60 ans sont venus au numérique sur les marques qu’ils connaissaient. Ils ne sont pas allés sur Amazon mais sur la Fnac, Darty et les grandes enseignes de la distribution. Une partie reviendra dans les magasins, mais une partie ne reviendra pas. Idem pour le travail, une partie des gens reviendront au bureau car travailler chez soi avec les enfants c’est difficile, mais une partie se rend compte de l’intérêt de travailler chez soi ou dans des tiers lieux proches du domicile. La filière des voyages d’affaires (billets d’avion, hôtel, taxi, restaurants, Palais des Congrès, foires ou salons) sera impactée car une partie va revenir mais une partie va disparaître rapidement alors qu’il aurait fallu dix ans sans la crise. Là il y a vraiment un phénomène d’accélération.
Concernant la presse, pratiquement tous les kiosques et maisons de la presse ont été fermés pendant deux mois et des lecteurs papier sont devenus des lecteurs numériques, avec des problèmes d‘équation puisque la publicité ne se vend pas de la même façon sur le digital et sur le papier. Nous avons là un formidable accélérateur des mutations et des idées. Ce n’est pas seulement sur notre façon de produire mais aussi sur notre façon de vivre. C’est plus profond.

LdF : Il y a cette question du monde d’après que nous voulons réinventer. Le 21 avril, Facebook nous dit que l’ensemble de ses salariés passe en télétravail et le 14 septembre, Facebook achète à côté de Washington un siège de 40 000 m2 de bureaux. Il faut savoir quand même que, dans le monde d’après, tout n’est pas aussi clair et la direction n’est pas prise de manière unilatérale. Il y aura des revirements. Nous avions tout à l’heure un débat sur la reprise du trafic aérien et nous nous sommes fait un pari sur la reprise du trafic à cinq ans.
Abordons la souveraineté économique dont nous parlons beaucoup. Par exemple, avant le confinement, quand la région de Wuhan s’est arrêtée, Peugeot a dû stopper sa chaîne de production puisqu’il lui manquait des pièces pour assembler ses voitures. A la rentrée du Medef, le patron de Sanofi a expliqué qu’il ne pouvait plus produire de médicaments en Europe car il perdrait de l’argent. La production coûte trop cher en Europe. La souveraineté économique, est-ce une utopie ? Est-ce vraiment du passé ? Est-ce qu’il faut se spécialiser par pays ou alors y a-t-il vraiment une réalité économique et un sujet dont il faut réellement s’emparer parce que cela peut être un élément de reprise ?
JMV : Une étude du CEPII, le Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales, avait calculé il y a trois ans, que si nous fabriquions en France tout ce qui est consommé dans notre pays, le pouvoir d’achat baisserait de 25%. Nous pouvons le choisir collectivement, ce n’est pas facile, en particulier pour ceux qui ont peu d’argent et qui sont les plus frappés par les prix des produits importés puisque qu’ils sont proportionnellement, par niveau de revenu, les plus consommés. Si nous faisons ça brutalement, cela pose des problèmes, pas seulement sur le plan politiques, sur le plan moral aussi.
Il faut choisir ses combats. Nous le faisons déjà et je suis surpris que nous n’en parlions pas. Un domaine dans lequel nous avons décidé de ne pas le faire à l’étranger, c’est la défense. Pas tout, mais si nous fabriquons des rafales en France, c’est qu’un jour nous avons estimé qu’il était préférable de continuer à les fabriquer en France. Idem pour les armes stratégiques et les plus technologiques, avec en contrepartie un prix très élevé.
Alors il faut se poser la question, celle que doivent se poser les industriels eux-mêmes : « Où sont nos vulnérabilités ? » En fait, ils se la posent depuis dix ans quand il y eut l’accident de la centrale de Fukushima au Japon qui avait bloqué une usine de peinture pour voiture, située à vingt kilomètres. La peinture était de très grande qualité et toutes les voitures haut de gamme étaient peintes avec cette peinture, à commencer en Europe par BMW, Mercédès et Audi. Leurs chaînes de production se sont retrouvées bloquées.
Rappelez-vous la violente éruption de ce volcan islandais qui a interdit le transport aérien dans le nord-ouest de l’Europe. Une usine en Irlande fabriquait des radars de recul pour les voitures haut de gamme fabriquées en Allemagne. Ces radars, de petite taille, étaient habituellement acheminés par avion et les constructeurs allemands ont dû interrompre leurs chaînes de production parce que les avions ne volaient plus.
Il y a eu aussi des inondations en Thaïlande qui ont bloqué toute l’industrie automobile asiatique.
Cette question-là était dans le radar des entreprises depuis une dizaine d’années, elle va l’être encore plus désormais. Beaucoup d’entreprises vont se dire : « Je ne dois plus dépendre d’un seul lieu de production. » Cela veut dire en avoir en différents endroits du monde pour assurer la résilience des entreprises. C’est aussi saisir les techniques du numérique qui permettent des petites séries de produits très différents, pas chères avec par exemple la réalité augmentée, les imprimantes 3D, les robots qui se déplacent tout seul. Ainsi nous pourrons ramener des usines de taille plus modeste plus proche de leur marché. Il y a des choix qu’il faut faire.
Le paracétamol est une molécule qui rend les Français dingues. Au mois de mars, le gouvernement a conseillé aux pharmaciens de mettre le paracétamol derrière le comptoir. Maintenant il faut demander au pharmacien qu’il vous donne la boite. Alors le bruit a couru qu’il manquait de paracétamol. En fait les Français accumulent des boites de paracétamol et le gouvernement craignait une panne du paracétamol comme il peut y avoir une panne de pâtes dans les magasins. La réaction sur les réseaux sociaux a imaginé un manque de paracétamol dû à une fabrique défaillante à l’autre bout du monde. C’était bien sûr faux, et seule la crainte de manque de paracétamol a été bien réelle. La crainte a été réelle, mais pas le manque.
Mais faut-il faire revenir en France la production du paracétamol ? C’est ce que le gouvernement a annoncé. Cette idée me paraît absolument délirante car c’est quelque chose que nous faisons fabriquer depuis un siècle et demi. L’important est de s’assurer que nous savons nous approvisionner dans différents endroits. Fabriqué en France, ce produit coûterait nettement plus cher.
Autre exemple, le masque. Nous avons fermé des usines en France et quand il y a eu pénurie de masques, nous avons dit : « Il faut rapatrier tout ça en France. » Une usine près d’Angers avait été fermée en 2018, non pas parce que le grand capital américain propriétaire a voulu faire plus de bénéfices, mais parce que l’Etat français a décidé de ne plus faire de stock. Devons-nous réouvrir des usines de masques en France alors que nous resterons tributaires des producteurs étrangers de caoutchouc pour faire l’élastique et de polypropylène pour faire le voile, et d’usines en nombre et en taille suffisants pour faire face aux énormes besoins ponctuels d’une épidémie. Cela coûterait très cher pour un besoin ponctuel, peut-être une fois par siècle. Il est plus malin d’avoir un réseau mondial. Voyez la Chine qui a d’abord importé des masques, puis en a exporté. Il faut vraiment choisir ses combats !
Les vaccins. Si nous décidons aujourd’hui de fabriquer tous les vaccins en France, ce sera difficile. Si nous voulons des vaccins en quantité dans le monde, il va falloir que ce soit ouvert. Si le système de production est fermé, nous allons rencontrer des problèmes, en France et dans d’autres pays, problèmes que nous pouvons facilement éviter en restant ouvert.
LdF : Contrairement à ce que nous avons beaucoup entendu dire, que la crise était la fin de la mondialisation sauvage, que c’était la fin d’un système vieux de 30, 40, 50 ans qui a mené à une pression sur les salaires et ainsi de suite, vous mettez en avant, Jean-Marc Vittori, l’utilité de la mondialisation pour résoudre nos problèmes quotidiens. Il s’agit en réalité de répartir les moyens de production. Si nous voulions la souveraineté sur tous les produits, nous n’aurions pas les moyens de les acheter, et cela augmenterait les inégalités.
JMV : Il faut choisir ses combats. Je crois que c’est le message essentiel. Le cas du paracétamol ne me paraît pas être une bonne idée.
La balance commerciale sur les principes actifs de médicaments entre la France et la Chine est excédentaire au bénéfice de la France et ce n’est pas parce que nous importons du paracétamol à basse valeur ajoutée mais parce que nous exportons des produits, des principes actifs à très haute valeur ajoutée, récents et trouvés par des laboratoires français dont Sanofi.

LdF : Je vais reprendre une chronique parue ce matin dans Les Echos qui titre « Les noces infernales de l’écologie et de la politique. » Nous avons pu voir certains écologistes avoir une vision assez punitive de l’écologie. Les maires de Lyon, Bordeaux, Grenoble et autres nous ont donné quelques exemples.
Pour revenir sur cette écologie, nous avons parlé tout à l’heure des décisions gouvernementales. Je vais plutôt promouvoir le territoire puisqu’ici, en Vendée, une rupture a été créée, la Silicone Vendée avec Jean-Michel Mousset, Gunter Pauli et Idriss Aberkane notamment. La rupture, c’est l’économie bleue, c'est-à-dire une transition écologique en commençant à réfléchir aux déchets que nous produisons, en faisant des déchets une source de richesse. Essayons chaque fois que nous avons une problématique de déchets d’en faire un chiffre d’affaire et non pas quelque chose d’ultime à brûler. Il s’agit d’une initiative territoriale issue d’une vraie réflexion au niveau de la rupture.
Je prends un autre exemple avec l’hydrogène vert. Près d’ici a été décidé de produire de l’hydrogène vert. Mis en bonbonnes, l’hydrogène alimente des piles à combustible montées sur des camions diesel retrofités par l’entreprise E-Neo, basée aux Brouzils.
Nous pouvons également évoquer l’isolation avec du chanvre à la Cavac à Saint Gemme La Plaine, la culture du chanvre étant faite sur le territoire à l’entour.
Pour répondre à ces noces infernales de l’écologie et de la politique, la réponse ne vient-elle pas, en fait, du territoire ? Ce que la Vendée a fait depuis longtemps, d’autres territoires pourraient s’en inspirer. Est-ce que ce ne sont pas des territoires que doit venir la transition écologique ?
JMV : Je pense qu’une des faiblesses majeures de notre beau pays est la centralisation excessive alors qu’il faut de plus en plus de résilience et d’agilité. Notre modèle ne propose pas ça. Il avait une force extraordinaire après-guerre car il fallait reconstruire le pays, construire des centaines de milliers de logements, des villes, des usines. C’était de l’industrie lourde et il était important qu’il y ait un minimum de coordination, le ministère du plan s’en chargeait et consultait beaucoup. A ce moment-là, la France a connu ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses. Elle avait la croissance la plus vive par rapport aux autres pays. Nous vivions un moment de développement industriel bien assorti avec notre mode de gouvernance assez centralisé, vieux en gros de huit siècles. Notre notion d’identité nationale a été construite autour de l’Etat, ce qui nous paraît être une évidence alors que ce n’est pas le cas ailleurs. En Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, c’est très différent. Nous avons un Etat centralisateur et dans le monde d’aujourd’hui où il faut beaucoup d’agilité, plus de résilience, où le numérique permet à de nouveaux acteurs d’intervenir, nous voyons bien que ce modèle n’est plus adapté.
Cela fait longtemps que j’écris que la solution, et pas seulement en termes de transition écologique et énergétique, viendra des territoires, viendra d’un pouvoir accru des actions locales, d’une liberté plus grande des acteurs locaux et d’une capacité de coordination entre les acteurs locaux qu’il est impossible d’organiser depuis Paris.
Donc actions locales et plus de liberté pour les acteurs locaux publics et privés, oui ! Mais je pense que certaines dimensions ne peuvent pas relever du local, par exemple la taxe carbone aux frontières ne peut pas être décidée par la Vendée.
Je pense également que des réflexions de long terme sur la question de la transition écologique nécessite une forme de coordination, sans doute à réinventer à l’échelon de l’Etat, voire à l’échelon européen. Cela relève, pour moi, d’une forme de planification très différente de ce que nous avons connu en France durant les Trente Glorieuses, et encore plus différente de ce qui existait dans les pays à économie planifiée, tels que l’URSS et ses satellites. Pour réussir cette transition il faudra faire à la fois du bottom up, de l’action locale qui remonte, et aussi de la coordination à des échelles extrêmement étendues pour réussir.

Questions du public :

Vous avez évoqué des combats, celui du numérique. Personnellement, j’ai un problème avec la notion de défiance et de confiance. C’est vrai que nous avons peur de tout. Nous avons peur du numérique et du COVID et en même temps nous faisons une confiance aveugle à Google, à Facebook, à toutes les plateformes sans savoir d’où ça vient. Nous avons peur de la 5G pour la santé, mais nous n’avons aucun état d’âme pour les opérateurs qui la mettent en place. Nous avons peur de perdre nos données. Est-ce que pour vous la souveraineté est un combat à conduire ?
JMV : Oui et je disais qu’il fallait choisir ses combats. C’est vrai pour la souveraineté sur une partie du numérique, pas sur l’ensemble. Je ne pense pas que demain nous nous remettrons à fabriquer des téléphones mobiles. Mais sur une partie du numérique, oui évidemment. Ça fait partie de la souveraineté. C’est un enjeu essentiel.
Prenez l’affaire Tic Toc. Les Américains disent qu’il n’est pas possible qu’une entreprise chinoise récupère les données des Américains. Et pourquoi, nous, Européens, nous ne dirions pas que les Américains ne peuvent pas récupérer nos données sensibles, nos données personnelles ? Nous disons que la Chine est une dictature et les Etats-Unis une démocratie, certes mais l’évolution de la démocratie américaine est une vraie question quand je considère que les résultats de l’élection présidentielle risquent d’être contestés par l’éventuel perdant dans un pays qui va être à feu et à sang. Nous voyons bien qu’une démocratie qui paraissait des plus solides est aujourd’hui fragilisée. Il y a de la part des Européens de la naïveté et de l’inconscience à faire ainsi confiance. Oui, c’est un défi majeur et ce n’est pas facile à faire passer.

LdF : Nous avons ce souci avec le Règlement Général sur la Protection des Données, le RGPD, qui demande où sont les données, notamment celles de nos clients. Or quand nous prenons un cloud Microsoft, Microsoft ne veut pas dire où sont les données de nos clients. Peut-être serait-il bon de mettre en avant nos champions nationaux, tel que OVHcloud qui se trouve à Lille-Roubaix ?

Que pensez-vous de la théorie de la monnaie hélicoptère qui consiste en la distribution par la BCE de l’argent de la population aux entreprises sans passer par les banques ?
Le concept de la monnaie hélicoptère a été inventé dans les années 60 par un économiste Américain, Benjamin Milton Friedman. Le terme a été repris par Mario Draghi, il y a quatre ou cinq ans, quand il présidait la Banque Centrale Européenne. L’idée est dans l’air dans les situations de crise, elle est techniquement possible mais elle pose un problème politique majeur, c’est que La BCE n’est pas élue et donner de l’argent à des particuliers ou à des entreprises est une décision publique qui relève du parlement du pays concerné. C’est un vrai problème démocratique. La BCE doit rester indépendante car sa mission consiste à lutter contre l’inflation. D’autre part si les banques centrales se mettent à faire ça massivement, se posera la question de la valeur de la monnaie. Si aujourd’hui nous doublions la quantité de monnaie en circulation, les gens finiraient par avoir des doutes sur la valeur de cette monnaie, or la monnaie vaut quelque chose uniquement parce que nous croyons qu’elle vaut quelque chose. Ce n’est qu’une convention, ça repose sur l’hypothèse de la confiance. Dans l’histoire, il y a eu des périodes où nous avons cessé de faire confiance à la monnaie. Il fallait des brouettes entières de billets pour acheter une baguette. Créer trop de monnaie peut créer une défiance dans la monnaie et générer des crises qui sont toujours très longues.

La réindustrialisation de produits asiatiques vers la France ou l’Europe entrainerait, selon les estimations, une perte du pouvoir d’achat de 25%. Dans ce calcul, ne faudrait-il pas mettre en perspective des produits plus durables pour leur créer une deuxième vie en passant par exemple par Le Bon Coin ? Je pense que ces 25% peuvent être largement abaissés et qu’on pourrait avoir autant de pouvoir d’achat qu’aujourd’hui mais en faisant différemment.
JMV : C’est évidemment une piste. Autant de pouvoir d’achat, je ne sais pas, mais nous avons beaucoup de choses à réinventer. Si vous décidez d’interdire les produits importés de Chine et que les gens se retrouvent sans rien ou trois ans plus tard avec des produits deux fois plus chers, vous n’aurez pas résolu le problème. Il faut faire dans l’autre sens, il faut d’abord organiser ces circuits de recyclage, de deuxième vie, faire progresser l’idée que ça marche, que c’est utile, que c’est plus sain. Il y a tout un tas de messages écologiques qui peuvent passer aujourd’hui, mieux qu’il y a cinq ans. Aujourd’hui les gens réagissent, leur sensibilité est beaucoup plus grande. Ces initiatives font partie des solutions. N'oublions pas la nécessité d’agir au niveau national, voire européen, par exemple par l’évolution des normes, en particulier celle des émissions de CO2 qui nous ont amené à sous-traiter les productions sales là où il y a moins de normes environnementales. En France, beaucoup de normes sont coûteuses. Elles ont fait partir des productions ailleurs, et si nous ne faisons pas payer ces normes à l’entrée des produits en France ou en Europe, nous ne résolvons pas le problème. Mais il faut aussi de l’action locale, de l’action sur le terrain, différente ici ou en Bretagne ou en Corse, chaque entité locale a ses solutions, ses sensibilités, ses circuits, ses solidarités et c’est seulement dans ces réseaux-là que cela peut être inventé.
Il faudra à la fois des niveaux d’intervention nationale et supranationale pour bloquer les effets des externalités négatives, les effets négatifs des productions qui partent à l’étranger et en même temps avancer sur le plan local sur tout ce qui peut être autres formes de production.

LdF : Nous avons des exemples concrets avec Ikea qui vient d’ouvrir un magasin de meubles de deuxième usage, avec Catawiki qui est une plateforme de vente aux enchères en ligne hollandaise et de nombreux autres sites de vente de seconde main de gammes de produits très différents tels qu’informatique, vêtements, chaussures…
Nous vivons actuellement un véritable phénomène de société car nos parents n’auraient pas acheté un vêtement d’occasion, sauf s’ils étaient dans le besoin mais ils allaient vers des solutions plutôt sociales. Aujourd’hui il n’y a plus cette barrière, il y a même un encouragement à être un citoyen mieux que d’autres en achetant en deuxième usage.

Vous avez parlé d’hélicoptère à billets, j’ai compris que le risque est l’inflation mais quelle est la nuance avec les banques centrales qui reprêtent indéfiniment l’argent à certains pays ? Cela ne revient-il pas à peu près au même ?
JMV : Formellement c’est différent mais au fond c’est pareil. Les émissions de billets en pagaille sont connues (les assignats de la Révolution, les marks des années 1920…), nous avons des références de ce qui s’est passé.
Les banques centrales qui achètent et gardent durablement des titres de dette et qui ont émis de la monnaie sans contrepartie puisqu’elles gardent les actifs au bilan, il n’y a pas de précédent et nous ne savons pas ce que cela va donner. Je reviens à l’exemple du Japon qui est allé deux fois plus loin que nous dans cette direction sans avoir, pour l’instant, de problème visible majeur, mais je ne sais ce que cela va donner à terme.

LdF : Il y a des actifs qui sont des réservoirs de valeurs comme l’or qui vient de monter, les cryptomonnaies peut-être et les bulles immobilières. Aujourd’hui, les gérants d’actif sont en train de quitter un certain nombre de marchés, notamment les marchés de la dette, signe d’une défiance sur sa valeur pour aller sur des actifs tangibles tel que l’immobilier. Nous parlons de plusieurs centaines de milliards de dollars.

Est-ce que nous pouvons nous attendre raisonnablement à un moment ou à un autre à une reprise ou à une arrivée de l’inflation malgré tout. Vous avez dit que nous ne savons plus fabriquer de l’inflation. Quel est le mode de fabrique de l’inflation ?
JMV : Il y a deux ressorts. Le premier est l’augmentation des prix des matières premières. Choc pétrolier dans les années 70, le prix du pétrole a quadruplé, les prix ont augmenté. Aujourd’hui ce n’est pas le cas et nous ne voyons pas ce qui pourrait provoquer un quadruplement du prix du pétrole. Toutefois l’Arabie Saoudite avec 10% du marché très tendu du pétrole, pourrait imploser car la consommation mondiale de pétrole a baissé de manière très forte. BP a dit hier que le pic pétrolier était passé. C’est la première fois qu’un pétrolier le dit. C’est donc difficile d’imaginer un emballement des prix sur un produit dont la consommation est plutôt déclinante.
L’autre mécanisme de l’inflation est l’augmentation des salaires. Ça a beaucoup joué mais sur des marchés du travail qui étaient sans doute assez différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. C’est beaucoup plus facile de bloquer une usine avec un piquet de grève de 100 salariés que de bloquer Amazon ou Google en mettant 100 personnes devant leur porte. Les organisations actuelles du travail rendent difficile les actions de contestation, et par conséquent l’inflation.
Périodiquement des cabinets d’économistes prévoient le retour de l’inflation, mais en vain. La crise de 2008-2009 n’a pas entraîné d’inflation et je ne vois pas de signes inflationnistes, aussi bien du côté des salaires que des coûts des matières premières. Toutefois cela ne veut pas dire qu’il n’y en aura pas.

Un fait nouveau que nous avons vu à l’occasion du COVID est la capacité de l’Europe à lever un emprunt que je pense être considérable de 500 milliards au niveau européen. Je ne suis dupe, ce n’est pas l’empathie qui a conduit les Allemands à accepter de lever cet emprunt. Visiblement la situation de l’Italie du Nord et celle des sous-traitants de l’automobile allemands les a alertés pour lever cet emprunt. Ma source est Hubert Védrine qui ne raconte pas n’importe quoi. Je pense qu’à une certaine époque, ils auraient pu faire le choix de continuer à faire fabriquer en Chine. Est-ce le début d’une prise de conscience d’une souveraineté européenne ? C’est ma première question.
La deuxième est totalement différente. Il y a une info d’avant le COVID qui est passée presque inaperçue. Le plus grand fond de pension au monde, norvégien, est sorti du Dow Jones et ne veut financer que des actions ayant une empreinte écologique positive. Ça aussi, est-ce un changement majeur qui est en train de se passer ?
JMV : Concernant l’emprunt européen, cela peut être un vrai début si tout le monde n’y va pas à reculons. Il va donc y avoir un papier obligataire européen. Cela peut être potentiellement très important si les pays européens le développent. Je vous rappelle que cela a eu un rôle fondamental dans l’histoire des Etats-Unis. En 1790, il n’y avait que trois personnes qui décidaient alors qu’aujourd’hui, il y en a 27 en Europe. Ces trois personnes étaient le Président des Etats-Unis, son Secrétaire au Trésor et le Gouverneur de la Virginie qui était un Etat riche. Il y avait la volonté de faire une assomption des dettes, donc de mutualiser toutes les dettes des Etats-Unis. En échange, la Virginie s’est vu offrir la localisation de la capitale à proximité, Washington étant au confins de la Virginie et du Maryland.
Ainsi, à partir du moment où les dettes ont été mutualisées, il a fallu un impôt pour financer cette dette. Est alors né l’impôt fédéral. Beaucoup d’historiens considèrent que les Etats sont devenus unis à partir du moment où ils ont eu une dette commune et des impôts communs.
Ce qui se passe en Europe peut être très important. Il va falloir en tirer les conséquences fiscales qui pour l’instant restent dans l’ombre. Si le remboursement se fait chacun de son côté selon une cote part, l’effet sera moins important qu’avec un impôt fédéral et un parlement européen qui contrôle cet impôt. Je rappelle que les démocraties parlementaires sont toutes nées du contrôle de l’impôt, à commencer par l’Angleterre. Cela peut donc être une chose très importante.
L’autre point est le fond souverain norvégien qui bénéficie de l’argent du pétrole de la Norvège. Celui-ci a annoncé qu’il n’investirait plus dans le charbon puis dans les produits fossiles et, maintenant ne veut investir que dans entreprises à empreinte positive. C’est un vrai changement pour avancer dans la transition écologique qui se met en place. La prise de conscience s’établit dans de nombreux pays, des acteurs extrêmement réticents sont en train de changer tels que les grands pétroliers et les constructeurs automobiles, même s’ils avancent, l’épée dans les reins, avec de nouvelles normes et font une bascule impressionnante sur l’électrique. Ça change aussi du côté des producteurs et des investisseurs mais une question se pose, je le vois chez les gérants d’actifs des grandes banques françaises, comment allons-nous faire la bascule ? Les clients épargnants le demandent de plus en plus et la pression des banques centrales se fait insistante en demandant aux banques de pouvoir résister aux chocs climatiques. Il s’avère que certains actifs peuvent résister et d’autres pas du tout. En 2017 a été créé un groupement des banques centrales pour avancer sur cette problématique de réglementations climatiques.
Nous voyons les consommateurs, producteurs, investisseurs, petit à petit mettre en place un alignement des réglementations. Beaucoup de choses passent sous le radar, par exemple l’élaboration de nouvelles normes en butte avec les Américains, là encore il est question de souveraineté.

Le thème de la soirée est la défiance, boulet économique et sanitaire de la France. Que pensez-vous, vous journaliste, du rôle des médias dans cette défiance ?
JMV : La réponse facile serait de dire « Nous avons les médias que nous méritons ». Nous sommes dans une logique médiatique, une logique de captation d’audience, de cerveaux disponibles. Pour y arriver, le plus simple est l’émotion. Qu’est ce qui dégage de l’émotion ? Ce sont les faits divers, ce qui ne va pas, une usine qui ferme. Vous aurez de l’émotion avec l’ouvrière qui est licenciée, vous n’en n’aurez pas avec le patron qui crée des emplois avec une start up. Dans le digital et l’audiovisuel, tout ce qui provoque de l’émotion va donc être mis en avant. Même les médias de l’audiovisuel public doivent s’y mettre un peu pour éviter que leurs audiences s’effondrent.
Un autre problème dans les médias est la compétence, problème augmenté par le numérique et l’accélération des processus. Néanmoins, les journalistes français ont une grande liberté vis-à-vis des grands groupes et du pouvoir.

Dans le règne de l’émotion médiatique, comment introduire un peu de confiance ?
JMV : Dans les cours que je donne à l’école du journalisme de Sciences Po, la première question que je pose en début d’année est « Comment vous informez-vous ? »
Il y a cinq ans, les médias classiques avaient totalement disparu. Ces jeunes qui ont une forte sensibilité à l’information puisqu’ils veulent être journaliste, s’informaient uniquement par les réseaux sociaux et ils se rendent compte qu’en n’ayant que de l’info soi-disant indifférenciée, soi-disant neutre, ils n’ont pas une bonne information. Depuis deux ans, ils reviennent vers des marques de médias qui peuvent être des marques traditionnelles comme les quotidiens ou les chaînes de télé mais aussi des plus nouveaux, numériques. Ils reviennent vers des marques d’information parce qu’ils savent qu’il y a un minimum de qualité, de vérification, de crédibilité, parce que ces marques font du travail qui mérite d’être payé. Ce sont des médias très différents les uns des autres, certains dont je me sens très proche, d’autres très éloigné mais que je respecte professionnellement. Cette confiance finira par payer, c’est ma conviction.

Donnez-vous des conseils à vos étudiants ? Leur dites-vous comment bien s’informer ?
JMV : Je ne leur donne pas de conseil, mais je leur dis « Est-ce que tu as bien vérifié ? Es-tu bien sûr ? » Ce sont les fondements du métier. C’est douter, se poser des questions. C’est aussi se demander « Pourquoi untel me donne une information ? » J’essaie de les faire progresser sur ce qu’est une information.
Pour un journaliste, il y a quatre choses à savoir. Trouver des informations, savoir valider des informations, savoir les hiérarchiser, savoir les mettre en perspective. Ces quatre points sont absolument indispensables.

Pour être assez pragmatique, je suis un peu étonné, par rapport à la crise de 2008, que les marchés boursiers se soient quand même maintenus. Est-ce qu’il n’y a pas la main du Président des Etats-Unis pour maintenir ? D’autant que nous avons atteint des points chauds, des points très haut aussi bien sur le Dow Jones que sur le Nasdaq. Quel est votre opinion sur la question ?
JMV : D’une façon générale, je n’ai pas d’opinion sur la Bourse mais je peux faire quelques commentaires. C’est impressionnant de voir à quel point les cours ont remonté vite après le choc. Je vois quelques éléments d’explication. Le fait que les investisseurs savent qu’il y a des placements sur lesquels ils ne peuvent plus compter, alors ils se reportent sur l’or, les crypto-monnaies, l’immobilier mais aussi en partie sur les actions parce qu’elles sont plus sûres que les obligations.
Un deuxième élément d’explication est qu’il y a énormément d’argent et que les banques centrales créent encore plus d’argent pour financer. Une partie de cet argent se retrouve investi, notamment en actions.
Le troisième point est que dans cette montée très forte, il y a quelques entreprises qui tirent très fort. Le fait que Apple soit côté plus de 2000 milliards de dollars en bourse veut dire que les profits d’Apple dans les années à venir dépasseront 2000 milliards puisque la valeur d’une entreprise est la somme de ses profits futurs. Cela veut dire que Apple va faire 2000 milliards de profits. Je ne sais pas combien de temps Apple va exister, peut-être 50 ans, cela fait beaucoup d’argent. Ces profits très forts seront possibles si ces entreprises parviennent à exercer un pouvoir de monopole beaucoup plus fort qu’aujourd’hui.
Est-ce que ces entreprises, après avoir éliminé leurs concurrents, auront le pouvoir de nous imposer des tarifs plus forts que ceux d’aujourd’hui, ce qui pourrait ramener un peu d’inflation ? C’est un vrai défi pour les années à venir en matière de politique d’entreprise pour préserver de la concurrence. Thomas Filippon, un économiste français, dit « Il y a 20 ans, les Etats-Unis était le pays de la concurrence, maintenant c’est l’Europe. » Un exemple est le téléphone qui est plus cher aux Etats-Unis qu’en Europe du fait que la concentration est maintenant plus forte aux Etats-Unis. Les géants du numérique peuvent y imposer des tarifs plus élevés.
Le régulateur public peut-il encore gérer ça ? Le problème va continuer de se poser.

Pour rebondir sur ce que vous disiez, déjà en juillet le FMI tirait la sonnette d’alarme en disant qu’il y avait une déconnexion réelle entre les marchés financiers et l’économie réelle. Là encore dernièrement l’AMF, l’Autorité de régulation des Marchés Financiers, a aussi tiré la sonnette d’alarme en disant que nous avions signé des niveaux stratosphériques alors que nous n’étions pas arrivés au fond de cette crise économique. En se penchant sur les anciennes crises, par exemple celle des années 30 où nous avions eu une première chute suivie d’une vraie chute à la fin des années 30, je me demande si nous avons atteint le niveau le plus bas de la crise ou si nous allons descendre encore beaucoup plus bas. Est-ce que la crise économique, et surtout celle des marchés financiers, est derrière nous où allons-nous dans le gouffre ?
JMV : Ce que nous mesurons très mal aujourd’hui c’est l’étendue des dégâts, l’état du tissu des entreprises. Nous savons que certaines entreprises s’en sortent très bien, en particulier les GAFA, parce qu’elles profitent de la mutation numérique, elles sont aux premières loges pour en profiter. Certaines entreprises membres des groupes GAFA ont connu des booms absolument fantastiques pendant cette crise. A l’opposé, il y en a beaucoup d’autres derrière dont nous ne connaissons pas l’état. En France à partir du mois prochain s’arrête les moratoires de prêts bancaires et il va falloir recommencer à rembourser les prêts ou à servir les intérêts, ensuite il y aura les cotisations sociales et les impôts, au printemps prochain le PGE. Des entreprises risquent d’être dans une situation compliquée. Et ce que je décris en France concerne aussi beaucoup d’autres pays.
Comment va résister le tissu des entreprises sachant que si l’entreprise est en difficulté, elle ne l’est pas toute seule ? Elle a aussi des clients qui vont être dans une situation compliquée et plus encore, des fournisseurs. Pour moi l’indicateur clé à surveiller dans les six à neuf mois à venir, ce n’est pas le taux de chômage, ce n’est pas l’inflation ni la dépense publique, ce sont les faillites. Je pense que nous mesurons très mal l’ampleur du choc pour les entreprises qui ont été pendant deux mois sans chiffre d’affaires. Nous avons connu une anesthésie dont la sortie est parfois difficile. C’est très compliqué à mesurer.
Les banques sont évidemment plus solides, elles ont des capitaux propres plus importants et une capacité de résistance plus forte. Nous avons eu la chance d’avoir eu la crise de 2008 parce que nous avons mis en place à cette époque beaucoup de dispositifs qui ont servi cet an-ci immédiatement de façon tout à fait positive.
La question de la robustesse des entreprises va se poser. Pas sur les prêts garantis par l’Etat de 120 milliards, ni sur la charge effective pour les banques, 15 milliards donc peu de chose. Le problème n’est pas là en France comme dans les autres pays, le problème se situe sur les 1000 milliards de prêt bancaire que les entreprises ont dans leurs comptes.

Tout à l’heure vous avez évoqué comme valeur d’investissement actuelle les crypto monnaies. Quelle pérennité pouvons-nous leur accorder du fait que c’est un produit qui date de 2008. Quel est votre avis là-dessus ?
JMV : Le bitcoin a été créé dans la foulée de la faillite de Lehman Brothers. C’est quelque chose de totalement nouveau qui repose sur une mécanique complètement décentralisée. Il s’agit d’un outil radicalement différent puisque toute la création monétaire est extrêmement centralisée et extrêmement surveillée. Le monde du bitcoin suppose de se faire confiance, ce n’est plus une confiance verticale, c’est une confiance horizontale. Ça ne se passe pas au niveau de l’Etat, des pouvoirs publics, qui garantissent, émettent des règlements, assurent, obligent, c’est une confiance que je fais à quelqu’un d’autre. Le bitcoin pose des questions écologiques puisqu’il consomme énormément d’énergie en faisant mouliner des millions d’ordinateurs.
Nouveauté, invention, nécessité de comprendre comment ça marche, ça repose clairement sur un engouement autour de la perspective que cela allait constituer un actif. Pour l’instant c’est un projet.
Pour trouver des bitcoins, il faut faire tourner des ordinateurs de manière massive. L’inventeur du bitcoin a réinventé la mine où nous cherchions de l’or, et il faut beaucoup chercher pour trouver peu. Il y a donc des acteurs qui ont mis en œuvre des moyens énormes, c’est devenu une industrie en particulier en Chine. Pour tout dire, je crois que Louis est beaucoup plus compétent que moi.

LdF : Nous parlons beaucoup des Chinois mais le bitcoin a baissé à chaque renouvellement de technologie. Il faut savoir que Netflix est beaucoup plus consommateur tant de bandes passantes que de serveurs, que les mails stockés par milliards dans les serveurs sont pratiquement aussi consommateurs que le bitcoin avec peut-être moins de service. A chaque fois que le bitcoin baisse, c’est l’occasion de mettre de côté un certain nombre de serveurs et d’aller prendre de l’électricité excédentaire.

JMV : Qu’il y ait d’autres formes d’actifs financiers, d’autres formes de monnaies qui se développeront à l’avenir, cela me paraît une évidence. Nous avons vécu pendant trois siècles, et ça a commencé avec les traités de Westphalie en 1648, dans un système très dépendant des Etats. Le système est très centralisé autour de la notion d’Etat, en France particulièrement, mais aussi dans le monde entier autour de questions monétaires. Quand vous regardez le Moyen Âge, les monnaies étaient émises par beaucoup de gens, puis c’est devenu un monopole d’Etat. Au fil des années l’Etat a joué un rôle de plus en plus central mais tout ce qui se passe depuis la révolution numérique va vers une décentralisation. La logique de l’industrie lourde est une logique de concentration, et la France a d’ailleurs bien réussi dans les années 50 – 60 du fait de sa centralisation. Au même titre que la planification soviétique imaginée pour être efficace. Jusqu’aux années 60, les Américains étaient persuadés que les Soviétiques pouvaient les dépasser. Dans les années 60, les biens de consommation se sont développés très fortement et les Soviétiques se sont retrouvés complètement dans les choux à cause de leur système très centralisé incapable de produire une nouvelle demande.
Nous allons vers des productions de plus en plus décentralisées. Le numérique permet de passer de la production de masse à de la production de plus en plus sur mesure de produits individualisés. Cela nécessite des organisations très différentes, plus décentralisées, ce que le numérique permet. Dans les années à venir, les Etats vont être concurrencés par des formes d’organisation très différentes permises par le numériques. La monnaie n’en sera qu’une expression parmi d’autres.

Peut-être qu’une partie de la défiance que nous voyons se développer, qui est bien ancrée dans le pays, vient aussi de la multiplication des différentes couches du millefeuille administratif. Nous créons de nouvelles couches sans éliminer vraiment les anciennes. Le maillage des villes a été créé il y a longtemps, basé sur la distance parcourue à cheval en une journée. Il n’est plus très pertinent. Nous avons créé l’Europe comme des communautés de communes à une autre échelle, sans enlever les communes, nous avons créé l’Europe sans enlever les Etats. La question aujourd’hui est que les Etats ont finalement très peu de capacité de décision. Aux petits échelons comme aux plus grands, n’est-il pas temps de se poser la question de la pertinence de ces échelons ?
JMV : Nous avons bien vu dans la crise sanitaire que l’échelon de référence a été l’Etat. En France évidemment, d’autant plus que nous sommes atteints d’un syndrome que j’appelle le MQFLG, Mais Que Fait Le Gouvernement. Il a été particulièrement fort durant la crise sanitaire. Dans tous les autres pays, les choses ont été traitées au niveau national et non au niveau européen. Il y a très peu de compétences à l’échelon européen, je pense que cela va changer à l’avenir.
Les choix de l’Organisation Mondiale de la Santé ont été assez dramatiques parce que celle-ci a été capturée par la Chine. Un pays a eu une organisation particulièrement efficace, à la fois centralisée et décentralisée contre la COVID, c’est Taïwan dont nous n’avons pas entendu parler durant cette période, en tout cas pas par l’OMS car la Chine avait dit à l’OMS que Taïwan n’existait pas. En 2003, quand le SRAS est venu de Chine, les Taïwanais se sont dit que le SRAS aurait pu faire dérailler leur économie et il ne fallait pas que cela arrive de nouveau. Ils ont mis en place, dès début 2004, un système pour éviter d’avoir de gros problèmes. Le système comportait des dispositifs de veille en Chine pour vérifier ce qui s’y passait. Taïwan a été le premier Etat à dire en décembre 2019, « Il se passe quelque chose en Chine, il faut agir » et l’OMS n’a pas bougé. Assurément nous n’avons pas d’instance mondiale efficace sur la santé. Nous n’avons pas d’instance en Europe et faire reposer cela sur les communautés de communes ou les régions me paraît un peu léger. Par voie de conséquence, les Etats ont joué un rôle central.
Un autre moment où nous voyons que l’Etat conserve une dimension très forte dans l’imaginaire collectif, c’est à l’occasion des jeux olympiques et la coupe mondiale de football. Je pense souhaitable que l’Etat nation y joue un rôle moins important.

Tout à l’heure vous parliez des monnaies, que pensez-vous des monnaies locales ?
J’ai un très gros problème avec les monnaies locales car, si elles permettent d’échapper à l’impôt et aux cotisations sociales, ce n’est pas tenable. Nous pouvons le faire à un échelon local pour échanger des choses entre voisins mais ce système ne peut pas être développé à grande échelle.
Ce que j’ai observé en général, c’est que la question de l’impôt est mise sous le tapis, et si ce système se développait, nous finirions par avoir un problème d’action publique et d’action de solidarité dans ce pays.
Donc c’est sympa, mais nous ne pouvons pas ignorer les impôts et l’URSSAF. Je pense que dans les années et décennies à venir, nous allons avoir beaucoup de changements par rapport à cette monnaie centrale d’Etat.

LdF : Jersey a donné à ses habitants une carte prépayée à durée limitée pour consommer.

Goldman and Sachs a écrit, il y a peu de temps, que les fonds gérés par des femmes avaient mieux résisté à la crise. Qu’en pensez-vous ? Et il n’y a aucune ironie derrière ma question.
JMV : Il y a une phrase que j’aime beaucoup : « Si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, ça ne se serait pas passé comme ça en 2008. »
Cette idée me paraît assez logique dans une situation de crise parce qu’il y a toute une série de travaux qui démontrent qu’en matière de placements, les femmes ont en général plus d’aversion aux risques que les hommes. Ceux-ci offrent une aversion aux risques inversement proportionnelle à leur taux de testostérone dans le sang, comme le montrent des résultats d’études menées dans des salles de marché au Royaume-Uni. Donc dans un contexte qui bouge beaucoup, l’aversion aux risques est plutôt protectrice. Au-delà de cela, je pense que dans le monde de l’investissement et dans le monde du management d’entreprise, il y a énormément de gains à faire en comptant davantage de femmes. McKinsey avait fait un travail il y a quelques années portant sur les conseils d’administration, qui démontrait qu’à partir de trois femmes dans un conseil d’administration, l’entreprise avait une meilleure performance. Quand il n’y en a qu’une, elle est enterrée et quand il y en a deux, c’est parfois conflictuel entre elles. Dans de nombreux domaines, nous nous rendons compte que la diversité des genres est un critère de réussite, de résilience et de solidité.

La défiance, boulet de la France était le thème de cette soirée. Qu’est-ce qui pourrait inspirer de la confiance ?
JMV : Si nous restons dans le registre de l’entreprise, il y a « Faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait ». Cela veut dire une classe politique qui réfléchit un peu plus à ce qu’elle propose, qui produit un travail intellectuel car je suis effaré par le peu de travail intellectuel qui émanent des partis français. Ils arrivent au pouvoir avec des programmes peu réfléchis, se font élire sur des petites mesures symboliques qu’ils sortent parfois de leur chapeau. Un exemple extrême est François Hollande qui sort d’une émission télévisée sans avoir préalablement consulté un de ses conseillers sur l’idée d’une taxation à 64% des plus riches. Cette décision a joué un rôle non négligeable dans son élection. Ce n’est pas un accident, c’est une absence de travail intellectuel dans les partis. Il s’agit d’un point absolument essentiel.
Nous en avons parlé, il y a aussi le millefeuille administratif, l’organisation particulièrement tordue du pouvoir en France qui aboutit à des contradictions. Il faudra revenir sur le découpage administratif de la France, plus sérieusement que cela n’a été fait puisque jusqu’à la dernière minute dans le communiqué qui présentait le nouveau dispositif, le nombre de régions n’était pas fixé. Cela montre l’ampleur de la réflexion et la cohérence géographique qui se trouvaient derrière le projet. En regard, il y avait de vraies questions de découpage et de distribution du pouvoir aux acteurs locaux.
Il y a l’action politique mais il y a aussi l’action individuelle que chacun peut mener dès lors qu’il est en situation de réfléchir pour décider « Comment puis-je créer plus de confiance avec les gens avec qui je travaille ». Il y a des techniques managériales, il y a des choses qui doivent venir d’une volonté plus personnelle et je pense que chacun peut faire quelque chose pour contribuer à l’instauration d’une confiance plus naturelle et plus spontanée, quelque chose qui contribue également à notre bonheur.

                                                                                                                                                                                                          Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière
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