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Les jeunes, la famille, l’école et le monde économique

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 4 juin 2010

 

Chercheur, sociologue, consultant possédant une large expérience de terrain, Bernard PETRE a travaillé pour de nombreux bureaux d’études dont la SOFRES. Aujourd’hui, il est expert A.P.M. (Association pour la Progression du Management), il enseigne et fait également de la recherche. Ces différentes compétences le conduisent à venir nous parler d’un sujet qu’il connaît bien : les jeunes d’aujourd’hui, la famille et l’entreprise.

 

Bernard PETRE

De quoi allons-nous parler aujourd’hui ? Des jeunes, de la famille, de l’école et du monde économique. Je vais commencer par vous citer ces quelques mots de François Dubet. Dans son ouvrage Ecole: la question du sens (éditions Sciences Humaines), il écrit « On ne s’interroge guère sur le sens des choses quand il va de soi (…) Nous entrons dans une société où le sens de l’action et des identités est moins donné aux acteurs comme allant de soi qu’il n’est construit par eux ». En d’autres termes, plus personne aujourd’hui n’accepte qu’une autre personne juge le sens de sa conduite. Par exemple, faire du sport, aller à la messe ne peut être compris que lorsque l’individu explique les raisons pour lesquelles il les fait. C’est une révolution importante.

 

En temps  que « chercheur / trouveur » mais aussi « démineur de malentendus », je mène depuis 25 ans cinq à six entretiens approfondis par semaine avec des jeunes, dans le but de trouver des solutions aux  problématiques exposées. J’ai ainsi rencontré de nombreuses personnes qui m’ont parlé de thèmes fort variés. Mon expérience de dirigeant d’entreprise, celle de père de 5 enfants, et ma formation de philosophe me permettent de détecter des malentendus pour les transformer en collaboration. Je suis ainsi en mesure d’identifier de nouveaux modèles sociaux. La question qui me pousse à aller travailler tous les matins est la suivante : « Comment créer des repères collectifs dans un société où chacun choisit sa loi ? » A cet effet, je cherche à mettre en lumière des logiques d’interaction positives (cercles vertueux) et négatives (cercles vicieux) entre les jeunes, les familles, les écoles et les entreprises.

Ma méthode consiste à rechercher des paradigmes, c’est-à-dire accompagner les acteurs et les équipes à reformuler les questions d’une manière qui leur permette de se découvrir d’autres ressources.

Par exemple, beaucoup d’enseignants disent qu’ils possèdent un contenu (des savoirs) et une méthode pour le transmettre. Ils ne réalisent pas qu’il ne s’agit là que de « tâches d’exécution ».  Leur vrai métier est de gérer l’imprévu, faire face à des situations quotidiennes qui n’ont rien à voir avec leurs compétences professionnelles : des jeunes qui n’ont pas envie de travailler, d’autres qui ont des problèmes de résultats, la régulation de disputes, voire même parfois la gestion de questions de maltraitance. Ils ont donc l’impression de faire du bénévolat, de gaspiller leur énergie. Voici l’un des paradigmes de l’enseignement.

Nous devons sans cesse reformuler les problèmes et les situations pour exercer nos métiers.

Ma proposition pour cet après-midi : partager quelques constats, tenter quelques hypothèses, reformuler certaines questions, détecter des solutions.

 

Je vais maintenant vous poser des questions auxquelles vous allez répondre par oui ou par non à main levée :
– Le moral des Français de 16 à 29 ans est-il à peu près comparable à celui des jeunes des autres pays industrialisés ?

Forte majorité de « oui » dans la salle, or la réponse est « non », les jeunes Français sont peu optimistes quant à leur avenir.

Tableau1
– Les Français de 16 à 29 ans estiment-ils important de développer l’esprit d’entreprise comme valeur chez les enfants ?

Forte majorité de « non » dans la salle, la réponse est effectivement « non ».

Tableau2

– Les Français de 16 à 29 ans estiment-ils avoir leur destin entre leurs mains ?

Forte majorité de « non » dans la salle, et la réponse est effectivement « non », les jeunes Français pensent qu’ils n’ont pas de prise sur leur avenir.

Tableau3

– Les jeunes sont-ils prêts à payer nos retraites ?

La réponse est « non », conformément à votre vote !

Tableau4

 

Je souhaite maintenant vous livrer quelques hypothèses :

– Contrairement à ce que beaucoup de personnes affirment, notre société aime la jeunesse, pas « les jeunes ». Pour la grande majorité des adultes, il n’existe pour ainsi dire que des jeunes fragiles et des jeunes dangereux, les autres comptent peu.

La jeunesse considérée comme une valeur est très appréciée. Le plus grand compliment que l’on puisse faire à une personne que l’on n’a pas vue depuis longtemps est « Comme tu as rajeuni ! »

En réalité, ce sont les adultes qui ont changé, pas les jeunes. Aujourd’hui à 50 ans, on peut changer de religion, de métier, de conjoint, de sexe. Ce qui a changé en quelques années, ce sont les parents, qui ne se sentent plus obligés de faire comme les grands-parents. Les adultes font ce qu’ils veulent et les jeunes doivent suivre. La norme est devenue l’épanouissement individuel.
– Un des éléments clef de notre société, le socle institutionnel commun, s’est affaibli. Avant 1960, la famille fonctionnait entourée par une série d’institutions qui dictaient de manière convergente la manière d’élever les enfants. On se mariait avant d’avoir des relations sexuelles, on utilisait un code de politesse universel. La famille reflétait les normes qu’elle captait à l’extérieur. Lorsqu’un jeune se disputait avec son père, tous ceux qu’il allait consulter pour en parler (professeur, curé, gendarme, psy,…) lui tenaient le même discours lui disant qu’il avait tort. Aujourd’hui, les parents acceptent qu’un professeur soit un spécialiste de l’apprentissage de sa matière mais ils estiment qu’il n’a pas à se prononcer sur le mode d’alimentation de leur enfant. La famille s’entoure d’experts alors que ceux-ci ont bien souvent des avis divergents. Souvenez-vous des conseils donnés quant à la position idéale dans laquelle il fallait coucher un nourrisson sous peine de lui faire prendre des risques graves. Il y a 30 ans, c’était sur le ventre, il y a 20 ans sur le côté, il y a 10 ans sur le dos, aujourd’hui, c’est encore différent ! Les jeunes parents interrogent des experts pour savoir à quelle heure un enfant doit dormir, à quel âge il peut aller voir son premier « Harry Potter », quand il convient de lui offrir son premier ordinateur… La famille n’a plus le choix, elle est obligée de décider ! Elle endosse de ce fait une nouvelle mission au sein de notre société. Les enfants ne prennent plus leurs parents comme seuls modèles car ils ne sont plus une bonne boussole. Pour faire la part entre le bien et le mal, ils ne regardent plus seulement leurs parents mais leurs contemporains. Ils veulent toujours des valeurs mais se les approprient autrement, y compris dans le monde de l’entreprise. Puisque la liberté prime pour les parents, ils estiment qu’elle doit primer pour eux également.
– La famille reste centrale mais ce n’est plus la même. Traditionnellement, la famille donnait une place à l’individu, lui attribuait un rôle dans la société. Aujourd’hui, c’est l’individu qui crée la famille. De nombreux couples disent qu’ils se sont séparés sans conflit, non sans souffrance mais sans conflit, conduits par le besoin de connaître autre chose. Quand la famille n’aide plus l’individu à s’épanouir, il la quitte. Avant, l’individu était au service de l’institution familiale, Maintenant, la famille est au service de l’épanouissement personnel.  Passer du « devoir » à l’épanouissement, c’est une évolution qui peut paraître merveilleuse mais présente certains inconvénients. Cela crée des familles « Simpson » au cœur desquelles il faut créer du collectif: des familles « maisons », des familles « plongée sous-marine », des familles « BMW », etc. Or il s’avère difficile de fonder du collectif quand tout le monde veut vivre son « trip ». On ne veut plus de rituel obligatoire mais du plaisir à se trouver ensemble. Chaque famille devient une planète à part entière, régie par un système de normes unique.
– Les familles s’affranchissent de plus en plus des modèles de références de leur milieu social. Elles font des arbitrages. J’en prends pour preuve le sport. Autrefois, certains sports étaient affectés à des tranches sociales (le golf était pratiqué par des familles très aisées, le tennis par des familles bourgeoises et le foot par des familles émanant de milieux plus populaires). C’est terminé, il n’existe plus de barrière sociale. Autre exemple : je connais une coiffeuse qui gagne difficilement sa vie. Chaque été, elle s’offre 3 semaines de vacances au Club Méd. La majeure partie de l’année, elle vit tout en bas de l’échelle sociale, quelques semaines par an, elle vit tout en haut de cette même échelle ! Des personnes que l’on peut qualifier de pauvres font des sacrifices énormes pour s’offrir une très belle voiture ou des vêtements coûteux. Les tranches sont abolies. C’est donc difficile de s’y retrouver mais chacun reconnaît à l’autre le droit à la différence. Il circule pourtant de nombreux malentendus au sein des familles, entre familles, entre familles et écoles. Il s’agit en réalité plus de malentendus que de conflits.

Autrefois, parents et enfants pouvaient ne pas être d’accord sur un certain nombre de sujets. Aujourd’hui, on parvient à être d’accord à peu près sur tout puisque l’on ne parle pratiquement plus que de choses superficielles, extérieures à notre vie.
– L’école avait été imaginée pour que tout le monde partage les mêmes valeurs et attentes en termes d’éducation. Ce n’est plus vrai.

Du point de vue des enfants, plusieurs motivations existent quant au sens de l’école : un moyen de montrer qui l’on est, une obligation, des avantages périphériques (comme les copains).

Le point de vue des parents sur le sens de l’école, leurs objectifs premiers, varient également : l’épanouissement de l’enfant, l’utilité sociale, la délégation éducationnelle, le fait d’appartenir à une bande, de répondre à l’obligation scolaire, de profiter de la garderie gratuite.

Chaque école enfin a une façon différente de résoudre le dilemme obligation / adhésion : certaines considèrent qu’elle doit constituer un sanctuaire qui protège de tout, d’autres pensent qu’elle doit être ouverte sur le monde, refléter la vie, d’autres prônent une école exigeante, voire rigide, d’autres encore ont du mal à définir les contours de l’apprentissage de l’autonomie (comme à Poudlard, l’école d’Harry Potter).

Par rapport à l’école, on a identifié :
> 4 motivations possibles chez les enfants,

> 6 motivations possibles chez les parents,

> Et 4 conceptions possibles de l’école,

Quand on multiplie les 4 motivations des enfants par les 6 motivations des parents et  les 4 conceptions de l’école, cela donne 96 combinaisons ! Ce ne sont pas tellement les 96 combinaisons qui posent problème, c’est surtout le fait de croire qu’il n’y en a qu’une seule qui est une source abondante de malentendus.
– Je ne résiste pas à la tentation de vous raconter une petite histoire dont l’une de mes tantes a fait l’objet il y a bien des années de cela. C’est elle-même qui me l’avait racontée. La scène se déroule un dimanche, dans une petite commune de Belgique « bien comme il faut » où il n’est pas question de manquer la messe. Ma tante, qui avait une dizaine d’années, enfourche son vélo pour aller à la messe, à jeun bien sûr. Tout à coup, en haut d’une côte, elle gobe une mouche… Cruel dilemme… Il lui fallait choisir entre l’abstinence, ne pas aller communier et exposer sa famille dans ce cas à une véritable vindicte sociale durant toute la semaine, ou communier sans être à jeun. Elle a choisi cette dernière solution, par respect pour le code social, mais a payé de terribles cauchemars cette décision !

Aujourd’hui cette histoire nous fait sourire, mais elle prouve que beaucoup de choses ont perdu leur sens ! Les plus de 50 ans ont grandi dans un monde où tout avait un sens : il leur est difficile de comprendre que beaucoup de choses n’en ont plus pour de nombreux jeunes. L’école en fait partie…Ils sont aussi plus exigeants sur le sens à court terme, le développement des technologies de l’information n’y est pas étranger. Quand j’ai appris, très jeune, à jouer aux échecs, mon père me disait que j’allais peiner longtemps pour acquérir les règles mais qu’après, je m’amuserai. Aujourd’hui, un apprentissage quel qu’il soit doit tout de suite être divertissant. Dans ces conditions, l’école a du mal à tirer son épingle du jeu, les enfants y passent beaucoup de temps sans y prendre de plaisir avant de lui trouver, pour certains, un intérêt. Le dilemme de l’école est le suivant : soutenir l’épanouissement en prolongeant la famille ou préparer l’insertion en anticipant le marché de l’emploi…

Pour la majorité des plus de 60 ans, si l’on faisait de son mieux les tâches demandées, on était plus riche à la fin. C’était un moteur fort pour travailler. Le diplôme de l’école permettait pour ainsi dire d’obtenir le droit de travailler. Aujourd’hui, un diplôme n’assure plus forcément un emploi. En 1960, les jeunes pensaient que leur vie serait meilleure que celle de leurs parents (en termes de stabilité professionnelle, de salaire, de vie de famille, d’ascension sociale), aujourd’hui, les jeunes pensent que leur vie sera moins facile que celle de leurs parents (en termes d’incertitudes professionnelles, de possible famille éclatée, de risque d’exclusion).
– La vie de nombreux jeunes est coupée en deux. D’un côté, ils trouvent au sein de la cellule familiale un monde de loisir et de plaisir, dans lequel épanouissement et soutien sont les mots d’ordre. De l’autre, ils fréquentent l’école, puis l’entreprise, y côtoient l’effort, la quête de performance, le stress de la compétition. Si je caricaturais, je dirais que la famille, c’est le plaisir et les câlins, et l’entreprise, c’est la lutte et le « pognon ». Entreprise et épanouissement semblent incompatibles. Plusieurs vecteurs renforcent cette dualité épanouissement / insertion : le discours du JT sur les entreprises, les restructurations économiques vécues par les parents, les petits jobs étudiants, le début de carrière (stages, statuts particuliers,… Quelques rares personnes ont réussi l’impossible : s’intégrer socio économiquement en restant fidèles à leurs goûts personnels (en s’épanouissant), comme le footballeur Franck RIBERY, qui a de ce fait énormément de succès auprès des jeunes !

Les jeunes affrontent un véritable dilemme en termes de choix d’études : « le dessin, c’est formidable mais ça ne sert que l’épanouissement de l’individu, les maths, ça mène à tout, ça permet d’avoir une bonne carrière mais c’est dur ».

Les chefs d’entreprise ne fonctionnent qu’avec l’argent car l’économie est par définition une chose sérieuse et austère. A l’inverse, les artistes ne recherchent que le plaisir, ils ne peuvent donc pas gagner correctement leur vie, ne sont pas assez réalistes. Tout est coupé en deux ! Alors quand leur premier patron leur dit l’importance des valeurs de l’entreprise… les jeunes rigolent doucement… Ca fait 25 ans qu’on leur dit « Allez travailler, c’est juste pour gagner de l’argent ». Ils ont donc peu à peu investi d’autres secteurs que le monde professionnel. Un patron n’imagine souvent pas que l’un de ses collaborateurs qui lui semble un peu mou puisse, en dehors de son métier, animer une association sportive, recruter un entraîneur, gérer des budgets, remplir son stade…
– Nous sommes la société la plus solidaire du monde. En cas de problème de santé, tout le monde paye pour tout le monde. La loi impose que tous les citoyens participent à la Sécurité Sociale, c’est obligatoire. Le fait même de cette obligation nous permet de ne pas nous préoccuper des autres. Autrefois, quand on claquait la porte de chez soi, on crevait de faim. Aujourd’hui, tout le monde aide tout le monde, ce qui nous rend plus libres. Nous pouvons de ce fait choisir nos relations. Les affinités électives ont pris le dessus sur les liens socialement institués. La confiance et la solidarité n’existaient auparavant que dans la famille, la tribu. Aujourd’hui, quelque soient mes choix, je peux m’en sortir avec la Sécurité sociale et mes allocations de chômage.

Nos préoccupations grandissantes d’épanouissement et de liberté donnent la part de plus en plus belle à l’individualisme.

 

L’individualisme diffère de l’égoïsme. Dans l’ancienne société, il y avait des égoïstes. Aujourd’hui, au cœur de notre société individualiste, il y a des altruistes. Chacun choisit à présent ses propres règles, qui peuvent être altruistes.

Le gros danger aujourd’hui réside dans le fait que chacun choisit sa loi au sein d’une société où tout le monde respecte tout le monde. Pourtant, respecter, ce n’est pas se taire et c’est accepter que l’autre ait quelque chose à me dire. Je me souviens d’un jeune couvert de piercing que j’avais rencontré en entretien. Il était outré que son patron lui ait fait des remarques sur son apparence, arguant du fait qu’il n’avait lui-même fait aucune remarque sur la cravate de ce dernier !

 

Que retenir ?

Nous sommes au-delà du malentendu. Nous devons arrêter de dire aux jeunes « Va à l’école, travaille bien, c’est important pour toi plus tard » et les laisser complètement libres de toute contrainte à la maison. Le propre de l’enfant/roi, c’est qu’il dispose d’une liberté totale pour tout ce qui n’est guère important (son alimentation, ses émissions, ses vêtements), en regard, il n’a rien à objecter concernant les choses importantes (son « droit » à vivre, même alternativement, avec ses deux parents, son besoin d’être protégé d’images choquantes,…). Il faut stopper cette rupture. Ne serait-ce que pour l’entreprise qui souffre terriblement de l’état d’esprit de ces jeunes.

 

4 piliers du socle commun ont disparu :
– La motivation automatique (doute sur la trajectoire sociale à long terme, désir de cycles courts et d’un sens immédiat)
– Les représentations communes (sens des mots clés comme famille, école, entreprise, groupe, chef)
– Les valeurs communes (importance du devoir, du sacrifice, du travail,…)
– Les règles comportementales de la vie sociale (ponctualité, politesse, habillement,…)

 

Les besoins se sont inversés :
– Les jeunes nés avant les années 60 avaient besoin :
o de flexibilité dans un monde trop fixe,
o d’expériences exotiques pour sortir d’un cadre de vie linéaire.

– Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin :
o d’un cadre dans un monde trop instable,
o de racines pour échapper aux identités transitoires et virtuelles.

 

Une vie coupée en deux :
– l’alliance parents / école / entreprise est rompue,
– la famille se concentre sur le soutien, l’entreprise est perçue uniquement sous l’angle économique,
– les logiques d’épanouissement personnel et d’insertion socio-économique paraissent inconciliables,
– « De l’entreprise, je n’attends plus que de l’argent, méfiance pour le reste. De la famille, j’attends un soutien inconditionnel ».

 

L’école et l’entreprise doivent absolument parvenir à générer des contextes où l’épanouissement et la logique économique ne sont pas contradictoires. C’est un défi difficile mais réalisable, qui paraît toutefois plus réalisable en entreprise qu’à l’école.

 

Nous devons chacun clarifier nos arbitrages, s’y tenir et les proposer aux personnes que nous rencontrons sur la base :
– Du monde dans lequel nous voulons vivre,
– De la contribution que nous voulons y apporter,
– De nos compétences spécifiques,
– De nos valeurs.
Il convient d’éviter certains scénarios :
– On ne sort pas de son lit le matin pour créer de la valeur pour l’actionnaire,
– On ne se mobilise pas au profit de choses que l’on ne peut pas changer,
– On ne se mobilise pas quand on est tout seul,
– On ne se mobilise pas quand la vie est ailleurs.

 

Quelques motivations fortes à retenir :
– Etre sûr de faire quelque chose qui a du sens (par exemple participer au téléthon),
– Eprouver du plaisir à prendre des décisions et s’y tenir grâce à un cadre strict (par exemple jouer au football dans un club),
– Pouvoir combiner la logique d’épanouissement et la logique d’insertion socio-économique (par exemple participer à un camp scout),

 

En guise de conclusion, je vous propose ce texte de Ben OKRI, tiré de son livre « Combat mental » :

« Les épuisés sont ceux qui sont arrivés au bout de leurs pouvoirs d’imagination,

Qui ont limité leurs possibilités,

Qui se sont cru dans les culs-de-sac qu’ils nomment les sommets de leur civilisation.

Il n’existe aucun épuisement là où existe beaucoup à espérer, beaucoup à travailler

Et où les rêves et les souffrances de nos ancêtres n’ont été ni réalisés ni rachetés

Les épuisés devraient donc libérer la scène pour les nouveaux porteurs de rêve –

Pour les guerriers de l’amour, de la justice et de l’illumination ».

**************

 

Extraits des questions-réponses :

La publicité moderne a-t-elle une forte influence sur les jeunes ?

La publicité a le beau rôle. Celui d’être du côté des désirs, des plaisirs et de la liberté. Elle a beaucoup joué avec le plaisir de la transgression, souvenez-vous par exemple de la publicité qui vantait le Kinder Bueno tout en rappelant qu’il ne fallait pas manger entre les repas… Aujourd’hui, elle a à peu près éculé tous les plaisirs jusqu’à saturation. On arrive au bout de toutes les transgressions. J’en veux pour preuve une publicité qui plaide actuellement la cause d’un site de rencontres à l’usage exclusif de personnes mariées !

Puisqu’elle ne pourra plus utiliser le désir, la publicité risque maintenant de jouer sur la peur dont le registre est infini, peur du vieillissement, de la maladie,…

Une autre option à laquelle je crois plus : faire la même publicité à l’intérieur qu’à l’extérieur, que la publicité soit à l’image de la réalité de l’entreprise !

La pulsion a aujourd’hui supplanté les anciens codes mais ce recours s’essouffle. Quels seront les nouveaux codes ? Qui va les proposer ? Nous n’en savons rien.

 

Vous avez évoqué la disparition du cadre familial traditionnel. La religion s’estompe peu à peu. Quels sont les nouveaux cadres vers lesquels les jeunes se tournent volontiers ?

Concernant la religion, je ne suis pas de votre avis. Les rassemblements de Taizé ont beaucoup de succès, le scoutisme marche très bien en Belgique. Il n’existe pas de cadres qui ont plus de succès que d’autres, ce sont les lieux de rencontre qui « prennent » ou qui ne « prennent » pas.

 

Au sujet de la famille, n’assisterons-nous pas à la constitution d’autres noyaux familiaux que la famille biologique ?

Si, nous le constatons. Dans les familles actuelles, le nombre de combinaisons possibles est très important. C’est d’ailleurs un vrai casse-tête dans les enquêtes.

Pour avoir échangé avec nombre d’enfants issus de familles recomposées, je sais qu’il existe un véritable problème d’identité.

Autre problème que je souhaite évoquer, même s’il ne touche pas uniquement les enfants dont je viens de parler. Il s’agit de l’absence de frustration. Il est absolument nécessaire que le bébé qui vient au monde apprenne la frustration pour devenir Sujet. Beaucoup de jeunes rêvent d’exercer tous les métiers du monde, moyennant quoi, ils n’entreprennent rien. Je ne peux pas m’empêcher de faire un lien avec les enfants qui essayent tous les sports possibles et imaginables sans en creuser aucun, avec la bénédiction de leurs parents. Les enfants vivent dans une société complètement destructurante. Les parents ne veulent plus faire que des câlins, laissant l’éducation et la frustration à la charge de l’école, qui répond que ce n’est pas sa mission.

 

Que pensez-vous du coaching ?

En Belgique, SOS Enfants s’occupe de cas de maltraitance. Cette association a constaté que les situations s’amélioraient plus rapidement lorsque les personnes avaient la possibilité de parler librement à quelqu’un en dehors des liens courants. De même, dans les entreprises, la logique financière est tellement forte : voir quelqu’un en dehors du lien hiérarchique, tenu par un devoir de confidentialité, peut être fort utile.

On surcharge la psychologie parce qu’on croit que tout se négocie. On veut tout traiter de cette manière. Il me semble pourtant indispensable de conserver des structures et des valeurs qui permettent de trancher clairement certaines questions sans transiger.

 

Le rôle du père, celui qui apprenait la frustration à l’enfant, a changé. Peut-on imaginer une forme de substitution du père sur le mode institutionnel par exemple ?

Avant de vous répondre, je précise que nous parlons ici du père symbolique et non du père en tant que personne physique. Un père qui exerce correctement son rôle d’éducateur peut être absent physiquement, sa présence symbolique est suffisante pour que la mère puisse y avoir recours si nécessaire.

Le rôle masculin est à réinventer totalement. Le père ne doit en aucune manière être une seconde mère. Je pense à ces mères qui se chargent d’éduquer leurs enfants avec fermeté durant la semaine et dont les maris partent bras-dessus bras-dessous au foot avec leur fils le week-end sans se préoccuper de son éducation. Ca ne va pas !

Il est important que les deux fonctions soient remplies, par le père et par la mère.

Beaucoup de petites filles pensent aujourd’hui qu’elles pourront avoir un meilleur rôle que leur mère. Peu de garçons pensent qu’ils auront un meilleur rôle que leur père. Ce qui prouve bien qu’il convient de réinventer le rôle du père.

 

Les adultes ne sont-ils pas responsables du manque de cadre dont souffrent les jeunes ?

Si, bien sûr ! Les adultes ont décidé à peu près collectivement que la liberté devait prendre le pas sur la stabilité. Beaucoup de jeunes profitent de cette liberté.

On a cassé la transmission verticale. Harry Potter n’a pas de parents, l’oncle et la tante chez qui il habite sont des enfants, or il veut avoir comme modèles de vrais adultes. C’est pour cette raison qu’il part à Poudlard, l’école des sorciers. Arrivé là, il se rend compte que pour devenir adulte, il faut se débrouiller tout seul, il n’existe pas de modèles à copier. Pour les jeunes, il faut devenir adulte sans modèle !

 

Qu’est ce que les jeunes attendent de leur travail ?

Les jeunes ont une attente disproportionnée en termes d’emploi. Ils veulent tout tout de suite ! Ils ne sont plus loyaux, vont au plus offrant, ce qui s’explique par les mots qu’ils ont entendu durant leur enfance « Tu  es unique ! », « Tout est possible ! » Ce qui nous ramène à ce que je disais tout à l’heure concernant la frustration. Les parents ne veulent plus jouer la fonction de frustration, ils ne veulent assurer que le rôle de soutien.

 

Que pensez-vous de la fessée ?

Cet acte avait un sens lorsqu’il se situait dans un contexte. On disait à l’enfant « Si tu sors des limites, je te donnerai une fessée ». Maintenant qu’il n’y a plus de « moule », pourquoi donner des fessées ? Pour punir de quoi ?

Aujourd’hui, la fessée relève de la posture « Moi adulte, je fais ce qui me plaît, et toi, enfant tiens-toi tranquille, étudie calmement, ne me dérange pas ».

 

Comment expliquer le recours de plus en plus répandu à la drogue ?

Un jeune qui va mal, c’est, de manière schématique, un jeune chez qui l’un des deux pôles, le plaisir ou l’effort, est trop développé. Soit on lui a donné trop d’obligations (pour plus tard) ! Soit on l’a laissé dans le virtuel.

C’est un problème qui touche particulièrement les jeunes qui vivent dans le virtuel. Ils voient à la télévision et sur Internet toutes sortes de choses qui les font rêver, et rien ne prend racine.

La plupart des jeunes qui vont bien vivent selon les deux dimensions : s’ils ont envie de se faire plaisir, ils sont aussi bien ancrés dans la réalité.

 

Comment transmettre à nos jeunes le désir d’entreprendre ? Quels conseils donneriez-vous ?

Les mettre face à la réalité plutôt que d’essayer sans cesse de les en protéger. Et donner du sens aux actes.

Bien souvent, les parents laissent l’enfant faire ce qui bon lui semble ou l’élèvent à la baguette. Il y a pourtant une troisième voie : dire à l’enfant « Tu dois aller à l’école, c’est obligatoire. Ce qui dépend de toi, c’est l’état d’esprit dans lequel tu y vas ». On peut toujours s’approprier le sens de ce que l’on fait. Il existe beaucoup de choses sur lesquelles on ne peut pas avoir prise. Par exemple, on n’échappera pas à la concurrence des pays émergeants. Mais on peut dire à ses enfants qu’il existe toutes sortes d’autres leviers que l’argent. Il faut commencer à leur tenir ce discours lorsqu’ils sont très jeunes. Toutes les micro-expériences permettent de progresser. Faites par exemple des vides-greniers avec vos enfants, en vous tenant toujours en retrait, en leur laissant la possibilité de réussir ou de se tromper (expérience de la frustration).

 

On croise de plus en plus d’enfants très gâtés qui ne s’en rendent pas compte. Cette facilité n’est-elle pas un peu destructurante ?

En 68, les jeunes trouvaient qu’il y avait trop de règles. Aujourd’hui, beaucoup de parents ont été fragilisés et ne supportent pas que leurs enfants soient frustrés. Ça ne fait pas l’affaire des enfants !

Il y a eu une confusion entre le fait d’aimer ses enfants et le souci de les protéger du réel. Beaucoup de parents sont démissionnaires parce qu’ils ont été eux-mêmes démissionnés. La dégringolade sociale par exemple, est un phénomène assez récent qui fait beaucoup de dégâts dans les familles. Il nous faut apprendre aux enfants le respect de la différence, le « travailler ensemble », la connaissance de soi, et surtout qu’ils arrêtent d’avoir peur !

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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