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L’Europe, stop ou encore ?

Compte rendu de la 61ème Rencontre du CERA du vendredi 15 novembre 2013  

Jean-Michel MOUSSET annonce l’absence de François LENGLET qui est souffrant. Le CERA a donc le plaisir d’accueillir Emmanuel TODD, présenté par Bernard DAURENSAN.

Présentation d’Emmanuel TODD par Bernard DAURENSAN

Merci Emmanuel TODD d’être présent. Vous êtes à la fois historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste. Excusez du peu ! Accessoirement, vous occupez un emploi fictif puisque vous êtes ingénieur de recherche à l’INED, l’Institut National d’Etudes Démographiques. La théorie sur laquelle vous vous appuyez et que vous allez nous développer s’appuie sur les systèmes familiaux qui jouent un rôle déterminant dans l’Histoire, la constitution idéologique, religieuse et politique. Vous avez fait Sciences Po, vous êtes également diplômé de l’université de Cambridge. Vous avez écrit de nombreux ouvrages sur la sociologie, la démographie et l’ethnographie, dont un sur le modèle français avec Hervé LE BRAS. Ces ouvrages passionnants permettent de décoder la population que nous sommes. Bien que ce soit toujours compliqué pour la Vendée. Vous pourrez peut-être nous en dire un mot. Vous avez aussi travaillé avec un homme qu’on aime beaucoup au CERA, il s’agit de Jean-Claude GUILLEBAUD qui vous a édité au Seuil. Contrairement à ce qui se dit, ce n’est pas vous qui avez inventé le terme de « fracture sociale » mais vous avez tout de même participé à la formulation du concept. Avant de vous laisser la parole, je vais vous lire une phrase qui a été écrite en 1995 « Soit la monnaie unique ne se fait pas et la construction de l’Europe apparaîtra comme une contribution de certaines impossibilités historiques, soit la monnaie unique est réalisée et ce livre permettra de comprendre dans 20 ans, en 2015, pourquoi une migration étatique imposée en l’absence de consciences collectives a produit une jungle plutôt qu’une société». Emmanuel TODD, à votre avis, par qui cette phrase a-t-elle été écrite ? Emmanuel TODD, nous vous écoutons.

 

Emmanuel TODD

Avec cette citation, qui bien entendu était de moi, vous me mettez de bonne humeur puisque cette phrase sera peut-être l’un de mes titres de gloire. Le soir, quand je suis un peu déprimé, quand j’ai trop travaillé, que j’ai des soucis, je relis cette phrase et je me dis que je suis vraiment un type super avec une extraordinaire capacité de vision de l’Histoire à venir.

Je reviens de façon brève sur l’introduction trop sympa que vous avez faite. Concernant les métiers, je n’exerce pas vraiment tous ces métiers mais je ne crois pas à leur séparation à l’intérieur de ce qu’on appelle les sciences sociales. Les gens se disent économiste ou démographe par commodité mais il s’agit d’une segmentation par produits un peu artificielle. Ce qui me plaît, c’est de travailler avec l’ensemble de ces domaines. Il s’agit d’un boulot monstrueux qui dure maintenant depuis 42 ans, mais dans 3 ans, ce sera enfin la retraite ! En ce qui concerne l’INED, c’est vrai que j’y ai un bureau et un téléphone et en tant que vieux chercheur qui a produit, je bénéficie d’une tolérance qui me permet de ne pas y être très souvent. J’ai 4 enfants dont la dernière a 11 ans. Sa grande angoisse, c’est de me voir assis sur mon canapé en train de lire lorsqu’elle part au collège le matin, et de me retrouver à la même place, occupé de la même manière, le soir quand elle rentre ! Il est vrai que j’ai fait Sciences Po et que j’en suis diplômé, ainsi que de l’université de Cambridge. Ce que j’ai omis de dire dans ma bibliographie, c’est que j’ai été formé à la fac en France, en licence d’histoire, avec de très grands historiens comme Emmanuel LEROY LADURIE. J’ai appris énormément de choses grâce à la fac. A Sciences Po, j’étais particulièrement nul en économie, je me souviens notamment d’un devoir que nous devions rendre sur la monnaie où j’ai eu 0,5/20. A cette époque, j’avais jugé ce fait comme le témoin d’une véritable infériorité intellectuelle de ma part. Je vous en parle au cours de cette conférence qui porte sur l’euro, car ce sont ceux qui ont eu de bonnes notes à cette époque qui ont construit l’euro. Quelle vengeance ! J’avais pour ma part prévu que ça ne marcherait pas…

Un dernier mot sur la Vendée. Je sais très bien de quoi est faite cette région, je connais son dynamisme économique et éducatif, car dans mon livre « Le modèle français », coécrit avec mon complice Hervé LE BRAS, on s’aperçoit que la Vendée se détache en offrant une énergie particulière. Le taux de chômage des jeunes y est plus faible, les performances éducatives sont bonnes. C’est une région de survie, qui apparaît comme une zone de concentration ouvrière maximale après la chute des grandes industries du nord-est de la France.

Le thème de notre débat, c’est l’euro, stop ou encore. Ce débat était d’une grande violence à l’époque de la marche vers la monnaie unique, la construction et la gestion de la monnaie unique. Aujourd’hui, nous avons dépassé les grands combats idéologiques puisque la monnaie unique existe, depuis 1999, même si le signe € n’est apparu que quelques années plus tard. Le débat a donc complètement changé de nature. Il s’agissait d’un débat sur un projet, il devrait aujourd’hui y avoir un débat sur la réalité. Or, il n’existe pas de débat. On a conscience que tout va mal, une forme de scepticisme monte, mais il n’y a pas de débat. J’en parlerai dans la seconde partie de mon exposé.

Soyons très clair, je ne veux pas de malentendus. J’étais un opposant silencieux au traité de Maastricht, silencieux parce que je n’étais rien en 1992. J’ai eu accès aux médias à partir d’un texte qui développait la stratégie électorale qui avait permis à CHIRAC de l’emporter sur BALLADUR, en 1995 si mes souvenirs sont bons. Je me suis donc dressé en farouche opposant à Maastricht par l’intermédiaire d’articles et de conférences. Mais force est de constater que j’ai été vaincu. Dès que je propose quelque chose, c’est le contraire qui est voté ! En 1992, j’étais dans le camp des perdants. En 2005, lorsque le NON l’a emporté, j’avais voté OUI, me résignant à l’Europe. Je vais donc parler ce soir en tant qu’analyste non militant. Je pense que fondamentalement, les sociétés européennes sont sur des rails. La voix des intellectuels et des chercheurs n’a pas grande importance. Avant je parlais avec une sorte d’ardeur militante pour obtenir un résultat. Maintenant, je parle avec une passion désinvolte et cruelle mais je n’attends pas de résultats particuliers de ce que je dis.

Je vais aborder les choses de la façon la plus simple pour traiter de la question de l’Europe, et donc de l’euro, puisque la survie de l’euro est à peu près le seul sujet européen qui demeure. Je me souviens d’un débat avec Michel ROCARD qui affirmait que nous ne pouvions pas renoncer à l’euro puisqu’il n’y avait pas d’autres projets. Je vais analyser les phrases, les raisons, les attitudes, par ordre chronologique. Nous sommes en 1992, quelques technocrates français ont l’idée géniale de fondre les pays de l’ouest européen dans une monnaie commune. L’idée de départ est politique. Il s’agit d’arrimer l’Allemagne qui vient d’être réunifiée à l’Europe occidentale. Dès le départ, la motivation forte de l’euro était la peur de l’Allemagne. L’idée était de ligoter l’Allemagne ! C’est comme si le ligoté était devenu le ligoteur…

Pour revenir à ma vision des choses, je suis un européen naturel. Je me souviens quand j’étais gamin, ce qui me plaisait, c’était l’Europe que je voulais parcourir en mobylette. Je ne m’intéressais pas beaucoup aux pays du tiers-monde contrairement à beaucoup de jeunes de ma génération. La vraie passion de ma vie, c’est de me déplacer en Europe. J’ai été cueilli à froid car lorsque le traité de Maastricht a été voté, je venais de faire deux choses. D’abord, j’avais publié 2 ans auparavant un livre de 550 pages qui s’appelait « L’invention de l’Europe », dans lequel j’écrivais que pendant 6 ou 7 ans de ma vie, j’avais étudié la mise en place de l’histoire de l’Europe, en faisant une relecture des systèmes partant d’une carte des systèmes familiaux. Mon véritable domaine de compétences, le domaine dans lequel je ne crains personne, c’est celui qui touche ces questions. J’avais divisé l’ensemble de l’Europe occidentale en 400 segments équivalant à des départements. Avec ce système de cartes, je reprenais tous les événements importants de l’histoire européenne en proposant une sorte de typologie. Parmi ces événements figuraient le développement de la crise protestante et la contre-réforme catholique, le développement de l’alphabétisation de masse à partir de la réforme protestante, l’industrialisation, l’émergence des idéologies politiques, la chute de la fécondité, etc. On observait très bien le jeu des forces européennes en présence dans ce principe de modernisation. L’Allemagne y a contribué sur le plan éducatif, par l’alphabétisation, l’Angleterre par la révolution industrielle, la France par le contrôle des naissances. La fécondité française a commencé à baisser un siècle avant les autres pays. On y voyait l’incroyable diversité de la partie ouest du continent européen, celle qui est importante dans les décollages. Apparaissait un côté orchestre symphonique, chaque pays jouant sa propre partition. On voyait émerger dans cette étude les tréfonds de l’Europe, incarnés par les systèmes familiaux.
Ma prédiction sur l’euro, celle dont je vous ai parlé tout à l’heure, est le résultat de cette connaissance des systèmes familiaux.

Dès la fin du moyen-âge apparaît, dans le nord de la France, la structure de la famille moderne, le père, la mère et les enfants, conduite par des règles égalitaires très strictes entre garçons et filles. Ces règles égalitaristes étaient bien antérieures à la révolution française qui n’a fait que formaliser un système existant. Cet égalitarisme était moins ancré dans certaines provinces de France. Comme le Sud-ouest, la Bretagne, la Vendée. Les valeurs dominantes des paysans du bassin parisien, souvent des ouvriers agricoles, étaient le libéralisme dans les rapports entre les parents et les enfants et l’égalité entre les frères et soeurs. Avec, sur le plan politique, un potentiel d’anarchie considérable. En Allemagne, le concept était inverse. Le système allemand s’apparente au système du Sud-ouest de la France, de certaines régions des Alpes et du Massif central. Il s’agit de la famille souche. Ce système ne concerne que les paysans. Un héritier unique hérite des biens familiaux. Parmi les enfants, l’un est élu, les autres sont rejetés. Ce système met en scène le couple autorité/inégalité face au système liberté/égalité.
Et pour obscurcir un peu plus le débat européen, les anglais offre un système encore différents. Les enfants sont égaux mais les parents font ce qu’ils veulent dans la répartition de l’héritage. Ce qui n’est pas le cas en France. Une bonne partie des biens est distribuée au fur et à mesure puis l’usage du testament signe la liberté absolue.

Ces fonctionnements expliquent énormément de choses apparues dans la modernisation. Je me suis posé la question de savoir ce que devenaient ces systèmes lorsque la société se modernise, lorsque les gens apprennent à lire et écrire, accèdent à une idéologie autonome. A Paris et dans le bassin parisien, il y a des gens qui pensent que leurs enfants doivent être indépendants et égaux. On voit bien que sous les idéologies explicites qui animent la vie politique, on retrouve des valeurs familiales qui existaient bien avant et ne font que s’exprimer.

Au début de la révolution française, les anglais n’étaient pas contre son aspect libéral. C’est la dimension égalitaire qui a révulsé les élites et les intellectuels anglais. D’ailleurs, en observant le système politique anglais, on s’aperçoit qu’il s’appuie sur un système libéral non égalitaire alors que celui de la France s’organise autour du système libéral égalitaire. En Allemagne, c’est le principe d’autoritarisme et un souci assez minimum du principe d’égalité qui domine depuis le XVIII° siècle. On ne le dit pas trop depuis l’établissement du couple franco-allemand mais c’est pourtant manifeste. Avant 1914, la sociale démocratie allemande était la plus puissante d’Europe. Après le réformisme, on a assisté à une acceptation de l’ordre social inégalitaire, bel et bien installé. Le nazisme, le racisme, l’antisémitisme a incarné la montée en puissance de valeurs autoritaires et inégalitaires. Je ne parle pas contre l’Allemagne mais on y constate les effets de la famille souche. Dans d’autres pays fonctionnant sur le même modèle, on découvre à des degrés divers et de manière variée selon les pays, des contextes équivalents. Prenez en France une bonne partie des provinces éthnocentrées, imbues d’elles-mêmes, comme le Béarn ou le Pays basque. Elles sont issues du système de la famille souche. La Suisse en fait également partie. Si vous relevez d’un système familial et mental qui vous parle d’égalité ou d’inégalité nécessaires, les choses sont très différentes. Les conséquences historiques sont très différentes selon que vous êtes un peuple dominé ou dominant ! Une fois écrit ce livre, je voyais bien qu’il existait une histoire européenne, une collaboration des peuples européens dans le décollage de l’Europe mais aussi du monde. Ce qui apparaissait en positif sur le plan de la définition de la modernité apparaissait très différemment quand on arrivait sur la question des valeurs idéologiques. Ce qui se construisait de façon collaborative sur le plan de la modernisation européenne globale cohabitait avec une divergence sur le plan idéologique des sociétés occidentales au cours des XVIII°, XIX°, XX° siècles. L’idée libérale se renforce en Angleterre, l’idée révolutionnaire libérale égalitaire se développe en France, des idéologies très différentes émergent en Allemagne avec un corps politique où prévaut l’inégalité des peuples et des hommes.

Dans un livre de 750 pages que j’ai écrit portant sur « L’origine des systèmes familiaux », qui nous ramène jusqu’aux années –3000, j’ai attesté le fait qu’il existait des divergences autour d’un point commun. Toute l’Histoire n’est pas convergence ! Je viens de publier, avec une immense bonne foi, un livre qui s’appelle « L’invention de l’Europe ». La couverture laissait apparaître des lettres jaunes sur fond bleu, ce qui prouve que je ne suis pas anti-européen ! Après avoir parcouru toute l’Europe en mobylette, j’ai vu arriver le traité de Maastricht. Je n’étais alors pas du tout hostile à l’idée d’une reconvergence dans la modernité d’une société de consommation. La seconde guerre mondiale avait été si épouvantable qu’on pouvait penser que certaines croyances avaient été comprises et que l’on se trouvait à nouveau dans une phase de convergence, de facilité dans le développement de la société de consommation, d’enrichissement, de volonté rationnelle de s’entendre, de se marier entre français et allemands par exemple. A cette époque, je travaillais sur un livre qui traitait de l’intégration des populations immigrées, « Le destin des immigrés », sorti en 1994. J’ai ainsi eu l’occasion d’étudier le taux de fréquence des mariages mixtes entre français et musulmans en Allemagne, en France et en Angleterre. Au début des années 90, le moral européen est plutôt positif. La crise est à cette époque temporaire, on n’a pas encore mesuré la longueur du tunnel. Le même type de modernité technologique existait en Europe du nord. J’aurais pu à cette époque me dire que la convergence était définitivement de mise, que les systèmes familiaux avaient fini par se diluer et n’avaient plus d’influence sur les fonctionnements. Mon étude portait notamment sur les filles d’immigrés turcs en Allemagne, d’immigrés algériens en France et d’immigrés pakistanais en Angleterre. En Allemagne, les taux étaient inférieurs à 2%, en Angleterre, les taux étaient infimes. On oscillait entre 0 et 2% pour les pays d’Europe du nord où la croyance en l’universalité de l’homme est plus faible. L’idée d’égalité des frères et soeurs n’y est pas de mise. En France par contre, les taux s’élevaient à 25% ! Les français font certes des blagues racistes mais ils se marient avec des étrangers dans une proportion beaucoup plus importante. C’est le charme de notre pays. Ce qui était frappant, c’était de constater la différence de traitement remarquable dans l’accueil des populations immigrées dans 3 sociétés absolument comparables en termes de niveau de développement technologique. J’ai eu alors une sorte d’intuition face à ces analyses. Si ces pays demeuraient si différents dans leurs moeurs et leurs rapports avec les enfants des étrangers, je me suis dit que leur union n’allait pas fonctionner. On assistait à une formidable dynamique provenant d’une diversité acceptée mais avec la méconnaissance de rythmes intrinsèques différents. M’appuyant sur cette intuition, je me suis battu contre l’euro sans obtenir aucun résultat. Le vrai drame du traité de Maastricht, celui qui est soulevé par l’anthropologue que je suis, c’est que les français ont voté pour être autre chose que ce qu’ils sont. On peut souhaiter devenir différent de ce que l’on est mais la réalité est là qui devrait nous rappeler que ce n’est pas possible. On n’a pas le contrôle de ce que l’on est. La démocratie représentative a parlé, la France a été consultée et c’est très bien. Le drame s’est joué à un autre niveau. On s’aperçoit maintenant que le modèle choisi ne fonctionne pas. J’ai été très critiqué à cette époque. On trouvait rigide mon idée de mettre en avant ce système des structures familiales, on me disait que j’insultais la liberté humaine. Il ne s’agissait bien sûr pas de moi mais des faits. Je serais ravi que les peuples soient libres mais ce n’est pas possible. J’ai ensuite pensé que les gens pouvaient changer d’avis mais je n’avais pas mesuré à quel point l’homme est faible, sans doute en raison de mon déficit d’éducation religieuse. J’ai milité comme un fou, j’ai multiplié les discussions et les conférences. J’avais l’impression d’être entraîné dans une partie de Monopoly à laquelle je n’avais pas envie de participer. J’ai été entraîné dans la partie malgré moi et j’y ai pris part de manière quasi hystérique ! Me prenant de passion, je me suis mis à l’économie et je suis tombé sur le coeur du problème en écrivant un livre qui s’intitule « L’illusion économique – Essai sur la stagnation des sociétés développées », publié en 1998. Sans avoir l’air de me vanter, on y lit quelques prédictions intéressantes comme l’effondrement de l’Union soviétique, la stagnation des sociétés développées pour cause d’insuffisance structurelle globale, la crise financière et le destin de l’euro.

Dans « L’illusion économique », j’avais fait le lien entre les fonctionnements économiques et les structures familiales. Dans les années 80, un grand débat avait été initié par Michel ALBERT dans son livre « Capitalisme contre capitalisme ». Il y opposait le capitalisme anglo-saxon obsédé par le profit à court terme, très flexible, qui ferme et recrée sans cesse des entreprises, et le modèle rhénan qui témoigne d’un capitalisme demeuré plus industriel, intéressé par la conquête de parts de marchés plutôt que par la rentabilité et le profit à court terme. Il est difficile de situer la position de la France très diverse mais elle a plutôt sombré dans le modèle anglo-saxon dans les années qui ont suivi la parution de ce livre. Cette question du positionnement m’avait paru passionnante. De façon générale, les diversités culturelles sont éminemment importantes pour tous ceux qui ont des liens commerciaux avec l’extérieur.

Ce qui apparaissait de manière évidente était le parallélisme entre les fonctionnements allemands et japonais. Ces deux pays restaient tout petits sur le plan idéologique et résistaient dans les faits, préservant ainsi leurs entreprises de toutes tailles. Leur rupture avec le modèle anglo-saxon intergénérationnelle, l’importance de la continuité et des valeurs de la famille souche étaient flagrante. Le modèle allemand ne peut pas seulement s’expliquer par une gestion par le haut, par des technocrates. La spécificité du modèle allemand se trouvait, dès le départ, dans les structures anthropologiques, dans les structures familiales. Comme d’ailleurs les spécificités du modèle anglosaxon. Un ami japonais, héritier des valeurs de la famille souche, me commentait il y a quelques temps un livre écrit par un allemand, dont le titre est « Hidden champion », ce qui signifie « champion caché ». Il s’agit d’une étude méthodique de la puissance d’un certain nombre d’entreprises allemandes qui exportent. Ces entreprises sont de taille moyenne mais très spécialisées en termes de segments de marché. Elles contrôlent des parts de marchés phénoménales dans le monde entier, concernant des produits très spécifiques. Sans dire son nom, cette étude portait sur l’insertion anthropologique de ces entreprises implantées dans des zones rurales, le plus souvent sous contrôle familial. L’objectif de ces entreprises : faire venir des ingénieurs toujours plus qualifiés à la campagne. Dans ce cas, parle-t-on d’économie ou de famille ?

Cette préoccupation n’est pas reproductible par des français qui se posent d’autres questions. Il y a des régions de France qui fonctionnent de cette manière depuis longtemps, comme la Vendée par exemple, ou la région Rhône-Alpes. Mon propos ne vise évidemment pas à modifier la mentalité des gens, je milite pour que soit reconnue la modestie des populations qui témoignent de moeurs et façons de travailler particulières. On aborde là la question des « couches protectrices ». Il ne s’agit pas seulement de l’individu mais de sa famille, de ses voisins, des traditions de coopération, de type catholique en France, de type protestant en Allemagne. En France, les industries sont exterminées, sauf dans certaines régions qui fonctionnent comme l’Allemagne au niveau de son tissu social. Voici le genre d’informations dont les technocrates auraient dû typiquement tenir compte. Les régions françaises de cohésion sociale intégratrice de l’individu sont mieux armées face à la globalisation que les régions individualistes égalitaires du coeur du bassin parisien par exemple, qui sont totalement implosées avec des niveaux éducatifs épouvantables, beaucoup plus de délinquance et un taux de chômage très important. La carte est très claire. Les régions françaises qui vont mieux que les autres peuvent se satisfaire de savoir que leurs industries seront exterminées les dernières !

Je reviens à ma trajectoire personnelle et vais vous prouver que je suis un bon gars et pas un idéologue. Malgré l’évidence de l’impossibilité de la monnaie unique, je dois accepter une réalité : l’euro est là, mis en place par des énarques compétents. L’ampleur des débats à son sujet a été telle qu’il a démarré de façon extrêmement fragile dans l’esprit des gens, puis il a baissé parce qu’il faisait peur, constituant alors une monnaie formidable en terme d’encouragement à l’activité économique, l’exportation, etc. Ca semblait marcher, donc l’euro remontait. Durant cette phase, une solution qui permettait de rendre l’euro viable de façon définitive consistait à l’associer à un projet de protectionnisme européen, contre par exemple les salaires très bas des pays émergents, dans une sorte de régulation de l’espace européen au sein d’un univers d’expansion de la demande. J’ai milité pendant 10 ans pour le protectionnisme européen. Dans un livre qui s’appelait « Après la démocratie », je proposais une négociation imaginaire aux allemands. Soit on admet que vous êtes plus puissant que nous industriellement. Dans ce cas, on laisse l’euro subsister si vous prenez en charge avec nous un protectionnisme économique européen qui relancerait la demande et qui pourrait être bénéfique à l’industrie allemande. Soit vous n’êtes pas d’accord, on sort alors de l’euro et vous serez étranglés comme les japonais à certaines époques, parce que votre industrie est trop importante pour la taille de votre pays et que la montée du mark reconstitué vous tuerait en quelques mois. Ce projet protectionniste, et non nationaliste, concernant quelques 400 millions d’habitants aurait eu un effet extrêmement bénéfique sur l’ensemble des travailleurs. J’ai lutté en faveur de ce projet pendant une dizaine d’années – inutilement. Bush était au pouvoir durant cette période et les Etats-Unis généraient une forte inquiétude, à l’origine de mon militantisme. Dans mon best seller réputé comme faisant état « d’anti-américanisme », écrit avant l’action conjointe franco allemande contre la guerre d’Irak, je proposais, ce qu’aucun gouvernement français n’a proposé, que la France partage avec l’Allemagne son siège au Conseil de sécurité des Nations Unies. Cette période durant laquelle j’ai essayé d’oublier les modèles familiaux a été une faillite. Ces modèles fonctionnent décidément parfaitement. Le rapprochement entre les deux pays n’a pas fonctionné en partie parce que nous ne pouvons pas négocier avec les allemands qui sont du genre « tout ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à toi, on peut en discuter… » La culture allemande se situe dans les rapports de force, le faible est écrasé dans la négociation. L’Allemagne est dans une stratégie de conquête mondiale des marchés, en accord avec la Chine. Elle utilise la zone euro comme un espace où les économies et les systèmes industriels les plus faibles ne peuvent pas dévaluer. Dans la gestion du coût du travail en France, on agit comme si on avait un patronat super organisé, sans conflit d’intérêt entre les grands groupes industriels et financiers, comme si les syndicats et le patronat étaient prêts à s’embrasser. En réalité, les choses ne se passent pas de cette façon en France. C’est la dévaluation qui préside à la gestion du coût du travail en France. Là où vous auriez toutes les difficultés à réduire un coût horaire de quelques centimes, il suffit de dévaluer la monnaie et la chose passe sans douleur. Et tous les revenus suivent. Il y a une dimension égalitaire dans la dévaluation mais le problème de la monnaie, c’est que personne ne comprend. Les gens ont très peur quand on évoque une monnaie qui pourrait se dévaluer. Ils aiment qu’une monnaie soit forte. Il y a un livre très drôle écrit par GALBRAITH, le père, qui dresse une longue liste des erreurs monétaires commises par les élites. Après chaque erreur, il y a toujours quelqu’un pour dire qu’elle était très intéressante alors que des centaines de milliers de gens ont perdu leur boulot et que les classes moyennes sont ruinées ! C’est cette incompréhension massive à l’égard de la monnaie qui explique les confusions que rencontre l’euro. On ne peut pas reprocher aux électeurs de ne pas comprendre quand on sait que les hommes qui ont construit l’euro ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

La grande idée derrière l’Europe, c’est qu’avec 65 millions d’habitants, on est tout petit face aux Etats-Unis, à la Chine, à l’Inde qui arrive. L’union fait la force. C’est l’erreur fondamentale de perception du genre de conflits commerciaux qu’entraîne la globalisation. Il s’agit d’une fausse évidence. Quand on pense globalisation, on pense affrontement entre les pays développés et pays émergents. Ce qui revient à dire que l’Europe doit s’unir face à la menace chinoise, le coût du travail étant nettement plus bas là-bas. J’ai compris beaucoup de choses en lisant un article de Patrick ARTUS, qui est économiste, qui se posait la question suivante : est-ce que la politique de désinflation compétitive menée par l’Allemagne depuis la réalisation de l’euro, qui aboutit à la déstructuration des tissus industriels italiens et, français entre autres, est un hasard, ou correspond-t-elle à une volonté consciente d’exterminer les concurrents européens ? Si l’Allemagne baisse son coût du travail de 20%, ça ne va vraiment pas impressionner les chinois qui sont à des taux de salaire 20 fois inférieurs. Par contre, ce taux va avoir un effet massif face à la concurrence de l’Europe de l’ouest. Comme les bas coûts du travail chinois ne sont pas dirigés contre les européens ou les américains mais avant tout contre les vietnamiens, les indonésiens, les philippins. Voilà la vérité tragique de la globalisation qui constitue une foire d’empoigne. C’est la guerre commerciale dans un monde où la demande est limitée. Chaque pays va chercher l’excédent de ses comptes extérieurs contre ses voisins les plus proches. Les allemands réalisent leurs excédents contre leurs partenaires. Le problème de l’Europe, c’est qu’il s’agit d’un projet d’après-guerre mis en place par des gens aujourd’hui très âgés, qui ont connu la guerre, la réconciliation franco-allemande, qui se trouvaient dans un état d’esprit particulier. La réalisation de l’Europe éloignait le spectre de la guerre. On ne s’est pas aperçu que l’espace de l’euro est devenu le lieu d’une bataille économique acharnée. La guerre intra européenne a commencé.
La question qui se pose actuellement tourne autour de l’évidence de l’échec de l’euro. En principe une monnaie sert à faciliter la vie économique, c’est un instrument de transaction, une réserve de valeurs. Or l’euro est une monnaie qu’il faut paradoxalement sauver. En Europe, l’activité économique doit servir à sauver la monnaie ! Les économistes conformistes et raisonnables pensent que la dernière et seule arme est l’expansion monétaire, or celle-ci a été paralysée par la construction de l’euro. On a fabriqué une monnaie contre-historique, qui correspond à une autre période de l’histoire. Et au moment même où tous les gouvernements européens, chacun responsable de son côté, devraient relancer la monétaire pour le bien commun, tous se sont mis en situation de ne pas pouvoir faire ce que font les anglais, les américains et les japonais. C’est un euphémisme que de dire que l’Europe se tire une balle dans le pied. Les allemands sont dans une sorte de rationalité partielle qui leur permet de résoudre une partie seulement du problème. Les français sont différents. Il leur est arrivé de faire des politiques monétaires intelligentes. Les politiques qui ont fait l’euro pensaient que c’était une bonne chose de créer une banque centrale indépendante du politique. Aujourd’hui, il faudrait que ces deux entités soient conjointes. Le contrôle de la monnaie constituant une partie fondamentale du pouvoir d’Etat. Or les politiques français réalisent que le pouvoir d’Etat a échappé à l’appareil politique français. En théorie, on a en France le chef de l’exécutif le plus puissant de l’Europe occidentale. L’Amérique offre un système de contre-pouvoirs inextricable. Pour le chancelier allemand, les choses sont compliquées. Mais en France, le président peut tout ! Le président HOLLANDE a découvert, en arrivant à l’Elysée, qu’il ne pouvait rien faire parce que la création monétaire est à Francfort ! Le président de la République française a été dépossédé du seul instrument économique qui compte actuellement dans le monde, le contrôle de la création monétaire. Aujourd’hui, nous devons demander l’autorisation de l’Allemagne si nous voulons faire quoi que ce soit. Je trouve donc que le concept de président HOLLANDE est un concept périmé. Son vrai nom, c’est vice-chancelier HOLLANDE !

 

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Extraits des questions-réponses :

En quoi et pourquoi l’analyse de la structure familiale vous a donné du fil à retordre en Vendée ?

Quand j’ai commencé à travaillé sur ce sujet, je me suis largement appuyé sur les travaux de Frédéric LE PLAY qui était un sociologue français du XIX° siècle. Il opposait trois types de familles :
la famille nucléaire, qu’il appelait « famille instable » – il faut dire qu’il était assez conservateur réactionnaire. Il s’agit du modèle classique de 2 parents dont les enfants se marient et vont s’installer ailleurs à la famille, avec division égalitaire de l’héritage.
la famille souche, avec un héritier unique, modèle inégalitaire mais qu’il trouvait formidable. Il s’agit du modèle allemand et japonais, qui se trouve aussi dans le sud-ouest de la France.
la famille patriarcale est le 3° modèle, qui n’existe pas en France mais en Russie, en Chine, en Serbie, en Toscane. Tous les garçons restent au domicile familiale y compris lorsqu’ils se marient, et les filles sont éjectées. Un certain nombre de ces pays a engendré tous les systèmes communistes endogènes.

Dans mon dernier ouvrage paru sur les systèmes familiaux, j’ai été amené à m’interroger dans la mesure où je ne savais pas quoi faire des familles vendéennes. On y trouve des formes intermédiaires, les règles n’étaient pas claires. On n’y trouve ni co-résidence définitive, ni nucléarité absolue. C’est là qu’on se rend compte que les systèmes familiaux ne sont pas naturels mais liés à des formalisations idéologiques. En France, plus on va vers l’ouest, plus on a de mal à catégoriser. La famille bretonne est un cauchemar, qui bouge selon les régions et les époques. Ce n’est pas du tout un hasard d’ailleurs. Dans un livre que j’ai écrit qui s’appelle « L’origine des système familiaux », j’étudie 214 populations sur l’Eurasie, entre la Bretagne et l’Asie du sud-est. Je me suis aperçu que les systèmes patrilinéaires, au sein desquels le rôle des hommes est central, sont majoritaires dans la partie centrale de l’Eurasie. A la suite de quoi, une légère bande se détache qui laisse apparaître notamment l’Allemagne et le Japon qui offrent le modèle de la famille souche. Et plus on va vers la périphérie, plus le système est nucléaire et féministe, plus le rôle des femmes est important. C’est ainsi que la Vendée et la Bretagne sont modernes en raison même de leur archaïsme, à notre époque où la femme est considérée de plus en plus comme l’égal de l’homme. Souvenons-nous que pour les grecs et les romains, les pays vraiment arriérés étaient ceux dans lesquels les femmes n’avaient pas été enfermées. Les ethnologues ont observé que l’innovation grecque résidait dans le modèle patrilinéaire. La périphérie se trouvant, par définition, le plus loin du centre qui innove. Donc, plus on arrive vers l’ouest de la France, c’est-à-dire vers l’ouest de l’Eurasie, plus on trouve des systèmes familiaux qui n’ont pas été transformés, où l’on trouve beaucoup de formes intermédiaires et floues, et où le statut de la femme est très élevé.

 

Vos propos sont pessimistes, le fond anthropologique permanent ne permet pas aux sociétés d’évoluer et condamne des projets volontaristes comme l’Europe. Dans l’un de vos ouvrage, vous exposez pourtant que les sociétés peuvent évoluer indépendamment de ce fond anthropologique, par exemple par le biais du contrôle des naissances ou par par l’alphabétisation des femmes. Ne peut-on pas imaginer qu’à l’intérieur de l’Europe, sous la contrainte de la réalité ou de la conviction, les choses puissent évoluer ?

Merci pour cette intéressante question. J’ai démarré dans ma carrière en bricoleur, en étudiant les structures familiales de deux villages en Artois, une paroisse en Toscane, une autre dans le Finistère, et deux autres dans le sud de la Suède. J’essayais de reconstituer les cycles de vie, les modèles des ménages. Je n’avais pas de conception théorique grandiose mais j’ai abouti à ce modèle anthropologique que j’utilise maintenant largement. Ce modèle global a deux dimensions : la dimension de l’histoire commune de toute l’humanité certes, mais également une dimension spatiale synchronique, que j’ai découverte de façon empirique. L’histoire universelle a produit de la divergence, comme celle dont je viens de parler concernant la périphérie de l’Eurasie. Ces différences culturelles sont très solides. Il y a des moeurs accrochées à des territoires, qui ne disparaissent absolument pas. L’erreur serait de croire que modernisation rime avec convergence. Tous les systèmes évoluent bien sûr. La majorité des enfants naissent aujourd’hui hors mariage, la fécondité a énormément baissé, mais ces faits ne parlent pas de lien entre convergence et modernité.

On peut admettre qu’il existe de grosses divergences de moeurs entre la France et le Japon, bien qu’il s’agisse d’un des pays les plus évolués du monde. Mais si je vous dis que sur presque tous les paramètres démographiques et éducatifs, le Japon et l’Allemagne fonctionnent de la même manière, qu’on a le même modèle de femmes qui peuvent faire des études supérieures, qui peuvent exercer un métier mais qui dans ce cas doivent parfois renoncer à la procréation, vous pourrez admettre qu’il y a autant de différences culturelles entre la France et l’Allemagne qu’entre la France et le Japon.

 

Au sujet du Japon justement. Ils ont toujours été maîtres de leur monnaie. Ca fait 15 ans qu’ils essayent de faire de la dévaluation compétitive, et ils n’arrivent pas à faire de croissance. Comment expliquez-vous ça ?

On peut l’expliquer en avançant un problème de sur-efficacité, comme en Allemagne d’ailleurs. Cette économie ne peut donc pas se satisfaire de son marché intérieur. La grande différence entre l’Allemagne et le Japon, c’est que ce dernier est tout seul face à l’énorme menace continentale que constitue la Chine, alors que l’Allemagne est au coeur d’un continent. L’Allemagne a temporairement résolu son problème par la domination économique de l’Europe et la prise de contrôle du marché européen, en s’émancipant des américains. Les politiques économiques japonaises sont beaucoup plus expérimentales et dynamiques, sans doute en raison de leur degré de difficulté supplémentaire. Le vieillissement de la population est un autre problème commun à ces deux pays.
Les différences entre l’Allemagne et nous ont aussi leurs avantages. On observe un large phénomène d’autosatisfaction de la part des allemands en situation d’hégémonie, avec le petit défaut d’être incapable de se remettre en question, incapacité qui apparaît dans leur faible sens de l’humour.
Les japonais sont très inquiets, alors qu’ils produisent 1/3 des brevets mondiaux. Ils savent très bien ce qu’ils valent mais en ce qui concerne leur destin national, il y a une sorte d’inquiétude explicite, de souci de se renseigner, prendre des conseils, pour éviter notamment leur hantise principale qui est l’immigration de masse, ce que les allemands peuvent supporter. A la fin du XVI° siècle, le Japon s’est complètement fermé. Il ne s’est ouvert que sous la force, menacé par les américains. Pendant toute sa période de fermeture, il a fait un bond économique fabuleux. Il s’est urbanisé, a développé une école mathématique autonome. Je reconnais que j’aime bien ce pays dont les habitants sont extrêmement pragmatiques.

 

Je reviens à l’Europe. Vous avez déclaré dans une récente interview que l’Allemagne avait pris le contrôle de l’Europe. Considérez-vous qu’il s’agisse d’une stratégie menée de longue date ou pensez-vous qu’elle est consécutive à une absence de volonté politique, ou de direction politique de l’Europe ?

Ce n’est certainement pas une stratégie volontaire de longue date. La France et les sociétés européennes les plus avancées en général réfléchissent dans une mauvaise direction, convaincus qu’elles sont en convergence. En fait, elles sont en divergence à cause du stress. Il faudrait que chacune se ressource en elle-même, comme le fait la Vendée. Les allemands, un peu par accident, l’accident de la réunification, ont eu un temps d’avance pour ce temps de recentrage national. Par effet géopolitique, l’Allemagne a connu un retour à l’unité nationale. Les transferts d’argent est/ouest, la mise au pas de l’est, les ajustements micro-économiques subtils sont des effets de la reconstruction nationale. Les allemands se sont trouvés lancés dans une trajectoire qui s’affirmait européenne à travers la construction de l’euro, mais qui dans sa logique profonde, était de l’ordre d’une reconstruction nationale. Compte tenu de ce qu’est l’Allemagne, de ses immenses compétences technologiques, de son sérieux au travail, etc. elle s’est placée, à l’insu de son plein gré, dans une posture hégémonique. A ce stade, il n’y avait pas trop de dégâts. Le stade 2 du mécanisme est bien plus grave. Au moment où il aurait fallu signifier à l’Allemagne qu’il ne fallait pas qu’elle se prenne trop pour le chef, les élites françaises lui ont dit qu’elle était merveilleuse. La réalité de la prééminence économique de l’Allemagne devenait à partir de ce moment projet de direction politique ! Aujourd’hui, l’Allemagne est déjà folle dans ses conceptions économiques, mais il y a aussi d’autres facteurs d’aveuglement qui relèvent du psychiatrique. Je parle franchement mais je suis étonné qu’on ne voie pas le véritable grain de folie qui pointe à travers la crise grecque, italienne, espagnole, etc. On se demande en France pourquoi personne n’arrive plus à enrayer la crise. En gros, les peuples acceptent assez bien l’idée des inégalités sociales, ils acceptent assez bien d’avoir des élites responsables et des gens qui dirigent. Mais le contrat implicite, qui remonte à la nuit des temps, c’est la protection. Or tout le monde a compris dans le corps électoral que François HOLLANDE ne contrôle plus rien. C’est l’Allemagne qui contrôle. C’est sur le plan inconscient qu’on comprend tout cela et on commence à en voir les effets avec les bretons par exemple. On est étonné de voir qu’Angela MERKEL a été réélue malgré les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles vivent quantité d’allemands. C’est ne pas tenir compte de quelque chose d’essentiel et qui ne coûte pas cher. Il s’agit de la satisfaction nationale. Le sentiment d’être de nouveau admiré, respecté, et craint en Europe est un argument électoral. Le patronat allemand a parfaitement compris que sans l’euro, il était mort. Parmi les conséquences possibles de l’exigence allemande en termes d’austérité, on compte une sorte de contraction de la demande intérieure qui explique que l’Europe est la seule partie du monde qui ne se relève pas économiquement. Dans Le Monde on lisait il y a quelques jours « Une reprise lente de la zone euro se confirme ». Le même jour dans le New-York Times, on lisait « La stagnation de l’Europe se confirme »… C’est dire le sérieux de notre grand quotidien national ! Il s’agit peut-être d’un aveuglement de la part de l’Allemagne qui peut penser que la compression des salaires devrait être bénéfique pour tous. Ou alors, les allemands ont vu l’effet de cette restriction qui ne produit pas seulement la stagnation en Europe mais aussi la destruction du tissu industriel chez les plus faibles. Comme disent les chinois « Quand les gros maigrissent, les maigres meurent ». Quand la France et l’Italie n’auront plus d’industries, l’Allemagne sera définitivement maîtresse du continent. Il peut y avoir un calcul stratégique de ce type. Ce qui est frappant, c’est que nulle part n’apparaît un souci de bien-être des populations.

 

Au sujet de « L’Europe, stop ou encore », sommes-nous dans une croyance, justifiée ou non, qu’on ne peut pas sortir de l’euro, ou que cette sortie serait du pain béni pour l’extrême-droite ? Et si vous envisagiez une sortie de l’euro, quelles seraient vos 3 premières préconisations ? Ou à l’inverse, quels sont vos 3 premiers arguments pour qu’on n’en sorte pas ?

Déjà, il me paraît absolument évident que nous devons en sortir.
Je ne vois pas seulement les avantages techniques au sens économique. J’invite d’ailleurs ceux que les effets économiques intéressent à consulter les modélisations de Jacques SAPIR, un économiste dissident qui aborde des conséquences de la sortie de la zone euro.
Pour ma part, je pense qu’il y aura un moment très dur, un peu de panique à cause du contrôle des changes. Et puis les effets bénéfiques se feraient sentir. On reviendrait dans un univers où le gouvernement pourrait agir. La monnaie en général est quelque chose de beaucoup plus important qu’un instrument économique, c’est un symbole, or l’euro est devenu un symbole quasi religieux, on lui sacrifie notre énergie et notre richesse. En réalité, l’euro est une croyance collective portée par les élites. Donc ce qui complique le plus la sortie de l’euro, ce ne sont pas des problèmes techniques mais des problèmes de croyance religieuse. Il s’agit d’une révolution sociale au sens idéologique puisque les élites ont été disqualifiées. C’est sérieux parce que dans l’effondrement d’une croyance, il y a toujours le risque de la désorganisation sociale, mais il y a aussi l’idée d’un monde nouveau où l’on peut recommencer à expérimenter. La disparition de l’euro, c’est la réémergence du franc, les français qui se retrouvent entre eux, on arrêtera de dire que tout sera réglé à Bruxelles alors qu’il ne s’y passe rien. Il y a d’ailleurs des effets positifs. Par exemple, j’étais totalement opposé à la guerre contre la Syrie, parce que ce n’était pas dans nos moyens, en termes géostratégique. Le jour où j’ai entendu Fabius dire qu’on allait porter le problème à l’échelle européenne, j’ai été rassuré en me disant qu’on n’allait rien faire. C’est ce qui s’est passé. Le retour au franc fait surgir de grosses angoisses alors que c’est le retour à la vie !

 

Dans les croyances dont vous parlez, il y en a une qui occupe largement les entrepreneurs dont je fais partie. On peut penser que l’euro et l’Europe permettent d’imposer à la France les réformes de fond que nous attendons pour rendre nos entreprises plus compétitives sur le marché mondial. En l’occurrence des simplifications administratives, moins de fonctionnaires, une diminution des prélèvements obligatoires, une amélioration du coût du travail. On pourrait obtenir ce dernier point par la dévaluation mais est-ce la meilleure idée ?

En termes de conception économique, je suis fondamentalement modéré. Je ne pense pas que le problème essentiel de la France aujourd’hui relève des fonctionnaires. Les problèmes ne se posent pas dans ces termes pour moi. L’Etat progresse en ce qui concerne la qualité des services publics. La principale raison pour laquelle on ne peut plus bouger, c’est qu’on n’a pas de monnaie. L’augmentation de la dette est un processus qu’on ne peut pas régler par des comportements sérieux en raison de la suraccumulation du capital, en témoigne le dernier livre de Thomas PIKETTY « Le capital au XXI° siècle ». La sortie de l’euro serait une bonne occasion d’être créatif concernant la dette publique, mais aussi pour se débarrasser de certaines régulations qui embêtent les patrons. C’est en cela que je parle d’un monde nouveau.

 

On rend l’Allemagne responsable des difficultés de notre monnaie. Mais en fait, la fragilité de la monnaie européenne n’a-t-elle pas été mise en lumière par la crise des subprimes qui nous est venue des Etats-Unis ? La responsabilité ne pèse-t-elle pas avant tout sur les banquiers centraux qui ont endossés tour à tour les habits de pompiers puis de pompiers pyromanes ? Aujourd’hui, qui gouverne ? Ceux qui ont le pouvoir de création monétaire ou les Etats ?

On parle de l’Etat social de l’après-guerre, d’une situation dans laquelle l’Etat était conçu comme Etat de tous les citoyens, au-delà des clivages gauche/droite et de toutes les erreurs qui avaient été commises dans la première partie du XX° siècle. La notion d’intérêt général dominait. A partir des années 80, de la révolution néolibérale, on a assisté à une modification subtile de ce consensus social. Il y a eu des phénomènes de privatisation des biens d’Etat par des hauts fonctionnaires. Le secteur privé est devenu prédominant. Les gens haut placés de l’appareil d’Etat se situaient plutôt du côté du nouveau pouvoir privé et du pouvoir bancaire. La France demeure un Etat social mais on voit apparaître des tensions, une lutte implicite entre deux conceptions de l’Etat, une conception sociale et une conception bancaire. La France a le système de sécurité sociale le plus puissant du monde, notre taux de redistribution est l’un des plus élevés du monde développé, mais il y a quelque chose qu’on ne dit jamais, c’est que les 4 banques françaises systémiques sont également parmi les plus grosses du monde ! C’est-à-dire que la France a l’Etat social le plus puissant du monde et l’un des systèmes financiers les plus hypertrophiés et centralisés du monde ! Pour quelle raison ? Parce qu’à Bercy, vous avez de jeunes inspecteurs des finances, qu’aux manettes des banques vous avez de vieux inspecteurs des finances avec de gros salaires, et ceux-ci vont chercher les plus jeunes pour les faire passer dans le secteur bancaire. C’est ce qui explique que les banques contrôlent l’Etat.

 

Vous nous avez dit que l’Allemagne n’avait pas besoin d’un Etat fort car la nation allemande est forte. A l’inverse, en France où nous brillons par nos particularismes régionaux, nous avons besoin d’un Etat fort pour établir et maintenir une nation. La nation française peut-elle se développer dans un Etat centralisateur jacobin ?

Non. Depuis toujours, si on fait la liste de ce qui ne va pas en France, on arrive à la conclusion que le pays n’existe pas ! Rien ne devrait fonctionner et pourtant le pays survit, et en plus c’est le plus beau pays du monde que tout le monde envie !
Dans la critique traditionnelle de l’Etat jacobin, il y a un désir d’uniformité, quelque chose d’un peu rigide, mais la réalité du tissu anthropologique social français est extrêmement diverse. Et les accommodements à la réalité sont innombrables.
Dans la gestion de l’ensemble français, il y a une telle hétérogénéité que l’uniformité de l’action de l’Etat est une illusion. L’Etat, même jacobin, est beaucoup plus pragmatique que ce que l’on dit. Pour que les choses tournent, il faut que le pays ait son autonomie monétaire et que l’Etat puisse répartir les forces de façon consciente. Le système français a besoin de son Etat jacobin tant il est profondément divers.
La nation française, c’est tous les stéréotypes, un pays incroyablement divers, une grande variété de tempéraments, de paysages, de modes de vie. C’est aussi la région parisienne qui se trouve dans une posture actuellement très particulière à l’intérieur de la France. Dans « Le mystère Français », on montre bien la montée en puissance de la périphérie catholique zombie, dont la Vendée fait partie. Cette France redoute la suprématie de l’Etat central, alors que celui-ci ne fonctionne plus du tout, qu’il est totalement paralysé. Le rêve des énarques serait de tout privatiser. Il n’y a plus de projet d’infrastructure, plus de projet collectif à l’échelle nationale, la question du désenclavement, de l’équilibre entre les territoires est complètement laissée de côté. En fait, c’est la périphérie catholique zombie qui a pris le pouvoir. On peu donc parler de la faiblesse de la région parisienne, à la fois énorme et inactive.

 

Concernant le système bancaire hypertrophié, je suis tout à fait d’accord avec vous, et je veux attirer l’attention des chefs d’entreprises présents ici sur le danger que représente cette démesure pour l’économie française. Les nouvelles règles, notamment celle de Bâle III, vont empêcher ces mêmes banques de faire du crédit. Ça ne gêne personne sauf les banques françaises parce qu’elles sont d’une taille sans commune mesure avec la taille du pays.

Du point de vue des entreprises, il y a une prise de conscience que le problème bancaire et le problème étatique sont les deux faces d’une même difficulté. On sort complètement du clivage gauche/droite. Les gens de droite pensent que les banques sont légitimes, et les gens de gauche pensent que l’Etat est légitime. Il y a une autre façon de penser les choses.

 

Maire d’une petite ville de Vendée, Les Herbiers, 16 000 habitants, et fort d’une petite expérience de conseiller régional, je constate qu’il y a 20 ans, nous menions nos projets et les réglions en 6 ou 8 mois maximum sur le plan administratif. Aujourd’hui, ces mêmes projets prennent 2 ans, avec des contraintes colossales. Tout ça parce que nous avons des fonctionnaires qui sont là pour faire appliquer les règles que des élus ont élaborées sans qu’elles ne soient jamais expurgées. Nous avons trop de fonctionnaires et des élus trop prolixes dans les lois. Il faudrait arrêter de parler de la fonction publique, nous avons besoin d’un service public.

En tant que chercheur, je suis attentif à ce que vous avez dit sur le mécanisme de ralentissement des procédures d’acceptation ou d’embrayage par les services publics. Il serait intéressant de mettre en place un indicateur statistique qui permettrait de mesurer ces faits. Je reconnais en vous entendant, le débat que j’entends depuis 20 ans. La paralysie est là, les deux camps sont face à face. La réalité de l’Europe, c’est aussi l’emballement d’une machine bureaucratique et d’une machine à fabriquer des normes. Mais ce n’est pas en attaquant directement le problème qu’on va le résoudre. C’est une question d’analyse stratégique. Si l’on se dit qu’il faut déverrouiller la situation en France, il faut commencer par se débarrasser de l’euro et tout remettre à plat. Bien sûr ce sera un choc, psychologique et politique, et il est clair que ce n’est pas l’élite française qui va calmement sortir de l’euro. Nous n’avons pas pour l’instant un personnel politique courageux. De deux choses l’une, soit l’économie redémarre en régime euro, et je vous le dis tout de suite, ça ne repartira pas. Soit on prend la version optimiste liée à une situation sans doute exogène qui produirait la chute de l’euro – exogène car nos politiques sont complètement aveugles. Soit encore il ne se passe rien, nous sommes dans une situation de domination économique et sociale, avec des populations tellement âgées, tellement atomisées, avec un tel contrôle de l’Allemagne sur l’Europe que notre destin sera alors fait d’inégalités qui montent, un niveau de vie qui baisse, et une disparition au final des formes démocratiques, un régime de servitudes. L’historien que je suis dit que c’est possible, c’est arrivé dans l’Histoire.

 

Quelle est l’offre politique qui vous semble la plus proche de vos idées ?

Il n’y a rien à attendre de personne ! La question du positionnement de François HOLLANDE dans la situation actuelle de blocage se pose maintenant. Je pense qu’il ne va rien se passer mais c’est un mystère. Le mystère de l’âme humaine. Tous ceux qui l’entourent sont super conformistes. Il s’agit tout de même du Président de la République Française ! Il peut faire virer le système dans une telle phase de doute, il peut faire preuve de grandeur, mais apparemment, il n’a même pas envie d’être grand.

 

Vous avez fait allusion tout à l’heure à la Syrie, et à deux reprises, vous avez parlé des élites et des intellectuels.
Ma première question : quelle est votre vision et votre analyse de la crise syrienne et quelle peut être son évolution ?
La seconde : que pensez-vous des récents propos Martine AUBRY qui disait que c’est en écoutant les intellectuels français que nous allons sortir de la crise ?

Je ne me prononce pas sur Martine AUBRY, mais clairement, HOLLANDE n’aime pas les intellectuels. Ce ne sont pas les intellectuels qui n’aiment pas HOLLANDE. L’une de ses premières préoccupations en arrivant à la tête du parti socialiste était de dissoudre toutes les commissions de réflexion ! Sur la Syrie, je suis dans le même univers. C’est-à-dire que je connais les systèmes familiaux, les gouvernorats syriens, la géographie interne du pays. Sur le plan éducatif, la Syrie est l’un des pays les plus avancés du monde arabe. C’est le modèle patrilinéaire qui règne, ce qui explique que le taux de fécondité dépasse 3 enfants par femme, pour s’assurer d’avoir au moins un garçon.
On admet tous que le régime ASSAD est abominable. L’utilisation de ces gaz de combat constitue un crime contre l’humanité. Nous sommes tous d’accord sur cet état de fait. Maintenant, après des années de guerre civile, où en sommes-nous ? J’ai trouvé plusieurs cartes de l’insurrection syrienne, les régions tenues par les insurgés et celles tenues par le gouvernement. J’ai des indicateurs de fécondité, des indicateurs de matri-localité où l’élargissement de la famille se fait par les filles (rares dans les pays arabes), des indicateurs du taux de mariages entre cousins. On s’aperçoit que les régions qui soutiennent le régime ASSAD sont celles où la fécondité est la plus basse, où la transition démographique est la plus avancée, où la matri-localité est la plus élevée, où les taux de mariages entre cousins sont les plus faibles. Pour résumer, les régions qui soutiennent ASSAD sont les plus modernes et les régions tenues par la rébellion offrent les caractéristiques inverses. La situation est donc insoluble. Ni les Etats-Unis ni la France ne sont maîtres du monde. Dans une situation aussi confuse où nous n’avons aucun moyen d’action, intervenir au nom des horreurs commises par le régime ASSAD, lancer des missiles pour soutenir les forces les mieux implantées dans les régions les plus arriérées, n’a aucun sens. Je suis très content que les russes, par des manoeuvres subtiles, soient parvenus à bloquer l’absurdité de FABIUS et de HOLLANDE sur ces questions. Nous aurions été littéralement déshonorés par une intervention aussi stupide. En ayant recours aux décisions européennes, nous avons évité le pire puisqu’à ce niveau, il ne se passe plus rien !

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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