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Philippe DESSERTINE : « La France face à la 4ème révolution ndustrielle »

Philippe DESSERTINE

« La France face à la 4ème révolution industrielle »

92° rencontre du CERA du 14 mai 2019

 

 

 

Introduction de Jean Michel Mousset :

Notre expert du jour a un curriculum vitae que je ne peux pas lire en entier car il ne lui resterait plus beaucoup de temps pour parler. Je me contente simplement d’évoquer ses fonctions actuelles. Il est professeur en sciences de gestion, spécialiste en finance, professeur à l’Institut d’Administration des Entreprises de l’université de la Sorbonne, directeur de l’Institut de Hautes Finances et membre de Haut Conseil des Finances Publiques. Je vous demande Mesdames, Messieurs, d’accueillir Philippe Dessertine.

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Philippe Dessertine :

Je suis très heureux d’être avec vous et très honoré après avoir vu la liste des conférenciers que vous avez eu la chance d’accueillir dernièrement.

Je vais vous parler de la 4ème révolution industrielle et d’Europe, et quand nous parlons aujourd’hui de finance et d’économie, nous sommes obligés d’avoir une réflexion qui dévie vers la géopolitique et la technologie. Pour situer le sujet, il faut parler de la période qui a précédé la 1ère révolution industrielle. Celle-ci commence grosso modo au milieu du XVIIIème siècle et va clairement s’accélérer au siècle suivant.  Le XIXème siècle est véritablement le siècle de la 1ère révolution industrielle. Ensuite nous avons la 2ème révolution industrielle à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, puis une fausse révolution industrielle, la numéro 3, dans les années 60.

Si nous prenons des repères, la 1ère révolution c’est l’industrie, le moteur à vapeur, l’acier, c’est le grand changement de civilisation qu’ont connu notamment la France et les Européens. Nous étions à la fin du XVIIIème siècle une civilisation essentiellement agricole, 95% de la population du monde et de l’Europe vivaient à la campagne. Les villes étaient un endroit où nous n’allions que pour faire du commerce et pour s’y réfugier quand le pays était envahi. Nous avons oublié cela. Les villes n’ont eu que ces caractéristiques pendant des millénaires. La 1ère révolution industrielle a eu pour conséquence que peu à peu, les villes se sont peuplées, jusqu’à contenir aujourd’hui 98% de la population mondiale. Une révolution industrielle est quelque chose qui bouleverse complètement le mode de fonctionnement d’une société, généralement à partir d’une grande évolution scientifique, souvent linéaire mais avec des bonds quantiques. Alors elle bouleverse complètement la connaissance donnant l’impression d’une accélération absolument incroyable.

La 1ère révolution industrielle est d’abord celle des savants du siècle des lumières. Pensant différemment, ils vont permettre l’avènement de technologies nouvelles qui vont donner lieu à de nouvelles formes de production, de consommation, de mode de vie. Une révolution industrielle est quelque chose de totalement inimaginable. En 1750, à Luçon ou à La Roche-sur-Yon, il était totalement inimaginable de penser au monde tel qu’il serait en 1900, c’était impossible de se le figurer ! Une révolution industrielle, c’est vraiment quelque chose qui fait que, au départ, vous ne pouvez pas vous figurer le futur.              Nous ne pouvons pas le faire et au fur et à mesure que les choses avancent, nous nous rendons compte à quel point notre futur va être différent de notre passé.

La 4ème révolution commence juste en ce début de XIXème siècle. Elle est considérée comme la plus importante de tous les temps. La n°1 dont je viens de parler, en 1850 / 1890, est beaucoup plus petite que celle qui nous attend. La n°2 n’était pas mal non plus, c’est celle de l’électricité et du moteur à pétrole, en 1880 / 1940. Imaginons tout d’un coup « plus d’électricité », tout d’un coup « plus d’automobile », la vie ne serait plus du tout la même. Mon papa est né en 1913 et il est mort en 2013. Il a donc connu la 2ème révolution industrielle. Il me racontait à la toute fin de sa vie que sur les quais de Bordeaux, mon grand-père avait été l’un des premiers à avoir installé l’électricité. Il avait une ampoule électrique ! Vers 18h, les gens arrivaient, s’asseyaient et attendaient mon grand-père. Alors il arrivait et allumait la lumière, tout le monde était ravi. Cela nous fait sourire de penser que nos grands-parents étaient étonnés par l’électricité. Mon père disait : « Tu vois les gens ne comprenaient pas ce qui allait se passer, ils ne pouvaient pas imaginer qu’un jour, il y aurait un tramway sur les quais de Bordeaux et un TGV roulant à 400 km/h. » L’électricité allait amener le téléphone qui permettrait de parler à ses enfants à 1 000 km d’ici. Ils ne pouvaient l’imaginer et en même temps, ils sentaient qu’il se passait un truc important et disaient « La révolution industrielle est sûrement en train de commencer ». Mon père me racontait que lorsqu’il avait 15 ans, en 1925-28, sur les quais de Bordeaux, ce sont surtout des voitures à cheval qui passaient. Un jour il s’est rendu compte que ce n’était plus le cheval qui était majoritaire mais l’automobile, cela s’est fait naturellement, doucement, et en même temps très vite.

Peu à peu le cerveau humain évacue tout ce qui était l’approche d’avant. En 1900, il y a environ 1 million de chevaux dans la région parisienne. En 1900, quelqu’un qui a dans Paris un très beau commerce de maréchal ferrant pourra céder son entreprise à ses enfants en leur disant « Votre fortune est faite, vous avez de la chance, cela fait des générations que nous mettons des fers aux chevaux et vous serez riches toute votre vie grâce à ce commerce prospère ». Il se disait « Il y a des chevaux depuis 10-15 000 ans, il faudra toujours des chevaux. » Il ne pouvait imaginer que son fils ou petit-fils seraient 20 ans plus tard pompiste. Des emplois ont complètement disparu et d’autres sont apparus.

Evidemment si vous avez pensé à transformer votre activité de maréchal ferrant en pompiste, en 1930 vous êtes le roi du macadam. Mais si vous avez pensé que le mieux était de rester maréchal ferrant, vous vous retrouvez au chômage car il ne restait que 4 000 chevaux à Paris en 1930. Et aujourd’hui il n’y en plus que 1 000 quand la Garde Nationale est à Paris.

En 110 ans, nous avons complètement basculé. Avec la 4ème révolution industrielle que nous évoquons actuellement, vous pouvez faire le test du cheval et de la pompe à essence avec vos enfants et petits-enfants en leur disant « Cette année c’est incroyable, nous allons voir disparaître les annuaires téléphoniques. » Ils vous répondront « C’est quoi les annuaires ? » Vous leur en montrerez un qui leur paraîtra complètement baroque. C’est un fait, aujourd’hui les annuaires sont devenus totalement inutiles. Il y a dix ans, vous connaissiez, en moyenne, 60 numéros de téléphone par cœur et vous téléphoniez dans une cabine téléphonique pour ne pas être entendu. Encore une bizarrerie ! Maintenant tout le monde entend quand nous téléphonons. Notre cerveau était encombré de numéros de téléphone qu’il ne fallait surtout pas oublier alors qu’aujourd’hui nous avons même oublié le numéro de notre conjoint. C’est d’ailleurs un problème quand notre téléphone tombe en panne…

Nous sommes déjà en train de changer de monde et ça se fait comme ça, en douceur. Ce n’est pas que nous avons perdu la mémoire, c’est que notre cerveau super intelligent se dit « Ce n’est plus la peine de garder tout cela en mémoire, je libère de la mémoire vive ! » Une révolution industrielle fait ce genre de chose. Brutalement nous allons connaître une libération de la mémoire vive de notre cerveau. Nous sommes dans une rupture d’une profondeur aussi forte que celle dont je vous ai parlé, celle du cheval et de la voiture, du monde des campagnes et du monde des villes. La rupture qui commence offre cette puissance-là.

Je peux aussi évoquer un autre type de rupture que nous rencontrons. 1820, c’est le début de la 1ère révolution industrielle. La 1ère puissance du monde en PIB est la Chine, la 2ème puissance du monde est l’Inde. Elles étaient les deux plus grandes populations du monde. 2020, nous sommes en train de clôturer cette période de deux siècles durant laquelle les plus grandes puissances du monde n’ont pas été les plus grandes démocraties du monde. Avant les révolutions industrielles, la plus grande démographie, la plus dynamique, était la plus grande puissance politique.

Pour résumer, XVI et XVIIème : l’Espagne ; XVII et XVIIIème : la France ; XVIII et XIXème : la Grande Bretagne ; XXème : les Etats-Unis. Ce qui va se passer au XXIème siècle et ce dont nous sommes sûrs, c’est que la première puissance démographique s’appelle la Chine et qu’elle sera la première puissance du monde. Ce qui inquiète les Chinois, ce n’est pas tellement l’Occident, l’Europe, ce n’est pas tellement les Etats-Unis mais le grand voisin, celui qui a la démographie la plus dynamique, l’Inde.

Au XXIème siècle, les Chinois rencontreront une vraie concurrence au sein de l’Asie, le plus grand continent démographiquement parlant du XXIème siècle. N’oublions pas que nous ne sommes pas dans un monde utopique et que les humains puissants se font la guerre. En dehors des Etats-Unis, la Chine et l’Inde ont les plus grands budgets militaires du monde. L’Inde se prépare à faire la guerre avec le Pakistan. Les deux pays possèdent l’arme atomique. Elle se prépare également à faire la guerre avec la Chine, leur dernière guerre remontant aux années soixante. Nous sommes bien dans un changement de super puissance.

C’est un élément que les Occidentaux doivent avoir à l’esprit car ils ont tendance à écrire le futur à partir de ce qu’ils ont connu depuis 200 ans, c’est-à-dire la domination de l’Occident et leurs valeurs. Celles-ci vont maintenant devenir minoritaires, secondaires, et cela change tout. Il faudra bien comprendre quand nous parlerons du nouveau monde que le contexte aura changé. Pendant deux siècles, nous avons cru que nos valeurs étaient universelles, nous devons nous préparer à les considérer comme accessoires, secondaires.

La Chine ne sera pas un leader mondial comme l’a été l’Occident. Par exemple, à la fin du XXIème siècle vous aurez toutes les difficultés à devenir Chinois. Les dirigeants occidentaux disaient « Nous sommes les leaders du monde et ceux qui veulent nous rejoindre feront partie de notre pays, ils deviendront Français, ou Anglais… » Ce ne sera pas le choix des Chinois. La Chine est l’empire du Milieu, le centre du monde. La Chine retrouvera la place qu’elle estime être la sienne, c’est-à-dire la première, et autour d’elle s’organisera le reste du monde, pourvu que la Chine dispose des éléments dont elle aura besoin.

A propos des routes de la soie qui est le grand programme du Président Xi Jinping, nous pensions qu’il allait devenir de plus en plus occidental. Parce qu’il mangeait des hamburgers Mac Donald, nous pensions qu’il allait devenir américain. Non, ce sont les hamburgers qui vont devenir chinois, ce n’est pas du tout la même chose. Nous pensions que le président Xi Jinping allait devenir démocrate parce que tous les pays du monde vont devenir démocrates comme les Occidentaux. Mais lors du 19° congrès du parti communiste, il y a deux ans, Xi Jinping a expliqué que la Chine n’était pas du tout dans un processus de libéralisation politique. D’ailleurs, en Chine, les gens ont compris qu’ils devaient vite prendre le pli, d’autant que le Président n’a pas prévu de successeur pour lui-même.

Avec son second mandat, Xi Jinping a présenté son projet des routes de la soie. Au nombre de trois. L’une vers l’Afrique, la deuxième vers le Proche-Orient et la troisième vers l’Europe. Les deux premières sont très claires, ce sont des artères, elles ont pour but de faire remonter le sang dont a besoin l’économie chinoise, de matières premières et d’énergie. Quand une autoroute financée par les Chinois est faite en Afrique, c’est pour amener des ressources aux ports et les embarquer vers la Chine. Nous ne sommes pas du tout dans la logique qu’ont connu les Africains avec la puissance dominante française ou anglaise. Nous ne sommes pas dans une logique coloniale, le but n’est pas de transformer l’Afrique en territoire chinois mais de faire remonter la richesse dont la Chine a besoin.

La route de la soie vers l’Europe est un peu particulière car, pour le moment, elle est vraiment à deux sens. Elle a pour but de faire remonter des moyens vers la Chine, et d’exporter pour acquérir une richesse qui permettra l’investissement, notamment dans cette 4ème révolution industrielle. L’Europe est largement prise en compte car elle permet de remonter la richesse d’un pays qui n’est pas encore le numéro 1, d’un pays qui est encore confronté à une population dont une petite moitié est très pauvre et qui doit poursuivre son développement. Cette route de la soie permettra à la Chine de devenir une grande puissance, forte et uniforme.

Ces routes de la soie vont toutes dans le même sens, elles ne vont pas vers le Pacifique, pas vers les Etats-Unis. En effet depuis la fin du premier mandat de Barak Obama, les Etats-Unis sont rentrés vis-à-vis de la Chine, vis-à-vis de l’Asie, dans une logique qui intègrent parfaitement que nous sommes bien dans un changement de superpuissances. Le principe des Etats-Unis va être, comme toujours dans l’histoire quand des moments comme ceux-là se sont produits, d’essayer de ralentir le plus possible le changement, d’utiliser sa puissance de n°1 pour empêcher la puissance n°2 de monter trop rapidement.

Lors d’une conférence, Bill Clinton, Président des Etats-Unis de 1992 à 2000, a parlé du moment de la montée en puissance de la Chine qui commença à s’éveiller à partir de 1989. Cela correspondait au début de la mondialisation, à la chute du mur de Berlin, aux manifestations de la Place Tian’anmen. Il n’y avait plus de guerre latente et des pays émergeants démarraient. Trois ans plus tard, Bill Clinton élu à la surprise générale disait « L’erreur majeure que nous avons faite est une erreur de perspective. » Les économistes de l’époque, au milieu des années 90, estimaient que le niveau de la Chine en 2000 ne serait atteint qu’en 2030. Les économistes ont une grosse marge d’erreur, mais là c’est l’une des erreurs historiquement les plus importantes. Clinton disait « Cette erreur d’appréciation est la plus importante faite par l’Occident par rapport à la compréhension du monde qui va venir. »  L’une des explications de la crise de 2007-2008 est d’avoir mésestimé la rapidité de croissance de la Chine, avec des taux de croissance absolument vertigineux.

Aujourd’hui, les Américains disent « Il ne faut pas mésestimer la capacité de montée en puissance de la Chine, en revanche il faut essayer d’utiliser au maximum toutes nos capacités pour empêcher que cette montée en puissance soit aussi rapide que ce que nous avons connu pendant les dernières décennies. »

Nous sommes là au cœur de l’actualité brûlante. Hier les marchés financiers s’effondraient parce que la Chine est en train de répondre aux mesures de protectionnisme lancées par le Président Donald Trump la semaine dernière. Nous sommes vraiment dans le match, dans la négociation du quotidien. En réalité, les Etats-Unis voient bien que la Chine a encore besoin de faire rentrer de la richesse en provenance des pays riches d’avant : la route de la soie vers l’Europe, les exportations vers les Etats-Unis. Elle est donc vulnérable si nous fermons les frontières. Alors Donald Trump, voyant que les Chinois ne pourront tenir leurs engagements, bloque les négociations entre les Etats-Unis et la Chine et menace de taxer les importations chinoises.

Rappelons que la Chine a besoin d’exporter vers l’Occident. D’ailleurs il y a quelques jours, le Président Xi Jinping a visité des capitales européennes pour assurer un certain nombre de marchés aux produits chinois. Il choisit de négocier avec chaque pays d’Europe, en commençant par les plus faibles, plutôt que de négocier avec l’Europe tout entière. L’intérêt à court terme de certains pays européens a montré que l’Europe pouvait exploser, alors qu’il faut voir comment nous pourrions instaurer des relations entre l’Europe et la Chine d’aujourd’hui et de demain.

Les Etats-Unis ne sont pas rentrés dans cette logique-là et Donald Trump a dit la semaine dernière « Nous allons arrêter les négociations avec la Chine et instaurer une taxation à partir de vendredi. » En fait l’application de ces taxes demandera un peu de temps, un temps qui permettra de nouvelles menaces réciproques, le retour au statu quo et de nouveaux échanges. Une rupture complète entre les deux pays est difficile tant leurs économies sont interdépendantes. D’ailleurs le niveau d’endettement des entreprises chinoises est une source d’inquiétude car s’il y avait une crise financière chinoise, le reste du monde, Etats-Unis compris, chercherait des moyens pour que cette crise ne se propage pas dans le monde entier.

Nous sommes donc aujourd’hui dans une situation d’entre deux, dans une situation de négociations dans lesquelles il ne peut pas y avoir de rupture complète, où chacune des parties essaye de prendre le dessus sur l’autre. Inexorablement, la Chine monte en puissance mais devenir le numéro 1 lui demandera un peu du temps.

Comparons la crise de 2007 à celle de 1929. Cette dernière dure 10 ans et aboutit à la 2ème guerre mondiale. Notre crise de 2007 a débuté il y 12 ans. Qu’est-ce qui nous attend à la fin de cette crise ? Nous avons beaucoup de phénomènes qui ressemblent à l’après crise de 1929 : protectionnisme, nationalisme et tensions géopolitiques. Nous sommes par bien des points dans une situation de pré guerre mondiale, avec deux empires qui se font face de chaque côté du Pacifique, deux empires qui sont les deux premiers budgets militaires du monde. Cela fait beaucoup de points qui peuvent paraître inquiétants et quand nous regardons la tension géopolitique, nous avons deux camps constitués. Pour les repérer il faut utiliser les Balkans de notre époque, c’est-à-dire la Syrie. En 1913-1914, toutes les grandes puissances ont commencé à se mettre en position de défendre l’allié et d’attaquer l’ennemi.

Depuis 70 ans nous voyons surtout le risque de conflit israélo arabe duquel pourrait venir l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres. Au XXIème siècle, ce n’est plus ce conflit qui est primordial. S’il est toujours présent, il est maintenant considéré comme secondaire par rapport à celui qui anime le monde musulman, entre la minorité chiite et la majorité sunnite.

La Syrie, pays à majorité sunnite dirigé par des Chiites, est alliée au plus grand pays chiite du monde, l’Iran. Nous sommes impactés par les échos de ce qui se passe actuellement, par l’embargo des Etats-Unis, par les mesures prises ces derniers jours. L’Iran chiite et son allié la Syrie ont développé une puissance importante au Liban, Hezbollah, en conflit avec Israël. Vu d’ici, il est difficile de s’y retrouver, Hezbollah chiite, Syrie chiite, Irak à majorité chiite dirigé longtemps par Saddam Hussein plutôt laïc. Les guerres occidentales sont passées par là et nous avons bizarrement mis à la tête de l’Irak des Chiites. A la fin du XXème siècle, l’Iran voulait installer des Chiites à la direction de l’Irak, la guerre entre ces deux pays a fait 1 million de morts alors qu’il suffisait d’attendre que les Occidentaux s’en mêlent… Un arc chiite s’est ainsi constitué, de la Méditerranée au Yémen où les Chiites sont en guerre ouverte contre les Sunnites.

En face, la coalition sunnite est menée par l’Arabie Saoudite. Elle est une émanation de la seconde guerre mondiale, de l’absence complète de stratégie des Anglais et des Français qui ne se sont focalisés que sur une seule chose, le pétrole, sans se préoccuper de la géopolitique locale. L’Arabie Saoudite est opposée aux Chiites, notamment en Syrie. Elle appuie l’armée sunnite qui veut faire tomber le pouvoir syrien. Les Israéliens sont évidemment très intéressés car pour contrer Hezbollah, ils sont prêts à appuyer l’installation d’un pouvoir sunnite en Syrie avec la contribution de leur grand allié commun, les Etats-Unis.

L’Iran, toujours sous embargo américain, a alors fait appel à son premier client potentiel, celui de la route de soie, la Chine, qui a besoin de pétrole et qui a aussi des problèmes avec ses propres Sunnites, les Ouïghours. Nous nous sommes retrouvés alors avec une très grosse puissance, un peu gênante à gérer dans le coin. Il est arrivé une autre grosse puissance qui a, elle aussi, des soucis avec ses propres sunnites, en Tchétchénie où ils se sont fait la guerre. Il s’agit de la Russie. Celle-ci se dit qu’en s’alliant aux Chiites, elle est sûre de faire barrage aux Américains, aux Israéliens et aux Sunnites dans cette zone de pré Asie.

Nous nous retrouvons avec beaucoup de grandes puissances les unes en face des autres, et il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher l’étincelle. Toutefois pour être complet, il faut ajouter une autre puissance sunnite qui a été l’alliée des Etats-Unis pendant de très nombreuses années et qui devrait encore l’être normalement. L’Empire ottoman, qui était en vérité le pivot du monde musulman, a été une autre très mauvaise gestion des Français et des Anglais après la 1° guerre mondiale. Nous en avons aujourd’hui le retour du boomerang. La Turquie sunnite, normalement alliée aux Etats-Unis, laïque depuis la révolution de Mustafa Kemal, devenue beaucoup moins laïque depuis l’arrivée au pouvoir de Monsieur Erdogan, a décidé de basculer non pas dans le camp des Chiites, mais dans celui des Russes et des Chinois.

Pour finir avec la géopolitique, je pourrais ajouter la petite Corée du Nord que nous ne mettons pas dans le camp de l’Occident, mais aussi quelques pays d’Afrique et d’Asie tels que l’Afghanistan, le Pakistan. Comment vont-ils se positionner face à la question sunnite-chiite et de quelle manière vont-ils prendre parti pour les uns ou pour les autres ? Nous sommes dans une situation dangereuse. Nous voyons que les Chinois savent aussi utiliser cette arme-là. Au moment où les négociations sur le commerce capotent à Washington, les Chinois décident que nous ne pouvons pas avoir avec l’Iran une logique de fermeture complète et d’étouffement du régime des mollahs. Les Iraniens décident alors de reprendre l’enrichissement de l’uranium bien au-delà de leur engagement de 2015 qui limitait l’enrichissement de l’uranium aux besoins des centrales nucléaires. Au-delà de ce niveau d’enrichissement, ils pourraient fabriquer des bombes nucléaires, objectif à leur yeux justifié en considérant anormal que le chiisme soit la seule religion à ne pas posséder l’arme nucléaire.

Quand les Iraniens, la semaine dernière, déclarent à Moscou qu’ils vont reprendre l’enrichissement de l’uranium, il faut comprendre qu’il serait bon de renégocier avec les Chinois. Cela peut sembler indirect, mais c’est bien ce qui est en train de se passer. Les Chinois peuvent tout arrêter s’ils le veulent, aussi bien l’uranium hautement enrichi que les tensions entre Sunnites et Chiites.

Les Européens sont proches du Moyen-Orient et les évènements en Syrie, et plus largement au Proche-Orient, ont précipité 3 millions de réfugiés en Turquie. Tous les jours, l’Europe paie la Turquie pour qu’elle garde ces réfugiés. Les garder depuis plusieurs années pose un grave problème aux Turcs, les enfants grandissent et auront besoin d’écoles puis d’universités coûtant toujours plus cher. L’Europe paie toujours plus, mais cela suffira-t-il ?

Nous sommes dans un contexte hyper explosif en ce début 2019, dix ans après la plus grande crise économique jamais connue. Beaucoup de facteurs font penser que nous sommes dans une situation de pré guerre mondiale. Pourquoi peut-on rester optimiste malgré tout ? En 1939, soit 10 ans après la crise de 29, nous étions à la fin de 2° révolution industrielle alors qu’aujourd’hui nous sommes au début d’une nouvelle révolution industrielle. Cela change tout, nous sommes au moment où toutes les cartes vont être redistribuées, y compris celles de la puissance. Nous sommes à un moment où nous pouvons nous retrouver, d’un coup d’un seul, avec la première puissance du monde qui ne serait pas la plus grande puissance démographique. Il suffirait que cette plus grande puissance du monde ne décide pas d’aller dans la révolution industrielle la plus importante de tous les temps. La Chine y va à fond mais elle peut se tromper et ne pas gagner.

Nous sommes dans un moment historique très particulier, changement des temps, changement de superpuissances et 4° révolution industrielle qui commence. Quel est le contexte actuel ?

L’humanité dans son ensemble a un double défi à gérer. Le premier est celui du dérèglement climatique. Il y a 30 ans, 400 tonnes de sucre étaient ajoutées tous les ans au jus de raisin du bordelais pour obtenir le degré d’alcool désiré du vin. Aujourd’hui le sucre n’est plus utilisé et les vendanges commencent plus tôt pour limiter le degré d’alcool. Les cépages sont changés, des vignes sont plantées en Grande-Bretagne. Les vignerons n’ont aucun doute sur le changement du climat tandis que Donald Trump est climato sceptique. Il s’appuie sur le phénomène de glaciation connu dans les années 1710 et sa répétition en symétrique, réchauffement à la place d’un refroidissement.

La grande différence est qu’aujourd’hui le réchauffement n’est pas naturel, il est dû à l’activité des humains. Les climato sceptiques contestent le fait que le modèle économique issu de la 2° révolution industrielle des années 30 génère un réchauffement climatique.

D’où le second grand défi car à l’époque nous étions 2,5 milliards d’humains et le modèle économique n’était appliqué que par 400 millions de personnes. Au cours de cette année, il sera appliqué par 7,7 milliards de personnes, sachant que la population augmente grosso modo de 80 millions chaque année. La progression a été plus rapide que prévue car la durée de vie des humains a été sous-estimée. Bientôt nous serons 10 à 11 milliards et nous sommes sûrs que ce modèle économique ne marche pas.

Sous réserve de changer de modèle économique, la planète peut supporter cette population. Au-delà, nous estimons que nous serons sur une courbe descendante. Notons que le seul moment où nous changeons de modèle économique c’est quand se produit une révolution industrielle. La plus grande révolution industrielle de tous les temps arrive au moment où l’humanité a le plus grand défi de tous les temps, changer le modèle économique de 7,7 milliards d’humains. Nicolas Hulot disait « Cela n’est possible que s’il y a une révolution industrielle. »

Comme les gens qui avaient un commerce de fers à cheval, vous n’arrivez pas à imaginer ce que je vous raconte. Vous ne comprenez pas. Je vous dis que nous sommes dans un processus qui fera que, peut-être dans 5 ans, dans 6 ans, nous ne vivrons plus du tout de la même façon. Toutes les approches que nous avions jusqu’à ce jour sont terminées, la rupture est totale, il n’y a pas de demi-révolution industrielle. Nous n’aurons pas de voitures qui rouleront les jours pairs avec un moteur et les jours impairs avec des chevaux.

Tous les emplois vont disparaître mais il s’en créera plein d’autres. Lesquels ? Par définition, nous ne les connaissons pas parce que nous ne sommes pas dans une continuité mais dans une rupture absolue.

Tout va changer ! Nous avons eu la première marche, le digital. C’est le téléphone portable auquel nous sommes devenus totalement accro. Toutefois, il n’a pas pour autant changé fondamentalement notre vie.

La marche n°2 est l’intelligence artificielle. Cette révolution industrielle, contrairement aux précédentes liées à de nouvelles énergies, procède des mathématiques. En fait ce sont les mathématiques qui sont en train de changer le monde, plus précisément la mathématique des grands nombres, les big data et les algorithmes qui vont avec, qui permettent de percer des secrets jugés infranchissables jusqu’à maintenant. Au moment des révolutions industrielles, l’humain a l’impression d’avoir une connaissance qu’il avait jusque-là réservée à Dieu. Grâce aux big data, nous commençons à comprendre la matière, ce qu’Einstein n’avait pu imaginer quand il énonça la théorie du big bang.

Nous commençons à reproduire la matière morte mais aussi la matière vivante avec l’imprimante 3D.

Nous avons décrypté le génome humain qui peut donner le pouvoir effrayant de reproduire l’humain mais aussi bientôt de vaincre le cancer. Cela peut faire peur, mais l’humain a toujours évité le pire à chaque découverte potentiellement dangereuse. Le couteau de cuisine est rarement utilisé contre les autres.

Et l’humain ? Eh bien, il a besoin des big data car il y a 7,7 milliards d’humain. Cela peut être dangereux mais nous pouvons penser que l’humanité va les utiliser positivement et grâce à cela va inventer une planète durable.

Soyons plus précis. L’intelligence artificielle est la logique algorithmique appliquée à un mode de fonctionnement systématique, à un mode de réflexion systématique sur tout un tas de problèmes. C’est en fait très pratique en réutilisant la logique de l’ordinateur de la 3° révolution industrielle mais avec une puissance de calcul beaucoup plus forte et la capacité de mouliner beaucoup plus de données. Cela permettra de résoudre beaucoup plus de problèmes qu’avant. Ainsi nous aurons une rationalité réelle qui va éliminer la rationalité d’apparence que nous connaissions jusque-là. C’est une première caractéristique absolument majeure, la deuxième caractéristique également majeure est la logique de déconcentration.

Regardons la première idée, le fait d’entrer dans une rationalité réelle. Là, nous répondons au problème de dérèglement climatique parce que si nous entrons dans la rationalité réelle, nous allons pouvoir rentrer dans la logique de sobriété énergétique. La question n’est pas d’inventer des énergies nouvelles qui permettraient de vivre comme avant, c’est de vivre différemment d’avant et peut-être même qu’en utilisant les énergies anciennes, ce soit encore tenable. Ce n’est pas se dire « La voiture électrique est une solution ! » mais se dire « Pourquoi tu utilises ta voiture comme ça ? » C’est la rationalité réelle dans laquelle nous amène l’intelligence artificielle en faisant le calcul du PIB économique de toute activité, quelle qu’elle soit ! Tous les matins et tous les soirs, des gens passent des heures dans les embouteillages, les voitures s’usent, les autoroutes sont de plus en plus larges, la consommation d’essence augmente, tout cela est du PIB. Ces gens passent leur temps dans leurs voitures, ils écoutent France Info à la radio. France Info, c’est du PIB. Des heures à ne rien faire, c’est du faux PIB. Nous sommes dans la logique de rationalité d’apparence.

La révolution industrielle n°4 nous dit : « Tout ce qui n’est pas utile, je l’élimine ! » Le digital a déjà commencé en nous permettant de travailler chez nous, ce qui cause moins d’embouteillage. La révolution industrielle n°4 va accélérer tout cela. L’utilisation de l’intelligence artificielle permettra d’éliminer d’autres faux PIB, par exemple les envois de mails. 300 milliards de mails sont échangés chaque jour, vous imaginez l’énergie consommée, le PIB que cela représente ! L’intelligence artificielle permet de constater que 80% des mails sont inutiles. Imaginez le temps passé et perdu dans les entreprises à écrire et à lire ces mails inutiles. Le pire est qu’en Chine l’intelligence artificielle ne s’arrête pas là. Elle dit que sur les 20% de mails à priori jugés utiles, 90% d’entre eux sont en fait écrits et lus par des gens surqualifiés par rapport aux mails en question. L’intelligence artificielle va donc rediriger et envoyer le mail à la personne pertinente. La rationalisation élimine tous les éléments inutiles pour se concentrer uniquement sur les éléments utiles. Nous utiliserons au maximum et au mieux la puissance de l’intelligence humaine.

Nous sommes en train de l’appliquer au domaine de la santé. 80% voire 90% des 20% du temps disponible des médecins est mal employé. L’intelligence artificielle ne va donc pas détruire du travail, elle va nous ramener sur notre capacité la plus forte. Ce que le médecin sait faire, c’est-à-dire soigner, deviendra l’unique occupation de son temps, tout le reste sera dirigé vers quelqu’un qui n’a pas sa qualification.

Faites cela à tous les niveaux et imaginez ce que cela signifie.

L’intelligence artificielle est actuellement concentrée sur la question des pannes. Les industriels sont intéressés par l’anticipation des pannes en pensant aux énormes économies qu’ils feront. Nous arrivons à éliminer 99 à 99,5% des pannes dans l’industrie.

Nous pouvons aussi nous intéresser aux pannes des produits de l’industrie car l’obsolescence programmée est du faux PIB. L’industriel qui fabrique des réfrigérateurs programmés pour tomber en panne, en construira qui ne tomberont plus en panne. Il y a 50 ans, il n’y avait pas d’obsolescence programmée. Nous ne savions pas le faire. Les industriels devront faire autre chose pour compenser la moindre consommation de réfrigérateurs plus durables. Mais quoi ? De nombreux emplois qualifiés apparaîtront, comme des mathématiciens, mais aussi des non qualifiés. Uber en est un exemple. Les premiers jobs Uber étaient pour des gens sans qualification. Actuellement Uber travaille sur des formations accélérées pour promouvoir des gens travaillant déjà chez Uber, par exemple en utilisant leur temps d’attente entre deux clients. Des diplômes, des certifications attesteront de leur nouveau niveau de formation.

D’autres façons d’apprendre devront être inventées car nos universités traditionnelles sont mortes. Les connaissances, en perpétuel changement, devront être certifiées et chacun devra continuellement se préparer à faire autre chose. Nous sommes en révolution industrielle et nos jeunes étudiants le sentent, contrairement aux plus anciens habitués au « Tout change pour que rien ne change » et qui n’arrivent pas à se projeter dans ces gigantesques changements avec une rationalité tout à fait nouvelle.

Cette rationalité réelle n’est pas de la décroissance. A partir du moment où la population mondiale augmente de 80 millions tous les ans, nous allons devoir adopter des modes de vie inédits.

La 2ème caractéristique absolument majeure de cette 4ème révolution industrielle est une réponse indispensable au dérèglement climatique car celle-ci annule tout un tas d’effets provenant des révolutions industrielles n° 1 et 2 qui nous ont poussés à la concentration. Paradoxalement, nous sommes 7,7 milliards et nous n’avons jamais occupé si peu d’espaces terrestres. Lors des révolutions industrielles n° 1 et 2, nous disions « L’avenir, c’est la ville. L’avenir, c’est l’industrie ! » Evidemment la concentration dans les villes rend l’air irrespirable et l’hyper concentration est une cause du dérèglement climatique. Le fonctionnement humain ne sera plus pyramidal et concentré, il sera plat, réparti sur les territoires en une succession de nœuds. Il sera nodal. Il en était d’ailleurs ainsi dans les siècles antérieurs à la 1ère révolution industrielle, les territoires avaient une très grande autonomie.

Les très grands groupes qui dominent l’économie mondiale, Microsoft, Google, Apple, pèsent chacun ½ milliard de dollars, c’est-à-dire à eux seuls plus que toute l’aéronautique et toute l’automobile. Apple possède dans sa trésorerie un cash de 300 milliards de dollars qui lui permettrait d’acheter toute l’automobile. Il ne risque pas de le faire car c’est l’ancien monde. Il préfère investir dans le nouveau monde bien que le risque soit plus élevé.

Google a le même problème et cherche sans cesse où placer ses liquidités. Il investit dans ce qui est appelé des « moon shots », des tirs vers la lune. Il est très difficile d’atteindre la cible mais quand cela arrive, c’est le jackpot. C’est le principe d’une révolution industrielle, il y a des échecs tout le temps. Ça aussi, l’échec, nous ne connaissons pas. Tellement pas que nous avons d’ailleurs inventé le principe de précaution. Nos transmettons à nos enfants la peur de l’échec. Tétanisés par la peur, ils doivent toujours réussir. C’est une catastrophe quand nous sommes dans une révolution industrielle puisqu’il ne faut surtout pas faire comme tout le monde, par exemple aller dans une mégalopole. Et nous faisons le Grand Paris. Nous creusons le plus grand tunnel du monde à Paris et nous réinventons le monde de 1880. Nous sommes à fond dans le modèle d’avant.

A l’opposé, il y a la Chine, terriblement confrontée au problème de la concentration avec des villes de 20 à 30 millions d’habitants, totalement irrespirables. Avec un indice de 50 à Paris, nous nous obligeons à la circulation alternée, alors qu’en Chine ils sont à l’indice 1 000 tous les jours. La situation du dérèglement climatique en Chine est tragique, ils vont devoir changer à toute vitesse.

Le Grand Paris n’est pas la solution, pas plus que le Grand Nantes. Il nous faut préparer les territoires à nous accueillir en supprimant par exemple les zones blanches sans réseau 4G. Le comble est qu’il en existe dans Paris même. L’optimisation des cultures dans certaines campagnes n’est pas possible s’il n’y a pas de réseau. Ne nous trompons pas d’objectifs et de moyens à mettre en œuvre.

Les grandes organisations économiques nous posent un problème, elles sont judicieuses uniquement dans une organisation pyramidale. La révolution industrielle veut dire la destruction des structures d’avant, y compris celles qui sont apparues au début de la révolution. Les GAFA (acronyme désignant les quatre géants américains de l’Internet fixe et mobile que sont Google, Apple, Facebook et Amazon – ndlr) vont disparaître parce que les grandes structures n’arrivent pas à innover. Leurs dirigeants en sont conscients et le disent.

La seule question à vous poser est la suivante « Si votre entreprise est bureaucratique, vous êtes mort !» L’avenir est aux petites entreprises, celles qui innovent et qui se font racheter par les très grosses qui finiront par mourir puisqu’elles ne créent plus et n’ont pas été capables de se projeter dans ce qu’attendaient les humains de demain. Les grandes structures ne peuvent que se transformer en fédérations de petites structures à taille humaine. Et là, nous les Français, nous connaissons. L’idée de la Silicon Valley est née en France, nous y avons inventé l’automobile, l’aéronautique, l’électricité… nous étions en train de nous projeter dans le XXème alors que tout le monde était dans le XIXème. Nous n’avons pas eu peur, nous osons et inventons le concept de fédération. En automobile, ce sont les petites boites qui innovent et en même temps, il faut qu’elles fonctionnent ensemble. Nous avons inventé le Salon de l’Auto comme le Salon de l’Aéronautique. Au Salon de l’Auto, ce sont les fabricants d’auto qui se retrouvaient, ce n’étaient pas les clients. Les fabricants échangeaient leurs expériences, leurs réussites et leurs échecs. Dans une révolution industrielle, nous ne sommes pas en concurrence car il n’y a rien de stable, soit il n’y a pas de marché, soit il va exploser et il y aura de la place pour tout le monde. Nous sommes typiquement à ce moment-là, il faut réinventer tout cela.

Quand nous regardons ce qui se passe en Europe, nous pensons que l’Europe manque des trains, qu’elle est toujours concentrée sur ses grandes entreprises d’avant. Nous sommes leader mondial dans toutes les catégories correspondant aux révolutions industrielles précédentes mais pas dans celles qui sont en train d’arriver. Il n’y a pas de Google, de Microsoft européens. L’Europe est tellement focalisée sur sa réussite des révolutions industrielles précédentes qu’elle n’ose pas aller dans la révolution industrielle suivante. Elle se dit : « Nous allons y aller à moitié. Gardons nos caractéristiques d’avant et essayons quand même de nous intéresser à ce qui arrivera demain. » Alors nous inventons des textes, nous inventons du droit qui se trouve tout de suite dépassé. Les Européens sont fiers de leur modèle, pensant qu’il va inspirer le monde entier. Nous voulons protéger nos données alors que dans nos applications nous les donnons sans limite.

Notre premier défi, c’est d’abord de tout lâcher ! Il nous faudra mettre en place de nouvelles structures, avec des jeunes innovants et des gens d’expérience qui savent comment faire. Pour cela il faudra focaliser notre financement et hâter la révolution industrielle. Prenons un exemple, en 1871, nous subissons une défaite face aux Prussiens qui nous prennent l’Alsace et la Loraine, les régions où nous faisions de l’acier et du charbon, les deux axes majeurs de la révolution industrielle n°1. Le but n’était pas de simplement de récupérer du territoire, mais de couper les jambes des Français. Entre 1871 et 1914, la France va compenser en accélérant sur la révolution industrielle n°1 et même en lançant la révolution industrielle n°2 avant l’Allemagne. Tout l’argent, tous les lingots d’or qui dormaient dans les cheminées ou sous les lits sortent. Les gens se disent qu’il faut investir massivement dans cette société de demain. Ce n’était pas une décision politique. L’Etat à ce moment-là, était complètement affaibli par la défaite de 1871. Ce sont les citoyens Français qui se sont dit « On y va, nous croyons dans le futur ! » Au début du XXème siècle, la France est devenue une Silicon Valley.

Cela ne fait aucun doute que l’Europe est aujourd’hui en retard. Mais nous avons la capacité d’inventer le monde de demain, cela ne fait aucun doute non plus. Nous avons les mathématiciens, nous avons les entrepreneurs, tout ce qu’il faut pour inventer le monde de demain. Le seul problème que nous avons aujourd’hui est que nous n’y croyons pas. Nous n’y investissons pas notre argent. Nous préférons avoir des bons du trésor qui rapportent 0,1% tous les ans plutôt que d’investir. Nous cherchons de la sécurité, de l’absence de risque. C’est une grosse erreur car le dérèglement climatique et le problème démographique vont nous exploser à la figure. Il va donc falloir prendre un minimum de risques et cela ne se passera ni là-haut, ni dans les grandes entreprises car elles vont disparaître. Quel que soit votre métier, entrez dans la révolution industrielle n°4, inventez de la rupture, sans arrêt. Si vous continuez à faire comme avant, c’est-à-dire à gérer la continuité, par définition vous allez disparaître. Ici, en Vendée, un endroit où vous avez su sans arrêt vous réinventer, je suis persuadé que la révolution industrielle n°4 va s’accélérer.

Je vous remercie de votre attention.

 

 

 

Les questions de l’assistance :

 

C’était agréable de vous lire, c’est un vrai plaisir de vous écouter. Il y a une révolution industrielle du XXIème siècle dont vous n’avez pas parlé, c’est le stockage de l’électricité.

Nous n’en parlons pas parce que nous n’y arrivons pas encore ou presque. Le seul endroit de stockage est un lac en amont d’un barrage, cela ne constitue qu’une très modeste révolution. Si nous savions stocker l’électricité tout en continuant d’avoir des villes de 30 millions d’habitants avec d’énormes embouteillages, nous aurions toujours le même problème de dérèglement climatique. Savoir stocker l’électricité serait un progrès technique mais ne serait pas la révolution industrielle, c’est-à-dire un changement complet de mode de vie.

 

Si la révolution commence à l’extérieur de soi, elle commence peut-être aussi à l’intérieur de soi, ce qui comprend la notion de connaissance de soi, la croyance que nous pouvons faire différemment, les peurs basées sur notre histoire. Comment peut-on débloquer la peur ? Cela commence par la connaissance de soi, qu’en pensez-vous ?

Je suis complètement d’accord. Les grandes structures ne marchent pas et il faut revenir à l’aspect humain. Mais il ne faut pas se tromper car le système de penser, grec pour les Occidentaux, peut s’opposer à ceux des Hindous, des Chinois ou des Japonais, qui révèle une pensée de la communauté.

Réfléchir au sein de soi-même pour trouver une solution pour changer, je suis d’accord, comme cela a toujours été. La 4ème révolution industrielle ne remet pas en cause tout ce qui fait la nature de l’humain. Nous devons changer d’outils tout en restant dans l’éternité de l’humanité avec une rupture de notre environnement que nous avons considéré, à tort, comme éternel.

 

La Chine peut-elle éluder la dimension humaniste de la vieille Europe ?

Nous, Occidentaux, pensons que nos valeurs occidentales sont universelles et fondamentales pour nous. En même temps, nous devons admettre que d’autres peuples ont des valeurs plus ou moins différentes des nôtres. Prenons le droit des femmes. Cette question du droit des femmes est posée en Chine ou plutôt ne se pose pas en Chine. Il y a plein d’endroits où les filles à l’occidental ne peuvent pas exister.

Toutefois nous devons préserver nos valeurs fondamentales. Elles seront peut-être partagées un jour, voire peut-être universelles. En effet d’autres civilisations ne pensent pas comme nous et ce qui nous choque leur est souvent naturel.

 

Derrière la révolution industrielle ne se cache-t-il pas une révolution politique et une révolution sociale ? Nos gouvernants sont-ils prêts ?

Une révolution industrielle est aussi politique et sociale. Nos Etats sont totalement inadaptés. L’intelligence artificielle arrive à piloter les désirs des consommateurs, idem pour les électeurs. Il faudra donc réinventer nos systèmes de penser et de faire, comme nous l’avons fait maintes fois dans le passé. Cela paraît difficile, voire impossible tellement notre système nous semble parfait.

 

Vous disiez qu’il faut se fédéraliser pour que l’Europe soit unie face aux Chinois. La notion de nation va-t-elle disparaître ?

Je vous ai parlé de l’Europe face à de grands ensembles, eux-mêmes confrontés à la question du monde plat. La Chine n’est pas tout à fait pyramidale, elle est plutôt dans une logique de réseaux. Cela dit, ce n’est pas la fin des nations, ni des entités culturelles évoquées. La France est un pays qui intéresse beaucoup mes collègues scientifiques parce que c’est un pays très ancien avec une cohérence très forte. Les attentats ont mis 8 à 10 millions de Français dans la rue, qui se sont rassemblés pour marcher ensemble. Dans d’autres pays comme la Grande-Bretagne, l’Espagne ou les Etats-Unis, ce mode de fonctionnement ne s’est pas produit.

Cela ne va pas disparaître mais il va falloir réinventer la façon de gérer la France pour correspondre à une nouvelle organisation économique. L’histoire de la France montre qu’elle a muté sans cesse pour arriver à garder cette unité profonde.

 

L’Europe est un ensemble incroyablement cohérent mais avec une organisation politique qui ne lui permet pas de peser à l’intérieur des échanges politiques mondiaux. La fédération que vous avez évoquée n’est peut-être pas la solution. Là encore nous devons réinventer quelque chose d’autre pour nous permettre d’exister. Ce ne sera peut-être pas ni un Etat fédéral, ni un Etat central mais il devra représenter la cohérence de l’Europe.

Pour répondre à votre question, la petite entité sera toujours la meilleure solution. Quelques centaines de personnes semblent une bonne grandeur. Mais les entités doivent être reliées entre elles pour former un ensemble cohérent.

 

Vous avez noté l’enjeu écologique et l’enjeu géopolitique. Est-ce que des conflits vont déclencher la 4ème révolution industrielle ou la révolution industrielle va-t-elle nous éviter le désastre ?

Je suis optimiste car l’espèce humaine, à plusieurs reprises, s’est trouvée confrontée à de graves situations et à chaque fois sa caractéristique fondamentale a été sa capacité d’adaptation.

En fait la question est « Qui va gagner la course de vitesse ? » Est-ce l’ancien monde qui perdure ou est-ce un monde nouveau qui est en train d’apparaître. Je crois que la course est déjà perdue pour l’ancien monde. Regardez à quelques années d’écart comme les jeunes sont prêts pour entrer dans le nouveau monde.

 

Vous avez dit qu’il fallait envisager des choses simples ; 2ème concept, c’est de la déconcentration industrielle avec de l’autonomie ; 3ème concept, du réseau internet avec des appli qui fonctionnent ; 4ème concept, la fin de la bureaucratie ; 5ème concept, pour innover il faut avoir droit à l’erreur ; ensuite vous chassez la rationalité et vous montrez totalement optimiste en croyant aux grandes facultés d’adaptation du genre humain. Tout cela me paraît très difficile. Mais quand je prends chaque élément, je me dis pourquoi pas. Comment voyez-vous le prochain modèle politique ? Pourquoi ne ferions-nous pas un « moonshot » sur le modèle politique français ?

Comme vous tous j’ai des craintes face aux changements. Au-delà de 25 ans, nous sommes des anciens. Aux politiques nous disons « Tu changes tout, mais pas chez moi …» Mais attention, nous sommes dans une course de vitesse et nous n’avons pas le choix.

Pourquoi ne pas changer notre système politique, ne pas changer de république. Pourquoi pas, sauf que c’est une révolution qui n’en est pas une. Par exemple, l’impôt tel que nous le connaissons est mort. Nous passons au prélèvement à la source, mais c’est mort. Il va falloir réinventer quelque chose pour que le citoyen ait envie de payer l’impôt. Payer l’impôt est un droit de l’homme parce que nous voulons que l’Etat soit une partie de ce que nous finançons. L’Etat existe toujours parce qu’il représente une communauté de valeurs mais nous devons réinventer la façon dont il s’exprime, la façon dont nous le finançons. Tout cela est à réinventer.

Avez-vous des livres à nous conseiller ?

Vous allez avoir du mal à trouver des livres récents qui vont parler de ce futur-là. Voyez des livres très anciens et soyez ouvert à tout ce qui s’écrit tous les jours. Faites-en la synthèse, documentez-vous sans cesse, et soyez critique.

 

La fin de l’obsolescence programmée pourra-t-elle se faire sans loi ?

Voilà une question bien française, du monde d’aujourd’hui, tournée vers hier et ne comprenant pas demain ! Qui va faire la loi, qui va avoir la compréhension du futur ?

 

Selon vous, quelle sera la place de la transition écologique dans cette révolution industrielle ?

La révolution industrielle est la première réponse au changement de modèle. Nous sommes dans une énorme accélération du besoin de changement et dans une accélération de la résolution elle-même et de la façon dont elle se met en place. Nous sommes confrontés à une question à l’égard de laquelle le temps est toujours plus court que ce que nous croyons.

Le terme transition me semble trop long, nous sommes dans une véritable rupture !

Compte-rendu réalisé par Laurence Crespel Taudière

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