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Philosophe et ministre : pari impossible ?

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 2 juin 2006

 

Luc FERRY

Merci à vous pour cette invitation.

Mon but est de faire en sorte que quand vous sortirez tout à l’heure de cette salle vous ayez une idée juste de ce que c’est que la philosophie.

J’attaquerai en essayant de vous montrer comment les philosophes ont répondu à cette question :

 « comment vivre, comment accéder à la vie bonne, comment apprendre à vivre ?».

Je rappelle que dans l’histoire française, la classe de philosophie a été installée dans notre tradition républicaine après la révolution française avec cette idée que pour pouvoir devenir un bon citoyen, exercer de façon lucide et éclairée son droit de vote, il fallait réussir à accéder non seulement à une autonomie matérielle mais aussi à une autonomie de pensée.

Je vais vous expliquer pourquoi cette définition de la philosophie, omniprésente dans nos classes de terminale : « réflexion critique, argumentation, penser par soi même » n’a aucun rapport  avec la philosophie.

Je veux dire par là que tout le monde réfléchit, développe l’esprit critique et essaye d’argumenter plus ou moins bien.

Les hommes politiques réfléchissent, les journalistes réfléchissent, développent, critiquent, et développent les uns par rapport aux autres.

Est-ce que vous croyez qu’un biologiste comme Albert Jacquard ne réfléchit pas, n’argumente pas, ne pense pas de façon rigoureuse et ne développe pas d’esprit critique ?

Cette définition de la philosophie est scolaire, française et républicaine.

Ce n’est pas un mal, je ne critique pas, mais ça n’a aucun rapport avec la philosophie telle qu’elle a vraiment existé dans l’histoire des grandes visions du monde philosophique.

 

La philosophie

Depuis les grecs, depuis la naissance de la philosophie quelque part au Vème ou VIème siècle avant  Jésus Christ, à Athènes, jusqu’à la philosophie contemporaine, Nietzsche, Heidegger ou d’autres, elle a toujours été une grande doctrine du salut sans Dieu.

Qu’est ce que ça veut dire une doctrine du salut sans Dieu ?

Quand vous regardez un dictionnaire au mot salut, ça veut dire très simplement le fait d’être sauvé.

Salut et sauvé c’est le même mot ethymologiquement, donc c’est le fait d’être sauvé d’un grand danger ou d’un grand malheur.

Quand vous regardez les premiers philosophes grecs il y a deux grandes traditions, les atomistes et les épicuriens d’un côté et puis la tradition qui va de Platon, Aristote jusqu’aux stoïciens.

Dans les deux traditions vous prenez les grands textes et, chaque fois, ce qui est indiqué c’est que le but de la philosophie c’est de nous aider, nous les humains, à nous sauver des peurs et en particulier de la peur de la mort, la peur fondamentale, métaphysique.

L’idée c’est qu’on ne peut pas parvenir à bien vivre, on ne peut pas aimer, on ne peut pas être généreux, on ne peut pas être libre, si on n’a pas réussit à surmonter ses peurs, si on n’a pas réussit à se sauver de ces peurs qui nous cernent et nous empêchent de vivre et d’être heureux, d’être sereins, d’être calmes et donc d’être généreux et d’aimer les autres.

Il y a là quelque chose de très profond, il y a l’idée déjà à l’origine qu’il y a quatre peurs fondamentales.

 

Les Peurs

Les peurs qui sont des réactions normales face à un danger réel, par exemple face à un accident, un attentat, un danger physique, ce n’est pas important.

Il y a les peurs sociales, on les ressent en soi sans même y penser, c’est inconscient.

C’est quand on est mal à l’aise en société, quand on est embarrassé, quand on doit faire des présentations en société et qu’on se trompe un peu, qu’on doit faire un discours en public et qu’on se sent rougir, qu’on se sent mal parler, quand on rencontre quelqu’un qui est très connu, très impressionnant alors que soi-même on vient d’un milieu modeste, on sent sur soi le poids des hiérarchies sociales, cela se traduit par un embarras physique.

Ces peurs-là nous les connaissons tous, à moins d’être tombé dedans quand on était petit, c’est-à-dire de venir d’un milieu où on se débarrasse de ça très tôt parce que l’aisance fait partie du modèle familial.

Nous avons des peurs qui sont je dirais psychiques, celles qui sont analysées par la psychanalyse aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle les phobies.

L’avantage des phobies, par exemple quand vous avez peur d’être enfermé, la claustrophobie, d’être dans un ascenseur, de prendre un avion, c’est que ce sont des petites peurs locales, localisées et que du coup on peut en faire le tour. Si vous avez peur de l’ascenseur vous prenez l’escalier, si vous avez peur de l’avion vous prenez le train.

Donc vous pouvez vivre très bien avec ces petites phobies.

Vous avez d’autres styles de peurs qui sont un petit peu plus embarrassantes, c’est ce qu’on appelle les idées obsédantes, qui sont des petites peurs ou parfois des angoisses liées au fait qu’on a envie d’accomplir des rituels et qu’on ne peut pas le faire.

Je vous donne un exemple qu’on connaît tous et qu’on a tous en soi, c’est quand on se réveille la nuit en se demandant si on n’a pas oublié de fermer le gaz ou de fermer la porte du garage.

C’est vrai aussi quand on marche sur les dalles ou le trottoir, qu’on essaye d’éviter les traits et qu’on se dit que si on parvient à faire 50m sans un trait on n’aura pas le cancer ou bien on gagnera à la loterie.

Toutes ces petites choses font partie des peurs psychiques et les rituels sont là pour conjurer les peurs. C’est le pain quotidien de la psychologie et de la psychanalyse.

Et puis vous avez une quatrième peur, la peur fondamentale qui est la peur de la mort et qui est celle dont part la philosophie. Que vous lisiez Epictète, Epicure, Lucrèce, tous ces philosophes de l’antiquité, ils vous disent tous la même chose :

le point de départ de la philosophie c’est la mort, c’est la question de la finitude humaine .

 

La Mort

D’abord la mort, celle qui inquiète vraiment, ce n’est pas forcément la sienne paradoxalement. La plupart du temps ce qui nous inquiète le plus c’est la mort de ceux que nous aimons et en particulier la mort de nos enfants, qui est une préoccupation la plupart du temps chez nos concitoyens mais c’était déjà le cas du temps d’Epictète. C’est une préoccupation qui est beaucoup plus importante que la préoccupation de soi.

Là on se pose vraiment la question de la finitude et de la mort par rapport à quelqu’un d’autre.

La mort ce n’est pas simplement la fin de la vie biologique, ce n’est pas simplement  le fait que nos existences vont s’arrêter, ce que nous savons tous. C’est le fait que nous savons bien qu’à l’intérieur même de nos vies il y a des choses qui sont irréversibles. Il y a des choses qui ne reviendront plus jamais.

Il y a des séparations, il y a des divorces. Pour un petit enfant le divorce c’est une forme de mort, c’est une chose qui ne reviendra plus jamais, de même un déménagement, une perte d’emploi, la fin de vacances formidables quand on est petit et qu’on voit la fin de l’été arriver et qu’on sait que ça ne reviendra plus jamais aussi beau et aussi joyeux.

 Tout ce qui est de l’ordre du plus jamais, de l’ordre de l’irréversible fait partie de la problématique de la mort.

Lorsqu’on se demande, arrivé à un certain âge, si on a fait bon usage de sa vie et si on en a bien fait ce qu’on devait en faire, ça passe incroyablement vite, on s’aperçoit  qu’on n’a plus le temps de tout refaire.

Quand on a dix ans on peut être pompier, aviateur, écrivain. Quand on en a 50 on a déjà choisi et on ne peut plus rien de tout cela et donc on se demande si on a bien conduit son existence parce qu’il y a là de l’irréparable qui s’est mis en place. On ne peut pas tout  refaire, tout effacer et recommencer.

C’est une interrogation sur ce que l’on doit faire maintenant alors qu’il ne nous reste que dix ans, quinze ans, trente ans à vivre, on ne sait pas exactement ce qu’il faut faire.

Là aussi c’est de l’irréversible.

Pour continuer à planter le décor avant de donner un exemple de grande réponse à ce que c’est qu’une vie bonne, une vie réussie, deux mots pour que vous compreniez bien cette définition de doctrine du salut sans Dieu.

 

La Doctrine du Salut, avec ou sans Dieu

L’idée est la suivante, c’est que la question de la finitude et de la mort dont partent les grandes philosophies, de Platon, Aristote ou les stoïciens, jusqu’à Nietzsche et même Heidegger, c’est de cette même question dont partent les grandes religions.

Au départ philosophie et religion ont exactement la même question d’origine, la même interrogation.

Ce que nous promet le Christ c’est que si nous croyons en lui nous serons sauvés de la mort. C’est une promesse de salut par un autre qui est Dieu, une promesse de salut par la foi et non par la raison.

La vraie différence entre religion et philosophie est là. Les grandes religions sont des doctrines du salut par un autre et par la foi, par Dieu et par la foi, la croyance, alors que l’arrogance, la prétention philosophique c’est de dire non, on peut s’en tirer par soi même et par sa raison.

Il y a là quelque chose qui est une promesse de la philosophie complètement opposée à celle des grandes religions mais qui part du même problème qui est celui du salut, le problème de la finitude. C’est pourquoi d’ailleurs, dans toute la tradition chrétienne, les philosophes vont toujours être décrits par les grands théologiens et penseurs chrétiens comme des prétentieux.

Toutes les grandes philosophies sans aucune exception, depuis Platon jusqu’à Nietzsche, vont avoir trois grands axes, trois grandes interrogations.

 

Trois interrogations : théorie, éthique, salut

Première interrogation, il s’agit de connaître, de comprendre le monde dans lequel nous allons vivre. Il s’agit d’avoir une connaissance du terrain de jeu sur lequel notre vie humaine va se dérouler. C’est ce que les grecs vont appeler la « theoria », la théorie. C’est la connaissance.

Deuxième étape il faut connaître les règles du jeu. C’est ce qu’on va appeller l’éthique ou la morale. L’éthique c’est  le mot grec, morale c’est le mot latin mais ça veut dire exactement la même chose. Il s’agit de connaître les règles du jeu, de les respecter et d’inviter à les respecter.

Le troisième étage de la philosophie c’est de réfléchir sur le but du jeu. D’ailleurs y a-t-il un but, un sens, on n’en sait rien. La question mérite d’être posée, pourquoi est-ce qu’on joue, à quoi ça sert et à quoi on joue exactement.

Connaissance du terrain de jeu, théorie, connaissance des règles du jeu, morale, connaissance du but du jeu, c’est la question du sens ou de la sagesse.

Il faut quand même rappeler que philosophie ça veut dire amour de la sagesse.

Sachez que l’histoire de la philosophie c’est l’histoire de la pensée occidentale. Il y a d’immenses pensées orientales, chinoises, bouddhistes, tibétaines et dans toutes les grandes civilisations sur l’Islam il y a des pensées grandioses, mais la philosophie, pour des raisons de fond et qui tiennent à la nature de la démocratie grecque, est une histoire occidentale.

Je reprends maintenant les trois grands axes, la théorie, la morale et puis la doctrine du salut ou la sagesse.

 

Théorie

La théorie qu’on a traduite en français par contemplation, en grec se dit « theion orao », littéralement « theion » le Dieu, « orao » je vois, je vois le divin.

Donc la theoria c’est la vision, la contemplation des choses divines.

De quoi s’agit il dans l’école stoïcienne qui est l’aboutissement de la plus grande tradition philosophique grecque. Pour les grecs, le monde tout entier, l’univers tout entier, ce terrain de jeu qu’il s’agit de connaître puisque c’est dans celui-ci que la vie humaine va prendre place, était à l’image d’un gros organisme vivant.

Et ce monde était parfaitement organisé, ordonné, ce pourquoi on appelait le monde le « cosmos » qui veut dire « ordre ». Cela a donné cosmétique qui est l’art de dissimuler ce qui n’est pas très harmonieux et de mettre en valeur ce qui est harmonieux et beau.

Donc la theoria c’était cette activité intellectuelle. Le philosophe allait réussir à contempler la totalité de l’ordre du monde.

Un point très important c’est que la théorie philosophique n’est pas la théorie scientifique.

Ce n’est pas pareil. Le philosophe va utiliser les sciences de son époque, la biologie, les mathématiques, l’astronomie, pour essayer de contempler ce monde, mais ce qu’il cherche ce n’est pas une connaissance positive, partielle, une science qui est limitée à un objet, ce qu’il veut c’est se faire une bonne idée du terrain de jeu.

Et pourquoi cela s’appelait « je vois le Divin » ? Parce que pour les stoïciens cet ordre du monde était une splendeur, était divin, et d’autant plus divin que cet ordre du monde ce n’est pas nous les humains qui l’avons fabriqué.

 

Ethique

Deuxième tâche, c’est la morale, l’éthique comme disent les grecs.

L’éthique c’est le même mot que morale, « éthos » en grec veut dire mœurs comme moral en latin. L’idée des grecs était grandiose et a fondée toute la morale aristocratique pratiquement jusqu’à  la révolution française.

L’idée est que pour chacun d’entre nous il y a ce qu’Aristote ou les stoïciens appellent un lieu naturel dans le monde. Nous avons chacun notre lieu naturel qu’il faut trouver et puis ensuite il faut le rejoindre et une fois qu’on est ajusté, la tâche de la morale est accomplie.

La morale, fondamentalement, c’est l’ajustement à la nature, c’est l’imitation de l’ordre naturel, de l’ordre cosmique.

La tâche de l’éthique c’est cet effort pour s’ajuster.

Cette idée là va parcourir tout le droit romain mais aussi pratiquement tout le droit européen jusqu’à la fin du Moyen Age.

La philosophie était un apprentissage de la vie.

Apprendre à vivre, c’est de là que j’ai tiré le titre de mon livre. Sénèque, le père fondateur de l’école ou le continuateur du maître, en l’occurrence Zénon, demandait à ses élèves de faire un certain nombre d’exercices de sagesse, de morale, et pas simplement d’entendre un discours.

L’un d’entre eux est très significatif. Il demandait à ses élèves de traverser la place du marché à Athènes en tirant un poisson mort par une laisse comme un petit chien. Les gens n’étaient pas plus bêtes qu’aujourd’hui à Athènes, au 4ème siècle, et quand un malheureux traversait la place du marché en tirant un poisson mort par une laisse, évidemment les gens lui disaient qu’il était fou, que ce n’était pas un petit chien mais un poisson mort qu’il avait là et on se moquait de lui. Le but de l’exercice était que les disciples apprennent à se moquer du « qu’en dira t’on », du regard des autres.

Donc theoria, éthique, connaissance du terrain de jeu et puis troisième étage de la philosophie, quelle est la finalité de la chose. Pourquoi pratiquer la theoria, s’efforcer de rejoindre son lieu naturel dans l’ordre cosmique pour y trouver sa place ?

C’est là qu’on rencontre la doctrine du salut proprement dite, le salut par la sagesse.

La sagesse va nous permettre de nous sauver des peurs et en particulier des peurs fondamentales.

Et là il faut avoir présent à l’esprit que pour les grecs il y avait trois façons de surmonter la mort.

 

Le salut stoïcien : surmonter la mort

La première façon de surmonter la mort, c’est d’avoir des enfants.

C’est-à-dire d’avoir une descendance. Et nous savons qu’il y a quelque chose de juste car nos enfants gardent au physique comme au moral quelque chose de nous

Mais comme on le sait aussi c’est tricher car ça ne vous fait pas vivre plus longtemps.

Et même, le fait d’avoir des enfants c’est plutôt une angoisse supplémentaire qu’un réconfort supplémentaire, pour l’essentiel en tout cas, à l’égard de la finitude et de la mort.

La deuxième façon de se sauver de la peur de la mort c’était de l’affronter et de devenir un héros. Le modèle c’est Achille dans la guerre de Troie. Il est le guerrier le plus incroyable qu’on ait jamais vu, c’est vraiment le héros grec par excellence. Il va défier Hector qui va sortir de la ville, ils vont se battre et il va tuer Hector. Je ne raconte pas l’histoire ce n’est pas le propos mais il y a ce petit esclave qui lui tend son bouclier et qui lui dit « mais Achille je ne comprends même pas comment tu peux faire toi tout seul pour affronter cette horde de troyens qui vont te mettre en pièces » et l’autre lui répond « oui mais de moi, contrairement à toi, on parlera encore dans mille ans ».

Il y a là quelque chose de beaucoup plus profond que la notoriété telle que nous la pensons aujourd’hui, parce qu’il y a derrière une idée qui est très profonde chez les grecs c’est que tout ce qui est de l’ordre de la nature est pérenne et éternel.

Et donc la troisième façon d’y arriver c’est le salut stoïcien, l’idée que le cosmos est éternel et que nous sommes un petit fragment cosmique et que nous sommes un petit atome de cosmos. Si nous comprenons quelle est notre place dans le monde, si nous nous sommes ajustés à ce monde et si nous sommes entrés en harmonie avec lui, nous comprendrons que la mort n’est qu’un passage d’un état à un autre et que nous sommes un fragment éternel du tout cosmique et qu’en ce sens nous ne mourrons jamais.

Cette doctrine du salut n’aurait jamais marché, si  il n’y avait pas derrière des idées plus profondes que ce que je vous dis.

Première idée, qu’on retrouve exactement dans les mêmes termes dans la tradition bouddhiste, c’est l’impératif de ne pas s’attacher.

La vérité du monde humain, sinon du monde cosmique, c’est que tout passe et rien ne reste. Vos enfants mourront, vos femmes mourront, vos parents mourront.

Par conséquent il faut être fou pour s’attacher aux êtres, que ce soit des choses ou des personnes, car si vous vous attachez aux êtres que vous aimez, vous vous préparez les pires souffrances, car la vérité c’est qu’ils mourront et vous aussi.

Ça ne veut pas dire qu’il faille être indifférent ou égoïste, cela veut dire qu’il faut pratiquer le non attachement. Oui à la compassion et à l’amitié, non à l’attachement. Il ne faut pas laisser les liens vous dévorer.

C’est pourquoi les stoïciens comme les bouddhistes ne pensent qu’à la vérité. Au final, seule la vie monastique est vraiment raisonnable, sage, parce que dès qu’on vit en famille, forcément on est attaché à des êtres.

Et puis un deuxième précepte stoïcien, que l’on retrouve aussi de la même façon dans le bouddhisme, c’est l’idée que les deux maux qui pèsent sur la vie humaine et qui l’empêchent d’être calme, libre et heureuse, c’est le passé et l’avenir.

 

Le passé et l’avenir

Les stoïciens nous disent que nous vivons constamment en sandwich entre le poids du passé et celui de l’avenir.

Qu’est ce que c’est que le poids du passé ?

Le paradoxe du passé c’est que quand il a été magnifique, nous sommes aspirés vers le passé par un sentiment qu’on appelle la nostalgie et quand ça a été au contraire difficile, on est dans la culpabilité, dans les remords, dans les regrets.

Donc constamment, que le passé ait été heureux ou raté, on est tiré vers le bas par les regrets, les remords et la nostalgie, « les passions tristes » comme dira Spinoza.

Et quand on n’est pas dans le passé, généralement on est dans l’espérance, dans l’espoir. L’espoir ou l’espérance chez les stoïciens, c’est la calamité absolue.

Il ne faut surtout pas entrer dans l’espérance car c’est à nouveau ce qui vous fait manquer le présent et qui vous donne l’illusion que ça ira mieux après.

Ca ira mieux quand j’aurai changé de voiture, de maison, de métier, de mari, de femme.

Mais pas du tout, en fait cela ne change rien, c’est l’illusion par excellence, c’est l’illusion de l’avenir.

Il y a chez les stoïciens la conviction qu’entre le passé et l’avenir nous manquons sans arrêt le présent.

 Comme dit un proverbe bouddhiste, « l’instant que tu vis en ce moment et les personnes que tu as à l’instant en face de toi, sont l’instant le plus important de ta vie et les personnes les plus importantes de ta vie parce que ce sont les seules réelles ».

Le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore et donc ne manque pas le présent au nom de la nostalgie, de la culpabilité ou de l’espérance, ces passions qui nous empêchent de vivre. Et on s’aperçoit qu’on a manqué sa vie, qu’on a toujours vécu dans les extases du temps qui n’existe pas, dans ces deux néants que sont le passé et l’avenir.

Ça va donner lieu, cette idée stoïcienne, à deux grandes traditions philosophiques.

Une philosophie qui passera par les stoïciens, par Spinoza, par Nietzsche, par le matérialisme contemporain, qui est plutôt une philosophie qui nous invite à nous réconcilier avec le monde, à aimer le monde, plutôt que de regretter ou d’espérer sans arrêt.

Et puis au contraire, une philosophie qui sera plutôt une philosophie de la transformation du monde, une philosophie de l’idéal, qui prétend améliorer les choses au nom d’un avenir meilleur.

Pour expliquer cela à ma fille Gabriele, je lui disais la chose toute simple suivante mais qui va au fond de cette opposition entre ces deux visions du monde, celle qui nous invite à nous réconcilier avec le monde et celle où on nous invite à transformer le monde.

Une philosophie de la réconciliation et celle de la volonté.

Je lui disais que lorsque nous allons à Porquerolles, qu’on met son masque et ses palmes et qu’on descend dans l’eau pour aller regarder des fonds magnifiques et des poissons sublimes, on n’entre pas dans cette eau pour transformer le monde ou pour le changer, on entre dans cette eau pour ce réconcilier avec le monde. Et le fait est que quand on y entre, la plupart du temps on oublie totalement le passé et l’avenir, on est complètement dans le présent. On vit l’instant présent, on est en quelque sorte réconcilié avec le monde, on est dans l’amour du monde et on est dans ces moments là beaucoup plus heureux que n’importe quand où n’importe où ailleurs. Ce sont les moments de grâce.

Au contraire, quand on est ministre de l’éducation nationale on n’est vraiment pas dans la réconciliation avec le monde, on est toujours en train d’essayer de le transformer et le résultat de l’opération c’est qu’on se réveille  la nuit à 3 heures du matin en se disant « Est ce que j’ai bien fait ça, est ce que je n’ai pas dit une énorme bêtise, est ce que je n’aurais pas dû faire autrement, est ce que je ne vais pas avoir tel pépin demain, est ce que je n’aurais pas du faire comme ci et comme ça,… ». Et justement, à proportion du fait qu’on veut transformer le monde et qu’on essaye de l’améliorer et qu’on n’est pas là pour l’aimer mais pour le changer, on s’aperçoit qu’on est complètement prit dans les extases, les dimensions du temps qui sont celles du passé et de l’avenir, du futur.

 

La  doctrine chrétienne

C’est par une doctrine du salut avec Dieu, la doctrine chrétienne, que le stoïcisme va être remplacé et la philosophie grecque d’une manière générale.

C’est très intéressant de voir comment l’histoire de la philosophie va progresser.

Progresser, pas au sens où c’est un progrès mais au sens où on va passer d’une vision du monde à une autre et d’une doctrine du salut à une autre.

Ce qui va se passer c’est que le christianisme va l’emporter.

Dans l’évangile de Jean il est écrit « au commencement était le verbe ». Et en grec, Jean qui connaît très bien la pensée grecque, qui écrit le grec, et qui connaît très bien les stoïciens, écrit « en arque » c’est facile à comprendre, c’est le commencement, c’est le principe. « En o logos », était le verbe, était le logos, le fameux logos des stoïciens. Vous n’avez pas oublié que le logos ça décrit chez les stoïciens la structure logique, harmonieuse et divine du monde et c’est pourquoi les chrétiens vont appeler logos le divin. Et puis après ça continue « et le verbe s’est fait chair ».

Et le logos s’est fait chair. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le verbe divin, donc le logos, c’est-à-dire Dieu, s’est fait chair, c’est-à-dire s’est incarné dans la personne du Christ.

 

Pourquoi la philosophie grecque va en prendre un coup terrible et cette petite phrase dominer le monde européen, occidental pendant des siècles et des siècles, pratiquement jusqu’au 17ème siècle sans partage ?

Vous avez un petit texte qui est admirable à lire.

C’est un petit texte du premier père de l’église qui est St Justin qui est un père grec. Il commence par être philosophe. En Grèce les philosophes avaient une robe de philosophe que Rousseau essayera de réhabiliter au 18ème siècle, donc St Justin portait la robe du philosophe et il se convertit au christianisme. Il écrit au milieu et à la fin du 2ème siècle après Jésus Christ, sous le règne d’abord d’Antonin à Rome puis sous le règne de Marc Aurèle le dernier stoïcien. Et le petit St Justin va être décapité sur ordre des autorités romaines parce qu’il est chrétien en l’an 165 après Jésus Christ.

Il écrit deux  types de textes.

Il écrit des apologies qui sont des plaidoiries qu’il adresse à l’empereur, d’abord Antonin puis Marc Aurèle, pour dissiper les rumeurs qui pèsent sur les chrétiens.

Vous savez que c’est encore une époque où les chrétiens sont persécutés.

Deuxième chose, il va écrire un dialogue avec un rabbin.

Donc, en 160 après Jésus Christ, dialogue fascinant dans lequel il raconte pourquoi il a été platonicien et puis aristotélisant et puis stoïcien, donc un philosophe grec, et pourquoi surtout il a abandonné la philosophie pour faire place à la croyance et pourquoi il s’est convertit au christianisme. Et ce  qui est très intéressant c’est qu’il raconte pourquoi la promesse chrétienne l’a emporté sur la philosophie grecque, autrement dit pourquoi la doctrine du salut chrétienne l’a emporté sur la doctrine du salut sans Dieu qui était celle des stoïciens. Ce qui est très intéressant c’est que c’est lié directement à cette première phrase de l’évangile qui va lui valoir d’être décapité

Reprenez mes trois axes, theoria, morale doctrine du salut. La theoria, la définition du divin, c’est l’enjeu de la première phrase de l’évangile de Jean.

La définition du divin va changer du tout au tout.

Le divin chez les stoïciens ça n’était pas un être personnel extérieur au monde, c’était l’ordre harmonieux du monde lui-même, le logos du monde, le cosmos.

Chez les chrétiens, ce fameux logos qui s’est fait chair, c’est un Dieu personne, ce n’est pas un ordre cosmique, anonyme et aveugle, c’est la personne de Dieu qui s’est incarné dans le Christ, qui s’est fait  chair et avec lequel on va pouvoir discuter, parler, mais surtout c’est une personne qui va pouvoir vous faire une promesse personnelle, de lui comme personne, le Christ, à vous comme personne, individuel.

Et cette promesse, si vous la croyez ça s’appelle la confiance. En latin la confiance ça se dit fides c’est à dire la foi, c’est le même mot. Si vous faites confiance à la parole du Christ, si vous le croyez,  si vous pensez qu’il vous dit vrai alors vous avez foi en lui. Alors le divin personnel va remplacer le divin des grecs. Nouvelle définition du divin mais surtout la foi va remplacer la raison.

 

Qu’est ce qu’il va vous promettre le Christ ?

Il va vous demander une chose et vous en promettre une autre. Il va vous demander  une chose sur le plan moral. Et là vous voyez qu’on va rentrer dans une doctrine du salut par la foi.

Sur le plan moral le christianisme va inventer une chose absolument géniale et qu’on ne peut pas mettre de côté.

 

Naissance de la démocratie

Moi qui ne suis pas du tout croyant je rends hommage à la tradition magnifique du christianisme.

Le christianisme va nous dire une chose qui est totalement neuve par rapport aux grecs.

La vertu morale ne réside pas dans les talents naturels, dans les dons naturels.

Pour les grecs il y a une morale aristocratique, autrement dit la vertu c’est les talents naturels. La vertu dans un monde aristocratique, et ça va durer jusqu’à la révolution française, c’est l’excellence d’un être bien né. Ce que va dire le christianisme c’est que la vertu ne réside en aucun cas dans les dons naturels, dans les talents naturels.

La vertu réside de part l’usage qu’on en fait.

Les chrétiens disent que la preuve que la vertu n’est pas les talents naturels mais la liberté, l’usage qu’on en fait, c’est que tous les talents naturels, les dons naturels, si grandioses soient ils, l’intelligence, la beauté, la force la mémoire, tous les talents naturels sans exception peuvent être mis aussi bien au service du mal que du bien.

Vous pouvez utiliser votre beauté, votre force, votre intelligence pour faire le mal aussi bien que pour faire le bien. Ca prouve que la vertu morale ne réside pas dans les talents naturels en tant que tels mais dans l’usage qu’on en fait.

Il y a derrière une chose absolument immense, grandiose, c’est la naissance de l’idée démocratique.

C’est la naissance de l’idée moderne d’humanité, c’est-à-dire la naissance de l’idée d’égale dignité des êtres humains.

Puisque la vertu ne réside pas dans les talents naturels, qui sont très inégaux, mais dans l’usage qu’on en fait alors tous les êtres humains sont moralement à égalité. Le monde chrétien, c’est déjà avant la date la sortie du monde aristocratique, c’est un monde dans lequel il ne peut plus y avoir à terme d’esclave.

Troisième étage et dernier et j’en aurais presque terminé. Le fait que la promesse du Christ soit une promesse faite par une personne à vous comme personne, ça va lui permettre de nous faire à tous une promesse, si on y croit elle est formidable, qui est celle non pas simplement de surmonter la peur, non pas simplement d’être un petit fragment anonyme et aveugle d’un cosmos lui-même anonyme et aveugle, mais celle d’être sauvé comme personne.

Nous allons pouvoir retrouver après la mort les êtres que nous aimons comme personne.

La religion chrétienne va être la seule religion à promettre l’immortalité de la chair, l’immortalité non seulement des âmes mais des corps, la résurrection des corps.

Autrement dit ce que vous promet la religion chrétienne à la différence des autres religions de l’immortalité ou par exemple du platonisme, c’est que vous allez retrouver les êtres que vous aimez, avec leur tête, avec leur visage, avec leurs yeux.

Ça a donné lieu à des débats pas inintéressants.

A quel âge va t’on retrouver les gens qu’on aime et avec quelle tête ? A 2 ans, à 78 ans ?

La réponse chrétienne est très belle et très simple.

Nous allons retrouver les êtres que nous avons aimés avec le visage que nous avons aimé, avec le visage de l’amour. C’est ce que les chrétiens vont appeler le corps glorieux.

Cette idée là vous ne la retrouvez nulle part ailleurs. Cette idée là si vous n’y croyez pas, ça ne marche pas mais si vous y croyez, pardon, c’est une promesse qui  est infiniment plus performante, si j’ose dire, que la promesse stoïcienne. On ne vous promet pas d’être un petit fragment de matière aveugle et anonyme, on vous promet de rester une personne et de retrouver les personnes que vous aimez au sein d’un monde qui sera un monde d’amour.

Chez les stoïciens et les bouddhistes, l’amour était un problème, ce n’était pas une solution. C’était un immense problème puisqu’il nous portait à l’attachement et que l’attachement dans un monde où la vérité est l’impermanence, comme disent les bouddhistes, c’est-à-dire le fait que tout change, tout passe, l’attachement est une folie puisqu’il nous prépare les plus grandes souffrances et donc l’amour était un immense problème.

Chez  les chrétiens, l’amour va devenir, de problème qu’il était, une solution.

C’est par l’amour que la vie éternelle va s’installer.

Conclusion

Pour conclure, juste un petit mot sur le statut de la philosophie chrétienne.

Parce que cela pourrait vous paraître incohérent de vous dire que la philosophie c’est une doctrine du salut sans Dieu et puis de vous donner un exemple stoïcien qui colle bien et puis de vous parler des chrétiens.

 

Est ce qu’il y a une philosophie chrétienne, est ce que ça fait partie de l’histoire de la philosophie ?

A la fois il va y avoir une philosophie chrétienne et au final il n’y en aura pas.

Il va y avoir une très grande philosophie chrétienne avec de très grands philosophes, Saint Augustin, Saint Thomas, Pascal.

Pourquoi y a-t-il une philosophie chrétienne, c’est-à-dire un usage de la raison et pas simplement de la foi ?

Pour deux motifs importants, en tout cas dans le cadre du christianisme.

D’abord le fait qu’il va falloir faire usage de sa raison pour comprendre la parole du Christ parce que le Christ s’exprime à travers des paraboles et donc il faut les interpréter.

Et puis il y aura un deuxième usage de la raison pour comprendre la nature comme œuvre de Dieu. Je cite la  phrase de Pasteur bien connue « un peu de science nous éloigne de Dieu, beaucoup de science nous y ramène ».

Le christianisme est plein de raison, ce n’est pas seulement une doctrine de la foi mais, au niveau des vérités ultimes, la raison doit faire place à la foi et la philosophie faire place à la religion.

 

Pourquoi le christianisme a-t-il perdu à son tour ?

Bien sur il y a encore des chrétiens mais globalement la philosophie va repartir à partir du XVIIème siècle et puis à nouveau au XVIIIème siècle jusqu’à aujourd’hui et on va voir  refleurir une formidable pensée philosophique, très souvent d’ailleurs athée et même anti religieuse, anti chrétienne, par exemple chez Nietzsche.

Qu’est ce qui va justifier que la philosophie reparte, en gros avec Descartes et les Lumières, et  que ça continue jusqu’à aujourd’hui et puis que le christianisme diminue, régresse.

La révolution scientifique des XVème et XVIIème siècles va anéantir la cosmologie grecque, parce qu’on va découvrir un tas de choses qui ne collent pas avec les grecs comme par exemple les novae qui ne collent pas avec l’idée d’un univers éternel, mais aussi la science moderne va installer dans la tête des individus, des savants d’abord puis des autres après, le principe de l’esprit critique qui va s’opposer aux arguments d’autorité de l’église.

Souvenez vous du procès de Galilée.

Donc la philosophie grecque va s’effondrer, mais la religion aussi va commencer à vaciller sous le coup de la critique des arguments d’autorité et ainsi, les petits humains de l’époque vont se retrouver perdus comme jamais dans l’histoire de l’humanité.

C’est la plus grande crise morale et spirituelle que nous connaissons en occident.

Il va falloir qu’ils trouvent un autre principe que le cosmos, un autre principe que le divin pour refonder une theoria, une morale et une doctrine du salut.

Et ce principe ils vont le retrouver.

C’est pour ça que Descartes malgré tout reste un grand  philosophe, dans l’être humain. Ils vont s’interroger et se dire que c’est sur l’humain qu’on va tout reconstruire.

Ca vous donnera par exemple les droits de l’homme.

Ils vont s’interroger sur ce qui dans l’humain est tellement grandiose et exceptionnel par rapport aux animaux et notamment se dire que l’on va pouvoir, sur le principe humain, refonder toute l’édifice de la philosophie après l’effondrement du cosmos et après, non pas l’effondrement du Divin ce serait trop dire, mais le vacillement du divin.

C’est pourquoi Descartes est important car dans ses œuvres vous allez retrouver à la fois ce sentiment de doute, le doute cartésien qui est lié au principe de l’effondrement des principes anciens, et en même temps cette idée qu’on va refonder tout l’édifice de la pensée moderne sur le principe de la subjectivité humaine et de l’être humain.

C’est le fameux « cogito ergo sum ».

Merci de votre attention.