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Quelle justice pour demain ?

Compte rendu de la Rencontre du CERA du vendredi 27 mars 2009

 

Présentation de Renaud VAN RUYMBEKE par Didier GALLOT

Le monde judiciaire est fort avec les faibles et faible avec les forts. Le juge VAN RUYMBEKE est l’un des rares à avoir affronté les forts, notamment dans l’Affaire Boulin. Nous nous sommes connus à l’Ecole de la Magistrature. A cette époque, on le surnommait « enzyme glouton » car il rongeait les dossiers jusqu’à la trame ! Parmi les affaires les plus médiatisées, c’est lui qui a traité l’Affaire URBA à Rennes, l’Affaire TRAJER que personne de la classe politique ne lui a pardonnée, l’Affaire DICKINSON (assassinat d’une jeune fille anglaise en Bretagne). Par la suite, Renaud VAN RUYMBEKE se trouve plongé dans le maelström des affaires financières au pôle financier du Tribunal de Paris avec l’Affaire des frégates de Taïwan puis l’Affaire CLEARSTREAM, qui lui vaut actuellement une mesure disciplinaire (en suspend !) Aujourd’hui, c’est lui qui s’occupe de l’Affaire KERVIEL.

Ce n’est décidément pas un homme d’argent, il nous fait d’ailleurs la gentillesse de venir gracieusement au CERA. Nous le remercions pour sa présence qui nous honore aujourd’hui. »

Jean-Michel MOUSSET, président du CERA, mentionne en manière d’accueil le résultat d’un sondage paru le matin même, dans lequel on apprend qu’environ 70% des Français ont une opinion favorable des juges d’instruction. C’est dire si cette conférence animée par Renaud VAN RUYMBEKE vient bien à-propos !

 

Renaud VAN RUYMBEKE

Merci pour votre invitation et pour votre accueil. D’abord, je dois vous prévenir d’une chose, tout ce dont je vais vous parler aujourd’hui est purement imaginaire !

Je fais actuellement l’objet de poursuites disciplinaires, vous avez donc face à vous un homme déloyal ! Cette mesure disciplinaire curieusement n’avance pas. Cette affaire est d’ailleurs assez intéressante car elle nous parle des juges d’instruction en général.

Je suis très surpris qu’environ 70% des Français se situent en faveur du juge d’instruction. Ce n’est pas ce qui ressortait de l’Affaire BURGAUD au sujet de laquelle on a beaucoup dit que tout était de la faute du juge. Moyen, me semble-t-il, de se débarrasser de tous les juges d’instruction susceptibles de déranger le pouvoir politique.

De façon générale, ce juge d’instruction, pourquoi se retrouve-t-il toujours dans la tourmente ? Où se situe-t-il ? Qui est-il vraiment ? Faut-il le supprimer ? C’est une réforme proposée par le Président de la République, sans même que la Garde des Sceaux n’en soit informée d’ailleurs. Un mois après cette proposition, par un curieux hasard, le Juge BURGAUD a été convoqué par le Conseil Supérieur de la Magistrature. C’était une manière d’impacter tout le monde.

 

Pourquoi y-a-t’il un juge d’instruction en France ?

D’abord, celui-ci n’intervient qu’en matière pénale. Deuxième point très important, il est indépendant.

Les magistrats du Parquet – ou magistrature « debout » – défendent la société et font appliquer les lois. Ces magistrats dépendent du pouvoir exécutif qui exécute les décisions des élus de la nation. Ce ne sont pas des fonctionnaires mais ils doivent appliquer les consignes du Garde des Sceaux. Ils traitent avec la police environ 95% des procédures.

Les juges d’instruction sont des  magistrats du Siège  (le CSM – Conseil Supérieur de la Magistrature garantit leur indépendance). Ils ne traitent que les 5% des affaires restantes (les affaires de crimes, de trafics de drogues, d’escroqueries à haut niveau), mais ce sont les plus embêtantes. C’est dans les affaires financières qu’ils sont les plus gênants. Le projet de réforme qu’on nous annonce vise à permettre au pouvoir politique de maîtriser ces 5% incommodants.

Le sondage que vous évoquiez tout à l’heure montre l’importance que les Français accordent à la présence de ceux qui sont indépendants du pouvoir politique. Le juge d’instruction – inamovible – peut faire face à l’inertie du Parquet qui lui n’est pas inamovible. Le risque à terme de la réforme est de faire disparaître le juge d’instruction puis de fonctionnariser le Parquet.

Le juge d’instruction travaille aussi avec la Chambre d’instruction, qui entérine ses décisions. Il ne peut pas s’autosaisir lui-même. Il est soit appelé par le Parquet, soit par la victime. Il travaille également avec des policiers auxquels il délivre des commissions rogatoires. Ce qui fait de lui un enquêteur et un juge, c’est-à-dire qu’il instruit à charge et à décharge. Il est acteur et juge, enquêteur et arbitre. Ne serait-il pas plus simple et plus sain d’en faire seulement un arbitre et de laisser l’enquête au Procureur de la République ? Il faudrait toutefois trouver un système assurant des garanties pour le citoyen, une attitude d’indépendance du procureur et du juge.

Depuis 2000, le juge d’instruction ne place plus en détention. Une de ses fonctions est d’entendre les personnes (parties civiles, personnes mises en examen, témoins). Un avocat assiste à ces rencontres, selon le principe de la contradiction.

Le choix d’un juge d’instruction est important car c’est de lui que dépend en partie les suites d’une affaire, selon les options qu’il prendra.

Si l’on veut faire une réforme, il faut assurer une même garantie aux personnes. L’an dernier, il n’y a jamais eu autant de gardes à vue en France ! Au nom de la sécurité, on ne peut tout de même pas tout faire ! La Cour Européenne des Droits de l’Homme est aussi là pour défendre les droits du citoyen, et le juge d’instruction présent pour les faire respecter.

 

Nous sommes dans un monde qui bouge, qui évolue. Dans ces conditions, faut-il réformer ou supprimer le juge d’instruction ? J’y suis plutôt favorable selon quelques conditions dont :
– l’indépendance du Parquet (c’est lui qui mènera les enquêtes),
– l’assurance du principe du contradictoire (travail d’écoute et de dialogue des magistrats et des avocats).

Or le rapport Léger ne mentionne à peu près rien sur le statut du Parquet. Nous ne disposons donc d’aucune garantie sur ce point fondamental, et tout ce qui touche au principe du contradictoire est absolument incompréhensible dans les textes proposés.

D’ailleurs, un juge d’instruction et un journaliste ont quitté la commission parce qu’ils n’étaient absolument pas en accord avec ce qui se dessinait. Les autres membres sont restés sur la seule idée de supprimer le juge d’instruction sur proposition du Président de la République.

A ce sujet, on ne peut pas ne pas penser à l’Affaire Mani pulite (en italien, Mains propres) en Italie, qui porte au grand jour l’histoire de la corruption politique. Des procureurs indépendants ont remplacé les juges d’instruction qui engageaient librement les poursuites.

Depuis qu’un certain nombre de juges d’instruction s’en sont mêlés, c’est dorénavant le contribuable qui finance les partis politiques, ce qui diminue les « affaires troubles ». Aujourd’hui, on n’a plus de valises de billets mais on a les off shore (terme anglais qui signifie littéralement « en s’éloignant des côtes », « vers le large ». Il peut s’appliquer à plusieurs domaines. Dans le domaine de la finance et de la gestion d’entreprise, ce terme est utilisé pour désigner la création d’une entité juridique dans un autre pays que celui où se déroule l’activité, afin d’optimiser la fiscalité (paradis fiscal)). C’est aujourd’hui enfantin d’ouvrir un compte en Suisse. On a des montages en off shore qui permettent aux affaires d’être complètement opaques. Ça fait bien de dire qu’on ne veut pas de paradis fiscaux, mais en réalité beaucoup y trouvent leur compte. Est-ce que la crise va enfin obliger les états à empêcher cette possibilité? On verra…

Autre thème brûlant, tout ce qui s’intitule « secret / défense » ne vise pas que les secrets militaires mais des commissions occultes. Or actuellement, un projet vise à étendre ce secret / défense.

Agit-on dans le secret ou souhaitons-nous vivre dans la transparence ? C’est la question la plus importante. Peu importe que les juges d’instruction disparaissent, ce qui compte réellement, c’est que le principe de la procédure pénale perdure, et particulièrement :
– l’indépendance de la justice,
– le droit de se défendre,
– les droits de l’homme,
– la démocratie.

Si l’on enlève l’élément clef qu’est le juge d’instruction, il faut repenser l’ensemble du fonctionnement de la justice. Aujourd’hui apparaissent de plus en plus d’exigences démocratiques, notamment au niveau de la presse.  C’est positif ! C’est parce que le juge d’instruction n’avait pas été assez loin dans les « zones risquées » qu’un  certain nombre de scandales ont été étouffés durant la IV° République (Panama, Stavisky,…)

On peut évidemment glisser en direction d’un régime aseptisé où tout le monde aurait « à manger dans son assiette » mais le problème, c’est la crise économique et 50% des flux financiers qui s’échappent vers les paradis fiscaux.

Très peu d’affaires aboutissent aujourd’hui mais plus on connaît d’échecs, plus on a envie d’aboutir ! Si on ne cherche pas, on ne trouve pas. Nous sommes, de façon générale dans nos sociétés, hyper contrôlés, mais ceux qui se trouvent au niveau des multinationales ont un degré de contrôle égal à 0. Ce n’est pas normal ! On ne peut plus se permettre de laisser filer tant de sommes échappant à l’impôt.

Face à la suppression du juge d’instruction telle qu’elle est conçue, je propose la levée du secret bancaire, celle des paradis fiscaux, plus de transparence, la levée des zones de non-droit comme Singapour où n’importe qui peut ouvrir un compte dans une filiale d’une banque française. Si j’y demande une information sur un compte, on me répond qu’il n’existe pas de convention internationale judiciaire entre la France et Singapour ! Il ne me reste donc plus qu’à compter sur la bonne volonté de mes interlocuteurs singapouriens. Lorsque ceux-ci se montrent coopératifs, ils me disent juste qu’il leur faut l’accord du titulaire du compte pour me répondre…

 

Un espoir repose bien sûr sur la prochaine rencontre du G20. Nous verrons jusqu’où l’administration OBAMA ira dans sa volonté de transparence, notamment en ce qui concerne  les off shore. Les Etats-Unis ont des moyens de pression que la France n’utilise pas, comme des amendes très lourdes ou la suppression de l’agrément américain en cas de blanchiment d’argent (exemple d’UBS). Ce qui montre que les grands états peuvent faire craquer les paradis fiscaux. La pression aujourd’hui est américaine. On verra au G20 si la France veut aller au bout de la logique.

Aujourd’hui, nous connaissons des déficits particulièrement importants. On fait du « rebouchage » mais que va-t-on faire demain ? Ce sont toujours les mêmes qui ne participent pas à l’effort, ceux qui ont recours aux paradis fiscaux, et au final, ce sont les états qui supportent les déficits.

 

Mener une enquête dans un paradis fiscal revient à se heurter à un premier obstacle : le passage obligé par la Chancellerie (« état-major » de l’ambassadeur et plaque tournante de l’ensemble de sa mission, qui comprend des conseillers, secrétaires et attachés en nombre variable), le Ministère des Affaires Etrangères et l’Attorney (équivalent du Ministre de la Justice dans les pays anglo-saxons). Les délais d’attente des demandes sont extrêmement longs, ce qui laisse largement aux fonds le temps de transiter en attendant les résultats des enquêtes ! Il y a un an, lorsque l’on demandait une commission rogatoire à un paradis fiscal, on se faisait envoyer balader. Aujourd’hui, grâce au G20, on parvient à exercer une vraie pression sur ces pays. Si la crise prend fin, je crains que les menaces qui pèsent sur les paradis fiscaux ne disparaissent. C’est celui qui arrose le plus qui emporte le marché. Ça risque de durer…

Il existe aussi des zones auxquelles on ne peut pas accéder comme le Nigéria par exemple, pays le plus pauvre en revenu par habitant, le plus riche en ressources pétrolières mais aussi le plus sujet à la guerre.

 

Revenons au secret / défense, ce qui m’intéresse, c’est l’identité de ceux qui touchent les commissions. Il y a quand même eu plusieurs morts au cœur de l’Affaire des frégates de Taïwan ou de l’Affaire Elf, mais nous n’avons jamais eu le « droit » d’aller voir. Or un projet de loi vise à étendre le secret / défense… En matière d’armement, si l’entreprise ne remporte pas le marché, il n’y a pas secret / défense, en revanche, si elle remporte le marché, il y a secret / défense pour défendre le client qui en l’occurrence est l’état qui achète. Curieusement, il y a fréquemment surfacturation payée par le contribuable…

 

Le juge d’instruction est souvent « l’empêcheur de tourner en rond ». Tenez par exemple, imaginez deux poids lourds de l’eau, l’un se trouve à Nantes, l’autre à Angers. Ils se partagent le marché. Ils décident de ne pas se faire la guerre mais de s’entendre avant de faire une offre. « Pour répondre à un marché à 100, je fais une offre à 110, tu fais une offre à 130, et sur un autre marché, on fait l’opération inverse. Et les 10, on se les partage. » Ce type de procédé est heureusement freiné par les marchés publics mais on peut tout de même s’interroger sur la vraie volonté de changer ce type d’agissements.

 

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Extraits des questions-réponses :

Dans le genre d’affaires évoquées en première partie, un juge d’instruction peut-il être neutre ? D’autre part, quelle est votre définition d’un juge d’instruction indépendant, n’est-ce pas une utopie ?

Un juge doit être neutre. Ce qui compte, c’est que dans la décision que l’on prend, on ait une libre conscience et qu’on se dise « voilà ce que je dois faire ».

« Indépendant » bien sûr signifie qu’on ne doit pas donner prise aux pressions politique ni médiatiques. Le juge d’instruction doit prendre ses décisions sans se sentir pris en otage. Il doit regarder, écouter mais garder de la distance et de l’objectivité.

Dans l’Affaire d’Outreau, les médias faisaient la pluie et le beau temps. D’abord, il fallait mettre les prévenus en prison, après, il ne fallait plus ! Je n’ai rien contre les victimes en général, mais il ne faut pas considérer qu’il n’existe que l’espace de la victime, il y a aussi celui de l’accusé. A chaque fois qu’on se laisse aller à la pression sociale, collective, on risque de se fourvoyer.

 

Quant à la pression politique, pas de coups de fil ?

Non, jamais !

 

Que pensez-vous de la phrase d’Eva Joly « pour vous enrichir, je vous conseille d’acheter une banque, surtout pas de la cambrioler car dans ce cas, vous seriez poursuivi ! » ?

Bien sûr, c’est tout à fait évident ! Ça fait longtemps, notamment en Italie, que les avoirs criminels sont blanchis dans des circuits off shore par exemple. La justice s’intéresse aux dealers, avec un succès magnifique. On s’aperçoit à chaque fois que ce sont des hommes de paille. Ceux qui organisent le trafic, on ne les voit jamais.

Je prends un exemple – fictif bien entendu. Si un bateau panaméen est en cause au cours d’une enquête, il faut faire une commission rogatoire à Panama, ce qui implique des mois d’attente. On nous donne des noms espagnols, or ceux que l’on suspecte sont hollandais. Les « vrais » noms, ceux des commanditaires, n’apparaissent pas. La loi du silence, l’omerta, est extrêmement efficace. Les « petits » prennent pour les « gros ». Les affaires comme celles-ci durent entre 5 et 6 ans et s’arrêtent lorsqu’il y a versement en espèces entre banques. A partir de ce moment-là, on perd toute trace.

 

Les coupables des surprimes seront-ils arrêtés un jour à votre avis ?

L’affaire dont vous parlez est une crise économique, une « bulle », un fond spéculatif. Vous jouez, vous perdez ! Bon, il y a certes un manque de transparence dans cette histoire mais je n’y ai pas vu de caractère pénal. Il existe des phénomènes purement bancaires qui ne concernent pas la justice. L’Affaire Madof est plus sujette à justice. On ne sait pas si ce financier américain a gagné ou pas beaucoup d’argent. Il est en prison et ne parle pas. Le système est tellement opaque qu’il détient encore peut-être plein d’argent caché quelque part dans des paradis fiscaux. On ne le saura jamais, sauf si un jour on parvient à les interdire.

 

A propos du projet de loi de pénalisation des délits financiers, certains chefs d’entreprise ont des sueurs froides par méconnaissance de certaines obligations, qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, vous vous êtes présenté singulièrement comme « un juge déloyal » !

Je réponds d’abord à votre deuxième question : ce n’est pas moi qui le dis !

Maintenant, concernant la pénalisation des délits financiers, il faut bien sûr pénaliser certaines infractions. Si j’étais procureur, je trierais les « vraies » personnes à poursuivre. Sur certaines infractions, il faut se montrer extrêmement vigilant. Quand des millions de $ se promènent à l’étranger, il faut certes parfois 4 ou 5 ans pour les retrouver mais on peut découvrir au cours de ces recherches de plus grosses affaires associées.

On dispose d’une sur-règlementation sur certains délits mineurs et à côté de ça, apparaît une liberté totale, une véritable jungle concernant les grosses corruptions. A travers les réformes de dé-toilettage, par exemple en termes de prescriptions de délais, il semble que certaines commissions ne soient pas si déloyales que cela. Le juge d’instruction est allé dans des sphères où il n’aurait pas dû aller, et aujourd’hui, c’est le retour de bâton.

 

On pourrait largement simplifier la législation en se recentrant essentiellement sur :
– la faillite frauduleuse,
– l’abus de biens sociaux,
– le détournement de fond,
– le délit d’initié,
– la corruption,
– le blanchiment.

Nous avons besoin d’éthique et de transparence financière. Chez les Américains, on ne plaisante pas. Si vous n’êtes pas pris, tant mieux pour vous, si vous l’êtes, ça fait très mal !

Il faudrait dépénaliser, arrêter de faire des lois dans tous les domaines.

 

Pouvez-vous nous clarifier l’Affaire Clearstream ?

La presse s’en est largement fait l’écho mais je vais vous en toucher quelques mots.

Voilà ce que je sais. J’étais saisi de l’Affaire des frégates de Taiwan. J’ai enquêté pendant 3 ou 4 ans avec un collègue suisse qui m’a dit « je ne comprends pas, il n’y a pas eu distribution de surfacturations ». C’est ainsi que les choses ont commencé. Un jour, un avocat me dit : « Le N°2 d’une grosse entreprise d’armement sait des choses mais ne veut pas venir nous voir. Il dit être en danger de mort et n’acceptera de livrer ses informations que si vous, Juge VAN RUYMBEKE, acceptez de le rencontrer. Il n’a confiance qu’en vous. » Je rencontre donc ce monsieur. J’essaye de le convaincre de faire une déposition sous X, en lui expliquant qu’il s’agit d’un procès-verbal anonyme. Je ne lui cache pas, toutefois, qu’un deuxième P.V. – contenant son nom – est conservé par le Procureur de la République… Alors ce monsieur choisit plutôt de me transmettre des courriers anonymes. Ne voulant pas se faire connaître, il devient pour moi un informateur. C’est ce qui m’a été reproché dans cette histoire. Devant enquêter sur des rétro-commissions, je verse donc ces courriers anonymes au dossier et fais mes vérifications. Le plus discrètement possible, je prouve que les comptes qu’il m’a communiqués sont faux. C’est alors que les ténors s’emballent. Des éléments que j’ignorais totalement apparaissent dans la presse.

On m’a reproché de ne pas avoir dévoilé l’identité de mon informateur mais je lui devais protection. C’est alors que j’apprends qu’il avait dit à d’autres ce qu’il m’avait dissimulé.

Je n’étais pas obligé de vérifier un certain nombre de comptes dans cette histoire de frégates mais je l’ai fait parce que j’ai estimé devoir le faire et je n’ai rien à me reprocher.

En septembre aura lieu le procès de l’Affaire Clearstream, on verra ce qu’il adviendra, mais en attendant, plus personne ne parle de l’Affaire des frégates !

 

Quelle est la sanction encourue par l’auteur de cette dénonciation calomnieuse ?

La dénonciation calomnieuse est punie par plusieurs années de prison. Mais il faut qu’elle soit caractérisée, attachée à des faits précis.

Il est sain qu’il y ait débat public. Au moins, les choses sont dites. C’est une partie fondamentale de notre jeu démocratique. L’audience publique est transparente. Ce débat objectif et public représente notre légitimité en tant que juge.

 

Etes-vous favorable à la réforme du secret de l’instruction ?

Dès que quelque chose n’est pas respecté, il faut le réformer. Quand un secret est violé tous les jours, il faut le lever. Bien sûr qu’une phase de secret est souvent nécessaire mais il faut en sortir rapidement pour mettre les faits au service de la défense. Aujourd’hui, lorsqu’un homme politique est mis en cause par exemple, des articles paraissent et cet homme n’est pas au courant du contenu des accusations qui pèsent contre lui ! Ce n’est pas normal. Même sur des affaires de viols, il faut rendre compte, pour éviter l’écueil de l’Affaire d’Outreau. Je suis contre cette obligation de rendre compte mais la culture de soumission, il faut le savoir, ça existe !

 

Jusqu’en 1897, les juges d’instruction vivaient dans un monde idéal – pas de contradictions. Depuis, l’avocat assiste aux entretiens. Beaucoup disent « si vous faites entrer un avocat, il n’y a plus de secret ». Chaque avocat défend son client, victime et accusé. Toutes sortes d’éléments circulent donc. Un secret partagé n’est plus un secret !

 

J’ai cru comprendre que le juge d’instruction serait remplacé par le juge « de » l’instruction. Qu’est ce que ça veut dire ?

Le juge de l’instruction va simplement autoriser le Parquet à faire certains actes mais il perd quelques initiatives que le Parquet prendra. Le juge de l’instruction n’interviendra que pour mettre son veto, mais le problème, c’est qu’il n’aura pas connaissance des éléments des dossiers. Même un « enzyme glouton » ne pourra pas vérifier tous les éléments. Il perdra la main face au Parquet.

La seule possibilité que le juge de l’instruction soit vraiment efficace, c’est une plainte déposée par la victime, or en matière de corruption, je n’ai jamais vu se constituer de partie civile !

Aujourd’hui, le juge d’instruction entend les personnes mises en examen ; demain, le Parquet aura tout à faire, ce ne sera pas possible par manque de temps. Il y aura une perte du pouvoir de la justice sur l’action de la police.

Ce juge de l’instruction ne sera plus maître à bord, il n’aura plus que le droit de veto, on lui enlèvera son pouvoir d’enquête, il ne pourra donc plus être aussi objectif.

 

Quels sont les arguments de la Ministre de la Justice pour mettre en place cette réforme ?

Ce n’est peut-être pas elle qui a fait ce choix…

 

Etant rémunéré par l’Etat, vous y êtes donc soumis ?

L’Etat me donne un statut, ce qui constitue ma vraie garantie. Je suis juge du Siège, on ne peut pas me changer de fonction sauf si je commets une faute disciplinaire comme on me le reproche en ce moment. Cette garantie d’inamovibilité est importante. Le vrai débat, c’est le statut du juge d’instruction. La carrière des magistrats du Siège est gérée par le pouvoir exécutif.

 

On dit souvent que nos lois sont trop nombreuses, redondantes. Pourtant, des projets de loi se bousculent. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Trop de lois tuent la loi. L’évolution de notre société va vers toujours plus de contrôle. C’est un problème, il faut arrêter cette inflation de textes. Il serait bon que ce soit la première étape de la réforme. Quand on mettait une personne en examen il y a quelques dizaines d’années, le document utilisé comptait 3 ou 4 pages, aujourd’hui, il en compte une vingtaine !

L’existence du juge d’instruction est-elle une spécificité française ? Si ce n’est pas le cas, comment fonctionnent les autres pays ?

Le juge d’instruction existe en Espagne et dans les pays d’influence espagnole ou française. Il existe également en Suisse mais va y être supprimé (secret bancaire).

Il a été supprimé en 1989 en Italie où les Procureurs sont devenus indépendants – d’ailleurs de manière trop importante car ils n’ont de compte à rendre à personne. Berlusconi est en train de diminuer cette autonomie.

En Allemagne, le  juge d’instruction a été supprimé dans les années 1970. C’est un pays où les choses se passent un peu différemment. Il n’y a pas d’affaires financières en Allemagne car des enveloppes sont distribuées très régulièrement. Il est très difficile d’y mener des enquêtes car il faut avoir déjà réuni de nombreuses preuves pour avancer. Les Länder (régions) sont très puissants et la justice suit. Contrairement à la centralisation de la France.

En France, la culture de soumission est très ancienne. Nous n’avons pas la même tradition que les anglo-saxons, ne serait-ce que du fait des grands mouvements d’épuration que nous avons connus, les bouleversements, les restaurations… Dans les pays anglo-saxons, jamais un homme politique ne se permet de critiquer la justice. Cacher quelque chose à la justice peut être puni de prison au Etats-Unis. Le problème du Parquet en France, c’est le lien avec le pouvoir politique.

Il n’existe pas de système parfait. Certains pays n’ont pas de juges d’instruction et fonctionnent très bien. Nous devons réfléchir à un nouveau système avec un certain nombre d’objectifs, avec ou sans juges d’instruction. Le sondage dont vous parliez tout à l’heure me paraît de bon augure en témoignant de l’attachement des Français à la transparence de la justice.

 

Je finirai par une question un peu impertinente : que répondriez-vous si l’on vous proposait un jour d’être ministre de la Justice ?

J’accepterais si on me laissait totalement libre de mettre en place la réforme que je déciderais. Mais on ne me l’a jamais proposé et on ne me le proposera jamais !

 

Compte-rendu réalisé par Laurence CRESPEL TAUDIERE
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